II

Non seulement rien ne justifie le privilège que l'on entend conférer ainsi aux maîtres de l'enseignement secondaire ; non seulement on ne voit pas pourquoi il serait inutile d'éveiller chez eux la réflexion pédagogique par une culture appropriée, mais, sous certains rapports, elle leur est plus indispensable qu'à d'autres.

En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement complexe que ne l'est l'enseignement primaire. Or, plus un être est complexe et vit une vie complexe, plus il a besoin de réflexion pour pouvoir se conduire. Dans une école élémentaire, chaque classe, au moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître ; par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute naturelle et très simple ; c'est l'unité même de la personne qui enseigne. Comme elle a sous les yeux la totalité de l'enseignement, il lui est relativement facile de faire à chaque discipline sa part, de les ajuster les unes aux autres et de les faire toutes concourir à une même fin. Mais il en est tout autrement au lycée, où les divers enseignements, reçus simultanément par un même élève, sont généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une véritable division du travail pédagogique et qui croit tous les jours davantage, modifiant la vieille physionomie de nos lycées et soulevant une grave question dont nous aurons à nous occuper un jour. Par quel miracle l'unité pourrait-elle résulter de cette diversité ? Comment ces enseignements pourraient-ils s'accorder les uns avec les autres, se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent n'ont pas le sentiment de ce tout et de la manière dont chacun y doit concourir. Bien que nous ne soyons pas actuellement en état de définir le but de l'enseignement secondaire - question qui ne pourra venir utilement qu'à la fin du cours - cependant nous pouvons bien dire qu'au lycée il ne s'agit de faire ni un mathématicien, ni un littérateur, ni un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au moyen des lettres, de l'histoire, des mathématiques, etc. Mais comment chaque maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qui lui revient dans l’œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre, comment ses divers collaborateurs y concourent avec lui, de manière que ses efforts rejoignent les leurs ?

Très souvent, il est vrai, on raisonne comme si tout cela allait de soi, comme si cette fin commune n'avait rien d'obscur, comme si tout le monde savait ce que c'est que former un esprit. Mais, en réalité, cette vague formule est vide de tout contenu positif ; et c'est pourquoi je pouvais l'employer tout à l'heure sans rien préjuger des résultats que donneront nos recherches ultérieures. Tout ce qu'elle énonce, c'est qu'il ne faut pas spécialiser les esprits ; mais elle ne nous apprend pas pour autant sur quel modèle il faut les former. La manière dont on formait un esprit au XVIIe siècle ne saurait convenir aujourd’hui; on forme aussi un esprit à l'école primaire, mais autrement qu'au lycée. Tant donc que les maîtres n'auront pour centre de ralliement que des adages aussi imprécis, il est inévitable que leurs efforts se dispersent et se paralysent par suite de cette dispersion.

Et c'est trop souvent ce spectacle que nous donne l'enseignement de nos lycées. Chacun y professe sa spécialité comme si elle était une fin en soi, alors qu'elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle elle devrait être, à tout moment, rapportée. Au temps où j'enseignais dans les lycées, un ministre, pour lutter contre ce morcellement anarchique, institua des assemblées mensuelles où tous les professeurs d'un même établissement devaient venir s'entretenir des questions qui leur sont communes. Hélas 1 ces assemblées ne furent jamais que de vaines formalités. Nous nous y rendions avec déférence, mais nous pûmes constater bien vite que nous n'avions rien à nous dire, parce que tout objectif commun nous faisait défaut. Comment en serait-il autrement tant que, à l'Université, chaque groupe d'étudiants reçoit son enseignement préféré dans une sorte de compartiment étanche ? Le seul moyen de prévenir cet état de division, c'est d'amener tous ces collaborateurs de demain à se réunir et à penser en commun à leur tâche commune. Il faut qu'à un moment donné de leur préparation, ils soient mis à même d'embrasser du regard, dans toute son étendue, le système scolaire à la vie duquel ils seront appelés à participer ; il faut qu'ils voient ce qui en fait l'unité, c'est-à-dire quel idéal il a pour fonction de réaliser, et comment toutes les parties qui le composent doivent concourir à ce but final. Or, cette initiation ne peut se faire qu'au moyen d'un enseignement, dont je déterminerai tout à l'heure le plan et la méthode.