II
Voilà donc deux groupes de problèmes dont le caractère purement scientifique ne peut être contesté. Les uns sont relatifs à la genèse, les autres au fonctionnement des systèmes d'éducation. Dans toutes ces recherches, il s'agit simplement ou de décrire des choses présentes ou passées, ou d'en rechercher les causes, ou d'en déterminer les effets.
Elles constituent une science ; voilà ce qu'est, ou plutôt voilà ce que serait la science de l'éducation.
Mais de l'esquisse même que nous venons d'en tracer, il ressort avec évidence que les théories que l'on appelle pédagogiques sont des spéculations d'une tout autre sorte. En effet, ni elles ne poursuivent le même but, ni elles n'emploient les mêmes méthodes. Leur objectif n'est pas de décrire ou d'expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont orientées ni vers le présent, ni vers le passé, mais vers l'avenir. Elles ne se proposent pas d'exprimer fidèlement des réalités données, mais d'édicter des préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas : voilà ce qui existe et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu'il faut faire. Même, les théoriciens de l'éducation ne parlent généralement des pratiques traditionnelles du présent et du passé qu'avec un dédain presque systématique. Ils en signalent surtout les imperfections. Presque tous les grands pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs contemporains. Ils ne mentionnent les systèmes anciens ou existants que pour les condamner, pour déclarer qu'ils sont sans fondement dans la nature. Ils en font plus ou moins complètement table rase et entreprennent de construire à la place quelque chose d'entièrement nouveau.
Si donc on veut s'entendre soi-même, il faut distinguer avec soin deux sortes de spéculations aussi différentes. La pédagogie est autre chose que la science de l'éducation. Mais alors qu'est-ce donc ? Pour faire un choix motivé, il ne nous suffit pas de savoir ce qu'elle n'est pas ; il nous faut indiquer en quoi elle consiste.
Dirons-nous que c'est un art ? La conclusion paraît s'imposer ; car d'ordinaire on ne voit pas d'intermédiaire entre ces deux extrêmes et l'on donne le nom d'art à tout produit de la réflexion qui n'est pas la science. Mais c'est étendre le sens du mot art au point d'y faire rentrer des choses très différentes.
En effet, on appelle également art l'expérience pratique acquise par l'instituteur au contact des enfants et dans l'exercice de sa profession. Or cette expérience est manifestement une chose très différente des théories du pédagogue. Un fait d'observation courante rend très sensible cette différence. On peut être un parfait éducateur et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie; inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique; nous n'aurions pas confié une classe ni à Rousseau ni à Montaigne. Même de Pestalozzi, qui pourtant était un homme du métier, on peut dire qu'il ne devait posséder que très incomplètement l'art de l'éducateur, comme le prouvent ses échecs répétés. La même confusion se retrouve dans d'autres domaines. On appelle art le savoir-faire de l'homme d'État, expert au maniement des affaires publiques. Mais on dit aussi que les écrits de Platon, d'Aristote, de Rousseau, sont des traités d'art politique ; et il est certain qu'on ne peut y voir des œuvres vraiment scientifiques, puisqu'elles ont pour objet non d'étudier le réel, mais de construire un idéal. Et pourtant, il y a un abîme entre les démarches de l'esprit qu'implique un livre comme le Contrat social et celles que suppose l'administration de l'État; Rousseau eût été vraisemblablement aussi mauvais ministre que mauvais éducateur. C'est ainsi encore que les meilleurs théoriciens des choses médicales ne sont pas, il s'en faut, les meilleurs cliniciens.
Il y a donc intérêt à ne pas désigner par un même mot deux formes d'activité aussi différentes. Il faut, croyons-nous, réserver le nom d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. C'est ainsi que tout le monde s'entend quand on parle de l'art du soldat, de l'art de l'avocat, de l'art de l'instituteur. Un art est un système de manières de faire qui sont ajustées à des fins spéciales et qui sont le produit soit d'une expérience traditionnelle communiquée par l'éducation, soit de l'expérience personnelle de l'individu. On ne peut les acquérir qu'en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit s'exercer l'action et en agissant soi-même. Sans doute, il peut se faire que l'art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n'en est pas un élément essentiel, puisqu'il peut exister sans elle. Même, il n'existe pas un seul art où tout soit réfléchi.
Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories ; ce sont des combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes proches du mouvement, qu'elles ont pour fonction d'orienter. Si ce ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action, et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre. Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui le dirigent.