III
Mais, si le rôle de la sociologie est prépondérant dans la détermination des fins que l'éducation doit poursuivre, a-t-elle la même importance pour ce qui regarde le choix des moyens ?
Ici il est incontestable que la psychologie reprend ses droits. Si l'idéal pédagogique exprime avant tout des nécessités sociales, il ne peut cependant se réaliser que dans et par des individus. Pour qu'il soit autre chose qu'une simple conception de l'esprit, une vaine injonction de la société à ses membres, il faut trouver le moyen d'y conformer la conscience de l'enfant. Or la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir la modifier si du moins on veut s'épargner les tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer dans une direction déterminée, encore faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature ; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause, l'action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie, ou le sens de l'humanité ? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale de nos élèves dans l'un ou l'autre sens que nous aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble de phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant que l'on voit dans les tendances un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif, antérieur aux états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très différentes pour en régler le développement. Or c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la fin, ou plutôt les fins de l'éducation, il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce desideratum.
Il ne saurait donc être question de méconnaître les services que peut rendre à la pédagogie la science de l'individu, et nous saurons lui faire sa part. Et cependant, même dans ce cercle de problèmes où elle peut utilement éclairer le pédagogue, il s'en faut qu'elle puisse se passer du concours de la sociologie.
D'abord, parce que les fins de l'éducation sont sociales, les moyens par lesquels ces fins peuvent être atteintes doivent nécessairement avoir le même caractère. Et, en effet, parmi toutes les institutions pédagogiques, il n'en est peut-être pas une qui ne soit l'analogue d'une institution sociale dont elle reproduit, sous une forme réduite et comme en raccourci, les traits principaux. Il y a une discipline à l'école comme dans la cité. Les règles qui fixent à l'écolier ses devoirs sont comparables à celles qui prescrivent à l'homme fait sa conduite. Les peines et les récompenses qui sont attachées aux premières ne sont pas sans ressembler aux peines et aux récompenses qui sanctionnent les secondes. Nous enseignons aux enfants la science faite ? Mais la science qui se fait s'enseigne elle aussi. Elle ne reste pas renfermée dans le cerveau de ceux qui la conçoivent, mais elle ne devient vraiment agissante qu'à condition de se communiquer aux autres hommes. Or cette communication, qui met en œuvre tout un réseau de mécanismes sociaux, constitue un enseignement qui, pour s'adresser à l'adulte, ne diffère pas en nature de celui que l'élève reçoit de son maître. Ne dit-on pas d'ailleurs que les savants sont des maîtres pour leurs contemporains et ne donne-t-on pas le nom d'écoles aux groupes qui se forment autour d'eux1 ?
On pourrait multiplier les exemples. C'est qu'en effet, comme la vie scolaire n'est que le germe de la vie sociale, comme celle-ci n'est que la suite et l'épanouissement de celle-là, il est impossible que les principaux procédés par lesquels l'une fonctionne ne se retrouvent pas dans l'autre. On peut donc s'attendre à ce que la sociologie, science des institutions sociales, nous aide à comprendre ce que sont ou à conjecturer ce que doivent être les institutions pédagogiques. Mieux nous connaîtrons la société, mieux nous pourrons nous rendre compte de tout ce qui se passe dans ce microcosme social qu'est l'école. Au contraire, vous voyez avec quelle prudence et quelle mesure, même quand il s'agit de la détermination des méthodes, il convient d'utiliser les données de la psychologie. A elle seule, elle ne saurait nous fournir les éléments nécessaires à la construction d'une technique qui, par définition, a son prototype, non dans l'individu, mais dans la collectivité.
D'ailleurs, les états sociaux dont dépendent les fins pédagogiques ne bornent pas là leur action. Ils affectent aussi la conception des méthodes : car la nature du but implique en partie celle des moyens. Que la société, par exemple, s'oriente dans un sens individualiste, et tous les procédés d'éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence à l'individu, de méconnaître sa spontanéité interne, apparaîtront comme intolérables et seront réprouvés. Au contraire, que, sous la pression de circonstances durables ou passagères, elle ressente le besoin d'imposer à tous un conformisme plus rigoureux, tout ce qui peut provoquer outre mesure l'initiative de l'intelligence sera proscrit. En fait, toutes les fois où le système des méthodes éducatives a été profondément transformé, c'est sous l'influence de quelqu'un de ces grands courants sociaux dont l'action s'est fait sentir sur toute l'étendue de la vie collective. Ce n'est pas à la suite de découvertes psychologiques que la Renaissance a opposé tout un ensemble de méthodes nouvelles à celles que pratiquait le Moyen Age. Mais c'est que, par suite des changements survenus dans la structure des sociétés européennes, une nouvelle conception de l'homme et de sa place dans le monde avait fini par se faire jour. De même, les pédagogues qui, à la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, entreprirent de substituer la méthode intuitive à la méthode abstraite, étaient avant tout l'écho des aspirations de leur temps. Ni Basedow, ni Pestalozzi, ni Froebel n'étaient de bien grands psychologues. Ce qu'exprime surtout leur doctrine, c'est ce respect pour la liberté intérieure, cette horreur pour toute compression, cet amour de l'homme et, par suite, de l'enfant qui sont à la base de notre individualisme moderne.
