LE RÔLE DE L'ÉTAT EN MATIÈRE D'ÉDUCATION

Cette définition de l'éducation permet de résoudre aisément la question, si controversée, des devoirs et des droits de l'État en matière d'éducation.

On leur oppose les droits de la famille. L'enfant, dit-on, est d'abord à ses parents : c'est donc à eux qu'il appartient de diriger, comme ils l'entendent, son développement intellectuel et moral. L'éducation est alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique. Quand on se place à ce point de vue, on tend naturellement à réduire au minimum possible l'intervention de l'État en la matière. Il devrait, dit-on, se borner à servir d'auxiliaire et de substitut aux familles. Quand elles sont hors d'état de s'acquitter de leurs devoirs, il est naturel qu'il s'en charge. Il est naturel même qu'il leur rende la tâche le plus facile possible, en mettant à leur disposition des écoles où elles puissent, si elles le veulent, envoyer leurs enfants. Mais il doit se renfermer strictement dans ces limites, et s'interdire toute action positive destinée à imprimer une orientation déterminée à l'esprit de la jeunesse.

Mais il s'en faut que son rôle doive rester aussi négatif. Si, comme nous avons essayé de l'établir, l'éducation a, avant tout, une fonction collective, si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société se désinté­resse d'une telle opération. Comment pourrait-elle en être absente, puisqu'elle est le point de repère d'après lequel l'éducation doit diriger son action ? C'est donc à elle qu'il appartient de rappeler sans cesse au maître quelles sont les idées, les sentiments qu'il faut imprimer à l'enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu dans lequel il doit vivre. Si elle n'était pas toujours présente et vigilante pour obliger l'action pédagogique à s'exercer dans un sens social, celle-ci se mettrait nécessairement au service de croyances particulières, et la grande âme de la patrie se diviserait et se résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires en conflit les unes avec les autres. On ne peut pas aller plus complètement contre le but fondamental de toute éducation. Il faut choisir : si l'on attache quelque prix à l'existence de la société - et nous venons de voir ce qu'elle est pour nous - il faut que l'éducation assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de sentiments sans laquelle toute société est impossible ; et pour qu'elle puisse produire ce résultat, encore faut-il qu'elle ne soit pas abandonnée totalement à l'arbitraire des particuliers.

Du moment que l'éducation est une fonction essentiellement sociale, l'État ne peut s'en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. Ce n'est pas à dire pour cela qu'il doive nécessairement monopoliser l'enseigne­ment, La question est trop complexe pour qu'il soit possible de la traiter ainsi en passant : nous entendons la réserver. On peut croire que les progrès scolaires sont plus faciles et plus prompts là où une certaine marge est laissée aux initiatives individuelles ; car l'individu est plus volontiers novateur que l'État. Mais de ce que l'État doive, dans l'intérêt public, laisser s'ouvrir d'autres écoles que celles dont il a plus directement la responsabilité, il ne suit pas qu'il doive rester étranger à ce qui s'y passe. Au contraire, l'éducation qui s'y donne doit y rester soumise à son contrôle. Il n'est même pas admissible que la fonction d'éducateur puisse être remplie par quelqu'un qui ne présente pas des garanties spéciales dont l'État seul peut être juge. Sans doute, les limites dans lesquelles doit se renfermer son intervention peuvent être assez malaisées à déterminer une fois pour toutes, mais le principe de l'intervention ne saurait être contesté. Il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le droit de donner, en toute liberté, une éducation antisociale.

Il est toutefois nécessaire de reconnaître que l'état de division où sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de l'État particulièrement délicat, en même temps, d'ailleurs, que plus important. Il n'appartient pas, en effet, à l'État de créer cette communauté d'idées et de sentiments sans laquelle il n'y a pas de société ; elle doit se constituer d'elle-même, et il ne peut que la consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers. Or, il est malheureusement incontestable que, chez nous, cette unité morale n'est pas, sur tous les points, ce qu'il faudrait qu'elle fût. Nous sommes partagés entre des conceptions divergentes et même parfois contradictoires. Il y a dans ces divergences un fait qu'il est impossible de nier et dont il faut tenir compte. Il ne saurait être question de reconnaître à la majorité le droit d'imposer ses idées aux enfants de la minorité. L'école ne saurait être la chose d'un parti, et le maître manque à ses devoirs quand il use de l'autorité dont il dispose pour entraîner ses élèves dans l'ornière de ses partis pris personnels, si justifiés qu'ils puissent lui paraître. Mais, en dépit de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tout cas, osent nier ouvertement et en face : respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocra­tique. Le rôle de l'État est de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le respect qui leur est dû. Il y a, sous ce rapport, une action à exercer qui sera peut-être d'autant plus efficace qu'elle sera moins agressive et moins violente et qu'elle saura mieux se contenir dans de sages limites.