POUVOIR DE L'ÉDUCATION : LES MOYENS D'ACTION

Après avoir déterminé le but de l'éducation, il nous faut chercher à déterminer comment et dans quelle mesure il est possible d'atteindre ce but, c'est-à-dire comment et dans quelle mesure l'éducation peut être efficace.

La question a été, de tout temps, très controversée. Pour Fontenelle, « ni la bonne éducation ne fait le bon caractère, ni la mauvaise ne le détruit ». Au contraire, pour Locke, pour Helvétius, l'éducation est toute-puissante. D'après ce dernier, « tous les hommes naissent égaux et avec des aptitudes égales ; l'éducation seule fait les différences ». La théorie de Jacotot se rapproche de la précédente. - La solution que l'on donne au problème dépend de l'idée qu'on se fait de l'importance et de la nature des prédispositions innées, d'une part, et, de l'autre, de la puissance des moyens d'action dont dispose l'éducateur.

L'éducation ne fait pas l'homme de rien, comme le croyaient Locke et Helvétius ; elle s'applique à des dispositions qu'elle trouve toutes ,faites. D'un autre côté, on peut concéder d'une manière générale que ces tendances congénitales sont très fortes, très difficiles à détruire ou à transformer radicalement ; car elles dépendent de conditions organiques sur lesquelles l'éducateur a peu de prise. Par conséquent, dans la mesure où elles ont un objet défini, où elles inclinent l'esprit et le caractère à des manières d'agir et de penser étroitement déterminées, tout l'avenir de l'individu se trouve fixé par avance, et il ne reste pas beaucoup à faire à l'éducation.

Mais heureusement, une des caractéristiques de l'homme, c'est que les prédispositions innées sont chez lui très générales et très vagues. En effet, le type de la prédisposition arrêtée, rigide, invariable, qui ne laisse guère de place à l'action des causes extérieures, c'est l'instinct. Or, on peut se demander s'il existe chez l'homme un seul instinct proprement dit. On parle quelquefois de l'instinct de conservation ; mais l'expression est impropre. Car un instinct c'est un système de mouvements déterminés, toujours les mêmes, qui, une fois qu'ils sont déclenchés par la sensation, s'enchaînent automatiquement les uns aux autres jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur terme naturel, sans que la réflexion ait nulle part à intervenir ; or, les mouvements que nous faisons quand notre vie est en danger n'ont nullement cette détermination et cette invariabilité automatique. Ils changent suivant les situations ; nous les approprions aux circonstances: c'est donc qu'ils ne vont pas sans un certain choix conscient, quoique rapide. Ce qu'on nomme instinct de conservation n'est, en définitive, qu'une impulsion générale à fuir la mort, sans que les moyens par lesquels nous cherchons à l'éviter soient prédéterminés une fois pour toutes. On en peut dire autant de ce qu'on appelle parfois, non moins inexactement, l'instinct maternel, l'instinct paternel, et même l'instinct sexuel. Ce sont des poussées dans une direction; mais les moyens par lesquels ces poussées s'actualisent changent d'un individu à l'autre, d'une occasion à l'autre. Une large place reste donc réservée aux tâtonnements, aux accommodations personnelles, et, par conséquent, à l'action de causes qui ne peuvent faire sentir leur influence qu'après la naissance. Or, l'éducation est une de ces causes.

On a prétendu, il est vrai, que l'enfant héritait parfois d'une tendance très forte vers un acte défini, comme le suicide, le vol, le meurtre, la fraude, etc. Mais ces assertions ne sont nullement d'accord avec les faits. Quoi qu'on en ait dit, on ne naît pas criminel; encore moins est-on voué, dès la naissance, à tel ou tel genre de crime ; le paradoxe des criminologistes italiens ne compte plus aujourd'hui beaucoup de défenseurs. Ce qui est hérité, c'est un certain manque d'équilibre mental, qui rend l'individu plus réfractaire à une conduite suivie et disciplinée. Mais un tel tempérament ne prédestine pas plus un homme à être un criminel qu'un explorateur amoureux d'aventures, un prophète, un novateur politique, un inventeur, etc. On en peut dire autant de toutes les aptitudes professionnelles. Comme le remarque Bain, « le fils d'un grand philologue n'hérite pas d'un seul vocable ; le fils d'un grand voyageur peut, à l'école, être surpassé en géographie par le fils d'un mineur ». Ce que l'enfant reçoit de ses Parents, ce sont des facultés très générales ; c'est quelque force d'attention, une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l'imagination, etc. Mais chacune de ces facultés peut servir à toute sorte de fins différentes. Un enfant doué d'une assez vive imagination pourra, selon les circonstances, selon les influences qui se feront sentir sur lui, devenir un peintre ou un poète, ou un ingénieur à l'esprit inventif, ou un hardi financier. L'écart est donc considérable entre les qualités naturelles et la forme spéciale qu'elles doivent prendre pour être utilisées dans la vie. C'est dire que l'avenir n'est pas étroitement prédéterminé par notre constitution congénitale. La raison en est facile à comprendre. Les seules formes d'activité qui puissent se transmettre héréditairement sont celles qui se répètent toujours d'une manière assez identique pour pouvoir se fixer sous une forme rigide dans les tissus de l'organisme. Or la vie humaine dépend de conditions multiples, complexes, et, par conséquent, changeantes ; il faut donc qu'elle-même change et se modifie sans cesse. Par suite, il est impossible qu'elle se cristallise sous une forme définie et définitive. Mais seules des dispositions très générales, très vagues, exprimant les caractères communs à toutes les expériences particulières, peuvent survivre et passer d'une génération à l'autre.