Ainsi, sous quelque aspect que l'on considère l'éducation, elle se présente partout à nous avec le même caractère. Qu'il s'agisse des fins qu'elle poursuit ou des moyens qu'elle emploie, c'est à des nécessités sociales qu'elle répond ; ce sont des idées et des sentiments collectifs qu'elle exprime. Sans doute, l'individu lui-même y trouve son profit. N'avons-nous pas expressément reconnu que nous devons à l'éducation le meilleur de nous-même ? Mais c'est que ce meilleur de nous-même est d'origine sociale. C'est donc toujours à l'étude de la société qu'il en faut revenir; c'est là seulement que le pédagogue peut trouver les principes de sa spéculation. La psychologie pourra bien lui indiquer quelle est la meilleure manière de s'y prendre pour appliquer à l'enfant ces principes une fois posés, elle ne pourra guère nous les faire découvrir.
J'ajoute en terminant que s'il fut jamais un temps et un pays où le point de vue sociologique se soit imposé d'une façon particulièrement urgente aux pédagogues, c'est certainement notre pays et notre temps. Quand une société se trouve dans un état de stabilité relative, d'équilibre temporaire, comme, par exemple, la société française au XVIIe siècle; quand, par suite, un système d'éducation s'est établi qui, pour un temps également, n'est contesté de personne, les seules questions pressantes qui se posent sont des questions d'application. Aucun doute grave ne s'élève ni sur le but à atteindre, ni sur l'orientation générale des méthodes ; il ne peut donc y avoir de controverse que sur la meilleure manière de les mettre en pratique, et ce sont des difficultés que la psychologie peut résoudre. Je n'ai pas à vous apprendre que cette sécurité intellectuelle et morale n'est pas de notre siècle ; c'est à la fois sa misère et sa grandeur. Les transformations profondes qu'ont subies ou que sont en train de subir les sociétés contemporaines nécessitent des transformations correspondantes dans l'éducation nationale. Mais si nous sentons bien que des changements sont nécessaires, nous savons mal ce qu'ils doivent être. Quelles que puissent être les convictions particulières des individus ou des partis, l'opinion publique reste indécise et anxieuse. Le problème pédagogique ne se pose donc pas pour nous avec la même sérénité que pour les hommes du XVIIe siècle. Il ne s'agit plus de mettre en œuvre des idées acquises, mais de trouver des idées qui nous guident. Comment les découvrir si nous ne remontons pas jusqu'à la source même de la vie éducative, c'est-à-dire jusqu'à la société ? C'est donc la société qu'il faut interroger, ce sont ses besoins qu'il faut connaître, puisque ce sont ses besoins qu'il faut satisfaire. Se borner a regarder au-dedans de nous-même, ce serait détourner nos regards de la réalité même qu'il nous faut atteindre; ce serait nous mettre dans l'impossibilité de rien comprendre au mouvement qui entraîne le monde autour de nous et nous-mêmes avec lui. je ne crois donc pas obéir à un simple préjugé ni céder à un amour immodéré pour une science que j'ai cultivée toute ma vie, en disant que jamais une culture sociologique n'a été plus nécessaire à l'éducateur. Ce n'est pas que la sociologie puisse nous mettre en main des procédés tout faits et dont il n'y ait plus qu'à se servir. En est-il, d'ailleurs, de cette sorte ? Mais elle peut plus et elle peut mieux. Elle peut nous donner ce dont nous avons le plus instamment besoin, je veux dire un corps d'idées directrices qui soient l'âme de notre pratique et qui la soutiennent, qui donnent un sens à notre action, et qui nous y attachent; ce qui est la condition nécessaire pour que cette action soit féconde.
1. V. WILLMANN, Op. cit., I, p. 40. ↩