IV

Mais, pour que la réflexion pédagogique puisse produire les effets utiles qu'on est en droit d'attendre d'elle, il faut qu'elle soit soumise à une culture appropriée.

  1. Nous avons vu que la pédagogie n'est pas l'éducation et ne saurait en tenir lieu. Son rôle n'est pas de se substituer à la pratique, mais de la guider, de l'éclairer, de l'aider, au besoin, à combler les lacunes qui viennent à s'y produire, à remédier aux insuffisances qui y sont constatées. Le pédagogie n'a donc pas à construire de toutes pièces un système d'enseignement, comme s'il n'en existait pas avant lui ; mais il faut, au contraire, qu'il s'applique, avant tout, à connaître et à comprendre le système de son temps ; c'est à cette condition qu'il sera en mesure de s'en servir avec discernement et de juger ce qu'il peut s'y trouver de défectueux.

Mais, pour pouvoir le comprendre, il ne suffit pas de le considérer tel qu'il est aujourd'hui, car ce système d'éducation est un produit de l'histoire que l'histoire seule peut expliquer. C'est une véritable institution sociale. Même il n'en est guère où toute l'histoire du pays vienne aussi intégralement retentir. Les écoles françaises traduisent, expriment l'esprit français. On ne peut donc rien entendre à ce qu'elles sont, au but qu'elles poursuivent, si l'on ne sait pas ce qui constitue notre esprit national, quels en sont les divers éléments, quels sont ceux qui dépendent de causes permanentes et profondes, ceux, au contraire, qui sont dus à l'action de facteurs plus ou moins accidentels et passagers : toutes questions que, seule, l'analyse historique peut résoudre. On discute souvent pour savoir quelle place doit revenir à l'école primaire dans l'ensemble de notre organisation scolaire et dans la vie générale de la société. Mais le problème est insoluble si l'on ignore comment s'est formée notre organisation scolaire, d'où viennent ses caractères distinctifs, ce qui a déterminé, dans le passé, la place qui y a été faite à l'école élémentaire, quelles sont les causes qui en ont favorisé ou entravé le développement, etc.

Ainsi, l'histoire de l'enseignement, au moins de l'enseignement national, est la première des propédeutiques à une culture pédagogique. Naturellement, si c'est de pédagogie primaire qu'il s'agit, c'est l'histoire de l'enseignement primaire que l'on s'attache de préférence à connaître. Mais, pour la raison que nous venons d'indiquer, il ne saurait être détaché complètement du système scolaire plus vaste dont il n'est qu'une partie.

  1. Mais ce système scolaire n'est pas fait uniquement de pratiques établies, de méthodes consacrées par l'usage, héritage du passé. Il s'y trouve, de plus, des tendances vers l'avenir, des aspirations vers un idéal nouveau, plus ou moins clairement entrevu. Ces aspirations, il importe de les bien connaître pour pouvoir apprécier quelle place il convient de leur faire dans la réalité scolaire. Or, elles viennent s'exprimer dans les doctrines pédagogiques ; l'histoire de ces doctrines doit donc compléter celle de l'enseignement. On pourrait croire, il est vrai, que, pour remplir sa fin utile, cette histoire n'a pas besoin de remonter très loin dans le passé et peut, sans inconvénient, être très courte. Ne suffit-il pas de connaître les théories entre lesquelles se partagent les esprits des contemporains ? Toutes les autres, celles des siècles antérieurs, sont aujourd'hui périmées et n'ont plus, semble-t-il, qu'un intérêt d'érudition.

Mais ce modernisme ne peut, croyons-nous, que raréfier une des principales sources auxquelles doit s'alimenter la réflexion pédagogique.

En effet, les doctrines les plus récentes ne sont pas nées d'hier; elles sont la suite de celles qui ont précédé, sans lesquelles, par conséquent, elles ne peuvent être comprises ; et ainsi, de proche en proche, pour découvrir les causes déterminantes d'un courant pédagogique de quelque importance, il faut généralement revenir assez loin en arrière. C'est même à cette condition que l'on aura quelque assurance que les vues nouvelles qui passionnent le plus les esprits ne sont pas de brillantes improvisations, destinées à sombrer rapidement dans l'oubli. Par exemple, pour pouvoir comprendre la tendance actuelle à l'enseignement par les choses, à ce qu'on peut appeler le réalisme pédagogique, il ne faut pas se borner à voir comment elle s'exprime chez tel ou tel contemporain; il faut remonter jusqu'au moment où elle prend naissance, c'est-à-dire au milieu du XVIIIe siècle en France, et vers la fin du XVIIe dans certains pays protestants. Par cela seul qu'elle se trouvera ainsi rattachée à ses origines premières, la pédagogie réaliste se présentera sous un tout autre aspect ; on se rendra mieux compte qu'elle tient à des causes profondes, impersonnelles, agissantes chez tous les peuples de l'Europe. Et en même temps, on sera dans de meilleures conditions pour apercevoir quelles sont ces causes, et, par conséquent, pour juger de la portée véritable de ce mouve­ment. Mais, d'un autre côté, ce courant pédagogique s'est constitué en opposition avec un courant contraire, celui de l'enseignement humaniste et livresque. On ne pourra donc apprécier sainement le premier qu'à condition de connaître aussi le second ; et nous voilà obligés de remonter bien plus haut encore dans l'histoire. Cette histoire de la pédagogie, pour porter tous ses fruits, ne doit pas, d'ailleurs, être séparée de l'histoire de l'enseignement. Bien que nous les ayons distinguées dans l'exposition, elles sont, en réalité, solidaires l'une de l'autre. Car, à chaque moment du temps, les doctrines dépendent de l'état de l'enseignement, qu'elles reflètent alors même qu'elles réagissent contre lui, et, d'autre part, dans la mesure où elles exercent une action efficace, elles contribuent à le déterminer.