Dire que les caractères innés sont, pour la plupart, très généraux, c'est dire qu'ils sont très malléables, très souples, puisqu'ils peuvent recevoir des déterminations très différentes. Entre les virtualités indécises qui constituent l'homme au moment où il vient de naître, et le personnage très défini qu'il doit devenir pour jouer dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C'est cette distance que l'éducation doit faire parcourir à l'enfant. On voit qu'un vaste champ est ouvert à son action.

Mais, pour exercer cette action, a-t-elle des moyens d'une suffisante énergie ?

Pour donner une idée de ce qui constitue l'action éducative et en montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l'a comparé à la suggestion hypnotique et le rapproche­ment n'est pas sans fondement.

La suggestion hypnotique suppose, en effet, les deux conditions suivantes : 1º L'état où se trouve le sujet hypnotisé se caractérise par son exceptionnelle passivité. L'esprit est presque réduit à l'état de table rase; une sorte de vide a été réalisé dans la conscience; la volonté est comme paralysée. Par suite, l'idée suggérée, ne rencontrant point d'idée contraire, peut s'installer avec un minimum de résistance ; 2º Cependant, comme le vide n'est jamais com­plet, il faut de plus que l'idée tienne de la suggestion elle-même une puissance d'action particulière. Pour cela, il est nécessaire que le magnétiseur parle sur un ton de commande­ment, avec autorité. Il faut qu'il dise : le veux; qu'il indique que le refus d'obéir n'est même pas concevable, que l'acte doit être accompli, que la chose doit être vue telle qu'il la montre, qu'il ne peut en être autrement. S'il faiblit, on voit le sujet hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il entre en discussion, c'en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion va contre le tempérament naturel de l'hypnotisé, plus le ton impératif sera indispensable.

Or ces deux conditions se trouvent réalisées dans les rapports que soutient l'éducateur avec l'enfant soumis à son action : 1º L'enfant est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à celui où l'hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience ne contient encore qu'un petit nombre de représentations capables de lutter contre celles qui lui sont suggérées ; sa volonté est encore rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la même raison, il est très accessible à la contagion de l'exemple, très enclin à l'imitation ; 2º L'ascendant que le maître a naturellement sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui lui est nécessaire.

Ce rapprochement montre combien il s'en faut que l'éducateur soit désarmé ; car on sait toute la puissance de la suggestion hypnotique. Si donc l'action éducative a, même à un moindre degré, une efficacité analogue, il, est permis d'en attendre beaucoup pourvu qu'on sache s'en servir. Bien loin que nous devions nous décourager de notre impuissance, nous avons plutôt lieu d'être effrayés par l'étendue de notre pouvoir. Si maîtres et parents sentaient, d'une manière plus constante, que rien ne peut se passer devant l'enfant qui ne laisse en lui quelque trace, que la tournure de son esprit et de son caractère dépend de ces milliers de petites actions insensibles qui se produisent à chaque instant et auxquelles nous ne faisons pas attention à cause de leur insignifiance apparente, comme ils surveilleraient davantage leur langage et leur conduite ! Assurément, l'éducation ne peut arriver à de grands résultats quand elle procède par à-coups brusques et intermittents. Comme le dit Herbart, ce n'est pas en admonestant l'enfant avec véhémence de loin en loin que l'on peut agir fortement sur lui. Mais quand l'éducation est patiente et continue, quand elle ne recherche pas les succès immédiats et apparents, mais se poursuit avec lenteur dans un sens bien déterminé, sans se laisser détourner par les incidents extérieurs et les circonstances adventices, elle dispose de tous les moyens nécessaires pour marquer profondément les âmes.

