CONSÉQUENCE DE LA DÉFINITION PRÉCÉDENTE : CARACTÈRE SOCIAL DE L'ÉDUCATION

Il résulte de la définition qui précède que l'éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à nous-même et aux événements de notre vie personnelle : c'est ce qu'on pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées, de sentiments et d'habitudes qui expriment en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous faisons partie ; telles sont les croyances religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions nationales ou profession­nelles, les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de l'éducation.

C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de l'homme ; mais il n'en est pas résulté par un développement spontané. Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer et à se sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous prédisposât nécessairement à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire honneur. C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales devant lesquelles l'homme a senti son infériorité. Or, si l'on fait abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues à l'hérédité, l'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus rapides, à l'être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation, et l'on en aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer l'organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. Elle crée dans l'homme un être nouveau.

Cette vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de l'éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l'on peut appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de certains instincts qui sommeillent dans l'animal, mais elle ne l'initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque rien qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés assez simples, qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs que chaque individu porte en soi, tout constitués, dès sa naissance. L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l'individu. Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s'incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent se transmettre d'une génération à l'autre par la voie de l'hérédité. C'est par l'éducation que se fait la transmission.

Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir, en effet, que les qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors, n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéresse a acquérir et recherche spontanément ? Telles sont les qualités diverses de l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques, et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme. Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers laquelle il tend de lui-même, bien qu'il puisse y atteindre plus rapidement grâce au concours de la société.

Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu'ici comme ailleurs l'éducation répond avant tout à des nécessités sociales, c'est qu'il est des sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout, et qu'en tout cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il s'en faut que les avantages d'une solide culture intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science, l'esprit critique, que nous mettons aujourd'hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d'esprit ? Il faut se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. Ils n'ont pas par eux-mêmes l'appétit instinctif de science qu'on leur a souvent et arbitrairement prêté. Ils ne désirent la science que dans la mesure où l'expérience leur a appris qu'ils ne peuvent pas s'en passer. Or, pour ce qui concerne l'aménagement de leur vie individuelle, ils n'en avaient que faire. Comme le disait déjà Rousseau, pour satisfaire les nécessités vitales, la sensation, l'expérience et l'instinct pouvaient suffire comme ils suffisent à l'animal. Si l'homme n'avait connu d'autres besoins que ceux, très simples, qui ont leurs racines dans sa constitution individuelle, il ne se serait pas mis en quête de la science, d'autant plus qu'elle n'a pas été acquise sans laborieux et douloureux efforts. Il n'a connu la soif du savoir que quand la société l'a éveillée en lui, et la société ne l'a éveillée que quand elle-même en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c'est-à-dire de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique devint indispen­sable, et c'est pourquoi la société la réclame de ses membres et la leur impose comme un devoir. Mais, à l'origine, tant que l'organisation sociale est très simple, très peu variée, toujours égale à elle-même, l'aveugle tradition suffit, comme l'instinct à l'animal. Dès lors, la pensée et le libre examen sont inutiles et même dangereux, puisqu'ils ne peuvent que menacer la tradition. C'est pourquoi ils sont proscrits.

Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état du milieu social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et l'éducation physique sera rejetée au second plan. C'est un peu ce qui s'est produit dans les écoles du Moyen Age ; et cet ascétisme était nécessaire, car la seule manière de s'adapter à la rudesse de ces temps difficiles était de l'aimer. De même, suivant le courant de l'opinion, cette même éducation sera entendue dans les sens les plus différents. A Sparte, elle avait surtout pour objet d'endurcir les membres à la fatigue ; à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue; au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers agiles et souples ; de nos jours, elle n'a plus qu'un but hygiénique, et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d'une culture intellectuelle trop intense. Ainsi, même les qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément désirables, l'individu ne les recherche que quand la société l'y invite, et il les recherche de la façon qu'elle lui prescrit.

Nous sommes ainsi en mesure de répondre à une question que soulevait tout ce qui précède. Tandis que nous montrions la société façonnant, suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. Mais, en réalité, ils sont eux-mêmes intéressés à cette soumission; car l'être nouveau que l'action collec­tive, par la voie de l'éducation, édifie ainsi en chacun de nous, représente ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qu'il y a en nous de proprement humain. L'homme, en effet, n'est un homme que parce qu'il vit en société. Il est difficile, au cours d'un article, de démontrer avec rigueur une proposition aussi générale et aussi importante, et qui résume les travaux de la socio­logie contemporaine. Mais, d'abord, on peut dire qu'elle est de moins en moins contestée. De plus, il n'est pas impossible de rappeler sommairement les faits les plus essentiels qui la justifient.

