V
Mais il ne suffit pas de connaître et de comprendre notre machine scolaire, telle qu'elle est présentement organisée. Puisqu'elle est appelée à évoluer sans cesse, il faut pouvoir apprécier les tendances au changement qui la travaillent ; il faut pouvoir décider, en connaissance de cause, ce qu'elle doit être dans l'avenir. Pour résoudre cette seconde partie du problème, la méthode historique et comparative est-elle également indispensable ?
Elle peut, au premier abord, paraître superflue. Toute réforme pédagogique n'a-t-elle pas finalement pour objet de faire en sorte que les élèves soient davantage des hommes de leur temps ? Or, pour savoir ce que doit être un homme de notre temps, que peut nous apprendre, dit-on, l'étude du passé ? Ce n'est ni au Moyen Age, ni à la Renaissance, ni au XVIIe ni au XVIIIe siècle que nous emprunterons le modèle humain que l'enseignement d'aujourd'hui doit avoir pour but de réaliser. Ce sont les hommes d'aujourd'hui qu'il faut considérer ; c'est de nous-mêmes qu'il faut prendre conscience ; et, en nous, c'est surtout l'homme de demain qu'il faut tâcher d'apercevoir et de dégager.
Mais, tout d'abord, il s'en faut qu'il soit si facile de savoir quelles sont les exigences de l'heure présente. Les besoins qu'éprouve une grande société comme la nôtre sont infiniment multiples et complexes, et un regard, même attentif, jeté en nous et autour de nous, ne saurait suffire à nous les faire découvrir dans leur intégralité. Du petit milieu où chacun de nous est placé, nous ne pouvons apercevoir que ceux qui nous touchent de très près, ceux que notre tempérament et notre éducation nous préparent le mieux à comprendre. Quant aux autres, ne les voyant que de loin et confusément, nous n'en avons que des sensations faibles et nous sommes portés, par suite, à n'en tenir aucun compte. Sommes-nous hommes d'action, vivons-nous dans un milieu d'affaires ? Nous sommes enclins à faire de nos enfants des hommes pratiques. Sommes-nous épris de spéculation ? Nous vanterons les bienfaits de la culture scientifique, etc. Quand donc on pratique cette méthode, on aboutit fatalement à des conceptions unilatérales et exclusives qui se nient mutuellement. Si nous voulons échapper à cet exclusivisme, si nous voulons nous faire de notre temps une notion un peu plus complète, il nous faut sortir de nous-mêmes, il faut élargir notre point de vue et entreprendre tout un ensemble de recherches en vue de saisir ces aspirations si diverses que ressent la société. Heureusement, elles viennent, pour peu qu'elles soient intenses, se traduire au-dehors sous une forme qui les rend observables. Elles prennent corps dans ces projets de réformes, ces plans de reconstruction qu'elles inspirent. C'est là qu'il faut aller les atteindre. Voilà notamment à quoi peuvent nous servir les doctrines édifiées par les pédagogues. Elles sont instructives, non comme théories, mais comme faits historiques. Chaque école pédagogique correspond à l'un de ces courants d'opinion que nous avons tant intérêt à connaître, et nous le révèle. Toute une étude se trouve donc nécessaire qui aura pour objet de les comparer, de les classer et de les interpréter.
Mais ce n'est pas assez de connaître ces courants ; il faut pouvoir les apprécier ; il faut pouvoir décider s'il y a lieu de les suivre ou de leur résister, et, au cas où il convient de leur faire une place dans la réalité, sous quelle forme. Or, il est clair que nous ne serons pas en état d'estimer leur valeur par cela seul que nous les connaîtrons dans la lettre de leur expression la plus récente. On ne peut les juger que par rapport aux besoins réels, objectifs, qui les ont provoqués, et aux causes qui ont éveillé ces besoins. Suivant ce que seront ces causes, suivant que nous aurons ou non des raisons de les croire liées à l'évolution normale de notre société, nous devrons céder à leur impulsion ou leur faire obstacle. Ce sont donc ces causes qu'il nous faut atteindre. Mais comment y arriver, sinon en reconstituant l'histoire de ces courants, en remontant jusqu'à leurs origines, en cherchant de quelle manière et en fonction de quels facteurs, ils se sont développés ? Ainsi, pour pouvoir anticiper ce que le présent doit devenir, tout comme pour pouvoir le comprendre, il nous faut en sortir et nous retourner vers le passé. Vous verrez, par exemple, comment, pour nous rendre compte de la tendance qui nous porte aujourd'hui à constituer un type scolaire différent du type classique, nous devrons remonter, par-dessus les controverses récentes, jusqu'au XVIIIe et même jusqu'au XVIIe siècle. Et déjà le seul fait d'établir que ce mouvement d'idées dure depuis près de deux siècles, que, depuis le moment où il est apparu, il a pris toujours plus de force, en démontrera mieux la nécessité que ne pourraient le faire toutes les controverses dialectiques du monde.
D'ailleurs, pour pouvoir conjecturer l'avenir avec un minimum de risques, ce n'est pas assez de s'ouvrir aux tendances réformatrices et d'en prendre méthodiquement conscience. Car, en dépit des illusions que nourrissent trop souvent les réformateurs, il n'est pas possible que l'idéal de demain soit original de toutes pièces ; mais il y entrera certainement beaucoup de notre idéal d'hier, qu'il importe, par conséquent de connaître. Notre mentalité ne va pas changer totalement du jour au lendemain ; il faut donc savoir ce qu'elle a été dans l'histoire, et, parmi les causes qui ont contribué à la faire, quelles sont celles qui continuent à agir. Il est d'autant plus nécessaire de procéder avec cette prudence, qu'un idéal nouveau se présente toujours comme dans un état d'antagonisme naturel avec l'idéal ancien qu'il aspire à remplacer, bien qu'il n'en soit, en fait, que la suite et le développement. Et, au cours de cet antagonisme, il est toujours à craindre que l'idéal d'autrefois ne sombre complètement ; car les idées neuves, ayant la force et la vitalité de la jeunesse, écrasent aisément les conceptions anciennes. Nous verrons comment une destruction de ce genre s'est produite à la Renaissance, au moment où s'est constitué l'enseignement humaniste : de l'enseignement médiéval, il n'est presque rien resté, et il est fort possible que cette abolition totale ait laissé une grave lacune dans notre éducation nationale. Il importe que nous prenions toutes les précautions possibles pour ne pas retomber dans la même erreur, et que si, demain, nous devons clore l'ère de l'humanisme, nous sachions en garder ce qui en doit être retenu. - Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, nous ne pouvons connaître avec quelque assurance la route qui nous reste à parcourir, que si nous commençons par considérer attentivement celle qui s'étend derrière nous.