En même temps on voit quel est le ressort essentiel de l'action éducative. Ce qui fait l'influence du magnétiseur, c'est l'autorité qu'il tient des circonstances. Par analogie déjà, on peut dire que l'éducation doit être essentiellement chose d'autorité. Cette importante proposition peut, d'ailleurs, être établie directement. En effet, nous avons vu que l'éducation a pour objet de superposer, à l'être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être entièrement nouveau. Elle doit nous amener à dépasser notre nature initiale : c'est à cette condition que l'enfant deviendra un homme. Or, nous ne pouvons nous élever au-dessus de nous-même que par un effort plus ou moins pénible. Rien n'est faux et décevant comme la conception épicurienne de l'éducation, la conception d'un Montaigne, par exemple, d'après laquelle l'homme peut se former en se jouant et sans autre aiguillon que l'attrait du plaisir. Si la vie n'a rien de sombre et s'il est criminel de l'assombrir artificiellement sous le regard de l'enfant, elle est cependant sérieuse et grave, et l'éducation, qui prépare à la vie, doit participer de cette gravité. Pour apprendre à contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes, à soumettre ses désirs à l'empire de sa volonté, à les renfermer dans de justes bornes, il faut que l'enfant exerce sur lui-même une forte contention. Or, nous ne nous contraignons, nous ne nous faisons violence que pour l'une ou l'autre des deux raisons suivantes : c'est parce qu'il le faut d'une nécessité physique, ou parce que nous le devons moralement. Mais l'enfant ne peut pas sentir la nécessité qui nous impose physiquement ces efforts, car il n'est pas immédiatement en contact avec les dures réalités de la vie qui rendent cette attitude indispensable. Il n'est pas encore engagé dans la lutte ; quoi qu'en ait dit Spencer, nous ne pouvons pas le laisser exposé aux trop rudes réactions des choses. Il faut déjà qu'il soit, en grande partie, formé quand il les abordera pour de bon. Ce n'est donc pas sur leur pression que l'on peut compter pour le déterminer à tendre sa volonté et à acquérir sur lui-même la maîtrise nécessaire.

Reste le devoir. Le sentiment du devoir, voilà, en effet, quel est, pour l'enfant et même pour l'adulte, le stimulant par excellence de l'effort. L'amour-propre lui-même le suppose. Car, pour être sensible, comme il convient, aux punitions et aux récompenses, il faut déjà avoir conscience de sa dignité et, par conséquent, de son devoir. Mais l'enfant ne peut connaître le devoir que par ses maîtres ou ses parents ; il ne peut savoir ce que c'est que par la manière dont ils le lui révèlent, par leur langage et par leur conduite. Il faut donc qu'ils soient, pour lui, le devoir incarné et personnifié. C'est dire que l'autorité morale est la qualité maîtresse de l'éducateur. Car c'est par l'autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce qu'il a de tout à fait sui generis, c'est le ton impératif dont il parle aux consciences, le respect qu'il inspire aux volontés et qui les fait s'incliner dès qu'il a prononcé. Par suite, il est indispensable qu'une impression du même genre se dégage de la personne du maître.

Il n'est pas nécessaire de montrer que l'autorité ainsi entendue n'a rien de violent ni de compressif : elle consiste tout entière dans un certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux conditions principales. Il faut d'abord qu'il ait de la volonté. Car l'autorité implique la confiance, et l'enfant ne peut donner sa confiance à quelqu'un qu'il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses décisions. Mais cette première condition n'est pas la plus essentielle. Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité dont il doit donner le sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or d'où peut-elle lui venir ? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser ? Mais la crainte du châtiment est tout autre chose que le respect de l'autorité. Elle n'a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste par celui-là même qui le subit : ce qui implique que l'autorité qui punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de lui-même ; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément la parole du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission ; car il parle au nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande personne morale qui le dépasse : c'est la société. De même que le prêtre est l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées., qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité qui est en elles et dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d'une source aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu'il a de ses fonctions et, si l'on peut ainsi parler, de son ministère. C'est ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa conscience dans la conscience de l'enfant.

On a quelquefois opposé la liberté et l'autorité, comme si ces deux facteurs de l'éducation se contredisaient et se limitaient l'un l'autre. Mais cette opposition est factice. En réalité, ces deux termes s'impliquent loin de s'exclure. La liberté est fille de l'autorité bien entendue. Car être libre, ce n'est pas faire ce qui plaît; c'est être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire son devoir. Or c'est justement à doter l'enfant de cette maîtrise de soi que l'autorité du maître doit être employée. L'autorité du maître n'est qu'un aspect de l'autorité du devoir et de la raison. L'enfant doit donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l'éducateur et à en subir l'ascendant ; c'est à cette condition qu'il saura plus tard la retrouver dans sa conscience et y déférer.