La culture pédagogique doit donc avoir une base largement historique. C'est à cette condition que la pédagogie pourra échapper à un reproche qu'on lui a souvent adressé et qui a fortement nui à son crédit. Trop de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d'édifier leurs systèmes en faisant abstraction de ce qui avait existé avant eux. Le traitement auquel Ponocrates soumet Gargantua avant de l'initier aux méthodes nouvelles est, sur ce point, significatif: il lui purge le cerveau « avec élébore d'Anticyre » de manière à lui faire oublier « tout ce qu'il auoit apprins soubz ses anticques precepteurs ». C'était dire, sous une forme allégorique, que la pédagogie nouvelle ne devait rien avoir de commun avec celle qui avait précédé. Mais c'était du même coup se placer en dehors des conditions du réel. L'avenir ne peut être évoqué du néant : nous ne pouvons le construire qu'avec les matériaux que nous a légués le passé. Un idéal que l'on construit en prenant le contre-pied de l'état de choses existant n'est pas réalisable puisqu'il n'a pas de racines dans la réalité. D'ailleurs, il est clair que le passé avait ses raisons d'être ; il n'aurait pu durer s'il n'avait répondu à des besoins légitimes quine sauraient disparaître totalement du jour au lendemain; on ne peut donc en faire aussi radicalement table rase sans méconnaître des nécessités vitales. Voilà comment il se fait que la pédagogie n'a trop souvent été qu'une forme de littérature utopique. Nous plaindrions des enfants auxquels on appliquerait rigoureusement la méthode de Rousseau ou celle de Pestalozzi. Sans doute, ces utopies ont pu jouer un rôle utile dans l'histoire. Leur simplisme même leur a permis de frapper plus vivement les esprits et de les stimuler à l'action. Mais, d'abord, ces avantages ne sont pas sans inconvénients ; de plus, pour cette pédagogie de tous les jours, dont chaque maître a besoin en vue d'éclairer et de guider sa pratique quotidienne, il faut moins d'entraînement passionnel et unilatéral, et, au contraire, plus de méthode, un sentiment plus présent de la réalité et des difficultés multiples aux­quelles il est nécessaire de faire face. C'est ce sentiment que donnera une culture historique bien entendue.

  1. Seule, l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie permet de déterminer les fins que doit poursuivre l'éducation à chaque moment du temps. Mais, pour ce qui regarde les moyens nécessaires à la réalisation de ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander.

En effet, l'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état de la société à l'époque considérée. Mais, pour que cet idéal devienne une réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l'enfant. Or, la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir les modifier, si, du moins, on veut s'épargner, autant que possible, les tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer dans une certaine direction, encore faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature ; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause, l'action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie ou le sens de l'humanité ? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale des élèves dans l'un ou l'autre sens, que nous aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble des phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant qu'on voit dans les tendances un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif antérieur aux états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très différentes pour en régler le fonctionnement. Or, c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la fin - puisque la fin varie suivant les états sociaux - il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce desideratum.

Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue une importance toute particulière : c'est la psychologie collective. Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la conduire comme si elle n'était qu'une simple agglomération de sujets indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans une classe des phénomènes de contagion, de démoralisation collective, de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutaire, qu'il faut savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d'utiliser les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans l'enfance. Cependant, il y a, dès à présent, un certain nombre de propositions qu'il importe de ne pas ignorer.

Telles sont les principales disciplines qui peuvent éveiller et cultiver la réflexion pédagogique. Au lieu de chercher à édicter, pour la pédagogie, un code abstrait de règles méthodologiques - entreprise qui, en un mode de spéculation aussi composite et aussi complexe, n'est guère réalisable d'une manière satisfaisante - il nous a paru préférable d'indiquer de quelle manière le pédagogue nous paraît devoir être formé. Une certaine attitude de l'esprit en face des problèmes qu'il lui appartient de traiter se trouve, par cela même, déterminée.