Tout d'abord, s'il est aujourd'hui un fait historiquement établi, c'est que la morale est étroitement en rapports avec la nature des sociétés, puisque, comme nous l'avons montré chemin faisant, elle change quand les sociétés changent. C'est donc qu'elle résulte de la vie en commun. C'est la société, en effet, qui nous tire hors de nous-même, qui nous oblige à compter avec d'autres intérêts que les nôtres, c'est elle qui nous a appris à dominer nos passions, nos instincts, à leur faire la loi, à nous gêner, à nous priver, à nous sacrifier, à subordonner nos fins personnelles à des fins plus hautes. Tout le système de représentation qui entretient en nous l'idée et le sentiment de la règle, de la discipline, tant interne qu'externe, c'est la société qui l'a institué dans nos consciences. C'est ainsi que nous avons acquis cette puissance de nous résister à nous-même, cette maîtrise sur nos penchants qui est un des traits distinctifs de la physionomie humaine et qui est d'autant plus développée que nous sommes plus pleinement des hommes.

Nous ne devons pas moins à la société au point de vue intellectuel. C'est la science qui élabore les notions cardinales qui dominent notre pensée : notions de cause, de lois, d'espace, de nombre, notions des corps, de la vie, de la conscience, de la société, etc. Toutes ces idées fondamentales sont perpétuellement en évolution : c'est qu'elles sont le résumé, la résultante de tout le travail scientifique, loin qu'elles en soient le point de départ comme le croyait Pestalozzi. Nous ne nous représentons pas l'homme, la nature, les causes, l'espace même, comme on se les représentait au Moyen Age ; c'est que nos connaissances et nos méthodes scientifiques ne sont plus les mêmes. Or la science est une œuvre collective, puisqu'elle suppose une vaste coopération de tous les savants non seulement d'un même temps, mais de toutes les époques successives de l'histoire. -Avant que les sciences ne fussent constituées, la religion remplissait le même office; car toute mythologie consiste en une représentation, déjà très élaborée, de l'homme et de l'univers. La science, d'ailleurs, a été l'héritière de la religion. Or une religion est une institution sociale. - En apprenant une langue, nous apprenons tout un système d'idées, distinguées et classées, et nous héritons de tout le travail d'où sont sorties ces classifications qui résument des siècles d'expériences. Il y a plus : sans le langage, nous n'aurions pour ainsi dire pas d'idées générales ; car c'est le mot qui, en les fixant, donne aux concepts une consistance suffisante pour qu'ils puissent être maniés commodément par l'esprit. C'est donc le langage qui nous a permis de nous élever au-dessus de la pure sensation; et il n'est pas nécessaire de démontrer que le langage est, au premier chef, une chose sociale.

On voit par ces quelques exemples à quoi se réduirait l'homme, si l'on en retirait tout ce qu'il tient de la société : il tomberait au rang de l'animal. S'il a pu dépasser le stade auquel les animaux se sont arrêtés, c'est d'abord qu'il n'est pas réduit au seul fruit de ses efforts personnels, mais coopère régulièrement avec ses semblables ; ce qui renforce le rendement de l'activité de chacun. C'est ensuite et surtout que les produits du travail d'une génération ne sont pas perdus pour celle qui suit. De ce qu'un animal a pu apprendre au cours de son existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre. Au contraire, les résultats de l'expérience humaine se conservent presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui se transmettent de génération en génération, à la tradition orale, etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d'une riche alluvion qui va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois qu'une génération s'éteint et est remplacée par une autre, la sagesse humaine s'accumule sans terme, et c'est cette accumulation indéfinie qui élève l'homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même. Mais, tout comme la coopération dont il était d'abord question, cette accumulation n'est possible que dans et par la société. Car, pour que le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres, il faut qu'il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les générations qui passent, qui les relie les unes aux autres : c'est la société. Ainsi, l'antagonisme que l'on a trop souvent admis entre la société et l'individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin que ces deux termes s'opposent et ne puissent se développer qu'en sens inverse l'un de l'autre, ils s'impliquent. L'individu, en voulant la société, se veut lui-même. L'action qu'elle exerce sur lui, par la voie de l'éducation notamment, n'a nullement pour objet et pour effet de le comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le grandir et d'en faire un être vraiment humain. Sans doute il ne peut se grandir ainsi qu'en faisant effort. Mais c'est que précisément le pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques les plus essentielles de l'homme.