DÉFINITION DE L'ÉDUCATION

Pour définir l'éducation, il nous faut donc considérer les systèmes éducatifs qui existent ou qui ont existé, les rapprocher, dégager les caractères qui leur sont communs. La réunion de ces caractères constituera la définition que nous cherchons.

Nous avons déjà déterminé, chemin faisant, deux éléments. Pour qu'il y ait éducation, il faut qu'il y ait en présence une génération d'adultes et une génération de jeunes, et une action exercée par les premiers sur les seconds. Il nous reste à définir la nature de cette action.

Il n'est, pour ainsi dire, pas de société où le système d'éducation ne présente un double aspect : il est, à la fois, un et multiple.

Il est multiple. En effet, en un sens, on peut dire qu'il y a autant de sortes différentes d'éducation qu'il y a de milieux différents dans cette société. Celle-ci est-elle formée de castes ? L'éducation varie d'une caste à l'autre ; celle des patriciens n'était pas celle des plébéiens ; celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. De même, au Moyen Age, quel écart entre la culture que recevait le jeune page, instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du vilain qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques maigres éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui encore, ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales, ou même avec les habitats ? Celle de la ville n'est pas celle de la campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne peut y voir qu'une survivance destinée à disparaître ? La thèse est aisée à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne devrait pas dépendre du hasard qui les fait naître ici ou là, de tels parents plutôt que de tels autres. Mais alors même que la conscience morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors même que la carrière de chaque enfant ne serait plus, en grande partie, prédéterminée par une aveugle hérédité, la diversité morale des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une grande diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages, de certaines manières de voir les choses ; et comme l'enfant doit être préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation, à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier et à se spécialiser ; et cette spécialisation devient tous les jours plus précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, comme celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur d'injustes inégalités ; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une éducation absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter jusqu'aux sociétés préhistoriques au sein desquelles il n'existe aucune différenciation ; et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.

Mais, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales, elles ne sont pas toute l'éducation. On peut même dire qu'elles ne se suffisent pas à elles-mêmes ; partout où on les observe, elles ne divergent les unes des autres qu'à partir d'un certain point en deçà duquel elles se confondent. Elles reposent toutes sur une base commune. Il n'y a pas de peuple où il n'existe un certain nombre d'idées, de sentiments et de pratiques que l'éducation doit inculquer à tous les enfants indistinctement, à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent. Là même où la société est divisée en castes fermées les unes aux autres, il y a toujours une religion commune à tous, et, par suite, les principes de la culture religieuse, qui est alors fondamentale, sont les mêmes dans toute l'étendue de la population. Si chaque caste, chaque famille a ses dieux spéciaux, il y a des divinités générales qui sont reconnues de tout le monde et que tous les enfants apprennent à adorer. Et comme ces divinités incarnent et personnifient certains sentiments, certaines manières de concevoir le monde et la vie, on ne peut être initié à leur culte sans contracter, du même coup, toutes sortes d'habitudes mentales qui dépassent la sphère de la vie purement religieuse. De même, au Moyen Age, serfs, vilains, bourgeois et nobles recevaient également une même éducation chrétienne. S'il en est ainsi de sociétés où la diversité intellectuelle et morale atteint ce degré de contraste, à combien plus forte raison en est-il de même des peuples plus avancés où les classes, tout en restant distinctes, sont pourtant séparées par un abîme moins profond! Là où ces éléments communs de toute éducation ne s'expriment pas sous forme de symboles religieux, ils ne laissent pas cependant d'exister. Au cours de notre histoire, il s'est constitué tout un ensemble d'idées sur la nature humaine, sur l'importance respective de nos différentes facultés, sur le droit et sur le devoir, sur la société, sur l'individu, sur le progrès, sur la science, sur l'art, etc., qui sont à la base même de notre esprit national ; toute éducation, celle du riche comme celle du pauvre, celle qui conduit aux carrières libérales comme celle qui prépare aux fonctions industrielles, a pour objet de les fixer dans les consciences.

Il résulte de ces faits que chaque société se fait un certain idéal de l'homme, de ce qu'il doit être tant au point de vue intellectuel que physique et moral ; que cet idéal est, dans une certaine mesure, le même pour tous les citoyens ; qu'à partir d'un certain point il se différencie suivant les milieux particuliers que toute société comprend dans son sein. C'est cet idéal, à la fois un et divers, qui est le pôle de l'éducation. Elle a donc pour fonction de susciter chez l'enfant : 10 Un certain nombre d'états physiques et mentaux que la société à laquelle il appartient considère comme ne devant être absents d'aucun de ses membres ; 20 Certains états physiques et mentaux que le groupe social particulier (caste, classe, famille, profession) considère également comme devant se retrouver chez tous ceux qui le forment. Ainsi, c'est la société, dans son ensemble, et chaque milieu social particulier, qui déterminent cet idéal que l'éducation réalise. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres une suffisante homogénéité : l'éducation perpétue et renforce cette homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes essentielles que réclame la vie collective. Mais, d'un autre côté, sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible : l'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Si la société est arrivée à ce degré de développement où les anciennes divisions en castes et en classes ne peuvent plus se maintenir, elle prescrira une éducation plus une à sa base. Si, au même moment, le travail est plus divisé, elle provoquera chez les enfants, sur un premier fonds d'idées et de sentiments communs, une plus riche diversité d'aptitudes professionnelles. Si elle vit en état de guerre avec les sociétés ambiantes, elle s'efforce de former les esprits sur un modèle fortement national ; si la concurrence interna­tionale prend une forme plus pacifique, le type qu'elle cherche à réaliser est plus général et plus humain. L'éducation n'est donc pour elle que le moyen par lequel elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence. Nous verrons plus loin comment l'individu lui-même a intérêt à se soumettre à ces exigences.

Nous arrivons donc à la formule suivante : L'éducation est l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné.