LES DÉFINITIONS DE L'ÉDUCATION. EXAMEN CRITIQUE

Le mot d'éducation a été parfois employé dans un sens très étendu pour désigner l'ensemble des influences que la nature ou les autres hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre volonté. Elle comprend, dit Stuart Mill, « tout ce que nous faisons par nous-même et tout ce que les autres font pour nous dans le but de nous rapprocher de la perfection de notre nature. Dans son acception la plus large, elle comprend même les effets indirects produits sur le caractère et sur les facultés de l'homme par des choses dont le but est tout différent : par les lois, par les formes du gouvernement, les arts industriels, et même encore par des faits physiques, indépendants de la volonté de l'homme, tels que le climat, le sol et la position locale». Mais cette définition comprend des faits tout à fait disparates et que l'on ne peut réunir sous un même vocable sans s'exposer à des confusions. L'action des choses sur les hommes est très différente, par ses procédés et ses résultats, de celle qui vient des hommes eux-mêmes; et l'action des contemporains sur leurs contemporains diffère de celle que les adultes exercent sur les plus jeunes. C'est cette dernière seule qui nous intéresse ici et, par conséquent, c'est à elle qu'il convient de réserver le mot d'éducation.

Mais en quoi consiste cette action sui generis ? Des réponses très différentes ont été faites à cette question; elles peuvent se ramener à deux types principaux.

Suivant Kant, « le but de l'éducation est de développer dans chaque individu toute la perfection dont il est susceptible ». Mais que faut-il entendre par perfection ? C'est, a-t-on dit bien souvent, le développement harmonique de toutes les facultés humaines. Porter au point le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances qui sont en nous, les réaliser aussi complètement que possible, mais sans qu'elles se nuisent les unes aux autres, n'est-ce pas un idéal au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre ?

Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en effet, nécessaire et désirable, il n'est pas intégralement réalisable ; car il se trouve en contradiction avec une autre règle de la conduite humaine qui n'est pas moins impérieuse : c'est celle qui nous ordonne de nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas nous vouer tous au même genre de vie; nous avons, suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à remplir, et il faut nous mettre en harmonie avec celle qui nous incombe. Nous ne sommes pas tous faits pour réfléchir ; il faut des hommes de sensation et d'action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or, la pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en se repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action extérieure le sujet qui s'y donne tout entier. De là une première différenciation qui ne va pas sans une rupture d'équilibre. Et l'action, de son côté, comme la pensée, est susceptible de prendre une multitude de formes différentes et spéciales. Sans doute, cette spécialisation n'exclut pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de l'individu serait compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il n'en reste pas moins qu'une harmonie parfaite ne peut être présentée comme la fin dernière de la conduite et de l'éducation.

Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d'après laquelle l'éducation aurait pour objet de « faire de l'individu un instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables » (James Mill); car le bonheur est une chose essentiellement subjective que chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé le but de l'éducation, et, par suite, l'éducation elle-même, puisqu'elle l'abandonne à l'arbitraire individuel. Spencer, il est vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les conditions du bonheur sont celles de la vie. Le bonheur complet, c'est la vie complète. Mais que faut-il entendre par la vie ? S'il s'agit uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle serait impossible; elle implique, en effet, un certain équilibre entre l'organisme et son milieu, et, puisque les deux termes en rapport sont des données définissables, il en doit être de même de leur rapport. Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus immédiates. Or, pour l'homme, et surtout pour l'homme d'aujourd'hui, cette vie-là n'est pas la vie. Nous demandons autre chose à la vie que le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un esprit cultivé aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l'intelligence. Même au seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict nécessaire échappe à toute détermination. Le standard of life, l'étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous duquel il ne nous semble pas qu'on puisse consentir à descendre, varie infiniment suivant les conditions, les milieux et les temps. Ce que nous trouvions hier suffisant nous paraît aujourd'hui au-dessous de la dignité de l'homme, telle que nous la sentons présentement, et tout fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant.

Nous touchons ici au reproche général qu'encourent toutes ces définitions. Elles partent de ce postulat qu'il y a une éducation idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes indistinctement ; et c'est cette éducation universelle et unique que le théoricien s'efforce de définir. Mais d'abord, si l'on considère l'histoire, on n'y trouve rien qui confirme une pareille hypothèse. L'éducation a infiniment varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et latines, l'éducation dressait l'individu à se subordonner aveuglément à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd'hui, elle s'efforce d'en faire une personnalité autonome. A Athènes, on cherchait à former des esprits délicats, avisés, subtils, épris de mesure et d'harmonie, capables de goûter le beau et les joies de la pure spéculation ; à Rome, on voulait avant tout que les enfants devinssent des hommes d'action, passionnés pour la gloire militaire, indifférents à ce qui concerne les lettres et les arts. Au Moyen Age, l'éducation était avant tout chrétienne ; à la Renaissance, elle prend un caractère plus laïc et plus littéraire ; aujourd'hui, la science tend à y prendre la place que l'art y occupait autrefois. - Dira-t-on que le fait n'est pas l'idéal ; que si l'éducation a varié, c'est que les hommes se sont mépris sur ce qu'elle devait être ? Mais si l'éducation romaine avait été empreinte d'un individualisme comparable au nôtre> la cité romaine n'aurait pu se maintenir; la civilisation latine n'aurait pu se constituer ni, par suite, notre civilisation moderne, qui en est, pour partie, descendue. Les sociétés chrétiennes du Moyen Age n'auraient pu vivre si elles avaient fait au libre examen la place que nous lui accordons aujourd'hui. Il y a donc là des nécessités inéluctables dont il est impossible de faire abstraction. À quoi peut servir d'imaginer une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en pratique ?

Ce postulat si contestable tient lui-même à une erreur plus générale. Si l'on commence par se demander ainsi quelle doit être l'éducation idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de lieu, c'est qu'on admet implicitement qu'un système éducatif n'a rien de réel par lui-même. On n'y voit pas un ensemble de pratiques et d'institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps, qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées à volonté que la structure même de la société. Mais il semble que ce soit un pur système de concepts réalisés ; à ce titre, il paraît relever de la seule logique. On imagine que les hommes de chaque temps l'organisent volontairement pour réaliser une fin déterminée ; que, si cette organisation n'est pas partout la même, c'est que l'on s'est trompé sur la nature soit du but qu'il convient de poursuivre, soit des moyens qui permettent de l'atteindre. De ce point de vue, les éducations du passé apparaissent comme autant d'erreurs, totales ou partielles. Il n'y a donc pas à en tenir compte ; nous n'avons pas à nous solidariser avec les fautes d'observation ou de logique qu'ont pu faire nos devanciers ; mais nous pouvons et nous devons nous poser le problème, sans nous occuper des solutions qui en ont été données, c'est-à-dire que, laissant de côté tout ce qui a été, nous n'avons qu'à nous demander ce qui doit être. Les enseignements de l'histoire peuvent tout au plus servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été commises.

Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déterminé de son développement, a un système d'éducation qui s'impose aux individus avec une force généralement irrésistible. Il est vain de croire que nous pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes auxquelles nous sommes tenus de nous conformer ; si nous y dérogeons trop gravement, elles se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois adultes, ne se trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs contemporains, avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu'ils aient été élevés d'après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées, il n'importe ; dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont pas de leur temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions de vie normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type régulateur d'éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter sans nous heurter à de vives résistances qui contiennent les velléités de dissidences.

Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n'est pas nous, individuellement, qui les avons faites. Elles sont le produit de la vie en commun et elles en expriment les nécessités. Elles sont même, en majeure partie, l'œuvre des générations antérieures. Tout le passé de l'humanité a contribué à faire cet ensemble de maximes qui dirigent l'éducation d'aujourd'hui ; toute notre histoire y a laissé des traces et même l'histoire des peuples qui nous ont précédés. C'est ainsi que les organismes supérieurs portent en eux comme l'écho de toute l'évolution biologique dont ils sont l'aboutissement. Lorsqu'on étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la religion, de l'organisation politique, du degré de développement des sciences, de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes historiques, ils deviennent incompréhensibles. Comment, dès lors, l'individu peut-il prétendre à reconstruire, par le seul effort de sa réflexion privée, ce qui n'est pas une œuvre de la pensée individuelle ? Il n'est pas en face d'une table rase sur laquelle il peut édifier ce qu'il veut, mais de réalités existantes qu'il ne peut ni créer, ni détruire, ni transformer à volonté. Il ne peut agir sur elles que dans la mesure où il a appris à les connaître, où il sait quelle est leur nature et les conditions dont elles dépendent ; et il ne peut arriver à le savoir que s'il se met à leur école, que s'il commence par les observer, comme le physicien observe la matière brute et le biologiste les corps vivants.

Comment, d'ailleurs, procéder autrement ? Quand on veut déterminer par la seule dialectique ce que doit être l'éducation, il faut commencer par poser quelles fins elle doit avoir. Mais qu'est-ce qui nous permet de dire que l'éducation a telles fins plutôt que telles autres ? Nous ne savons pas a priori quelle est la fonction de la respiration ou de la circulation chez l'être vivant. Par quel privilège serions-nous mieux renseignés en ce qui concerne la fonction éducative ? On répondra que, de toute évidence, elle a pour objet d'élever les enfants. Mais c'est poser le problème dans des termes à peine différents ; ce n'est pas le résoudre. Il faudrait dire en quoi consiste cet élevage, à quoi il tend, à quelles nécessités humaines il répond. Or, on ne peut répondre à ces questions qu'en commençant par observer en quoi il a consisté, à quelles nécessités il a répondu dans le passé. Ainsi, ne serait-ce que pour constituer la notion préliminaire de l'éducation, pour déterminer la chose que l'on dénomme ainsi, l'observation historique apparaît comme indispensable.