I
Mon rôle, Messieurs, n'est pas de vous enseigner la technique de votre métier : elle ne peut s'apprendre que par l'usage et c'est par l'usage que vous l'apprendrez l'an prochain1. Mais une technique, quelle qu'elle soit, dégénère vite en un vulgaire empirisme, si celui qui s'en sert n'a jamais été mis à même de réfléchir au but qu'elle poursuit et aux moyens qu'elle emploie. Tourner votre réflexion vers les choses de l'enseignement et vous apprendre à l'y appliquer avec méthode, voilà précisément quelle sera ma tâche. Un enseignement pédagogique doit, en effet, se proposer, non de communiquer au futur praticien un certain nombre de procédés et de recettes, mais de lui donner une pleine conscience de sa fonction.
Mais, précisément parce que cet enseignement a nécessairement un caractère théorique, certains doutent qu'il puisse être utile. Ce n'est pas qu'on aille jusqu'à soutenir que la routine puisse se suffire et que la tradition n'ait pas besoin d'être guidée par une réflexion informée et avertie. En un temps où, dans toutes les sphères de l'activité humaine, on voit la science, la théorie, la spéculation, c'est-à-dire en somme la réflexion, pénétrer de plus en plus la pratique et l'éclairer, il serait par trop étrange que, seule, l'activité de l'éducateur fît exception. Sans doute, il est permis de critiquer sévèrement l'emploi que trop de pédagogues ont fait de leur raison ; on peut légitimement trouver que leurs systèmes, si artificiels, si abstraits, si pauvres au regard de la réalité, sont sans grande utilité pratique. Pourtant, ce n'est pas un motif suffisant pour proscrire à tout jamais la réflexion pédagogique et la déclarer sans raison d'être ; et on reconnaît en effet volontiers que la conclusion serait excessive. Seulement on estime que, par une véritable grâce d'état, le professeur de lycée n'a pas besoin d'être spécialement entraîné et exercé à cette forme particulière de réflexion.
Passe encore, dit-on, pour les maîtres de nos écoles primaires! En raison de la culture plus limitée qu'ils ont reçue, il peut être nécessaire de les provoquer à méditer sur leur profession, de leur expliquer les raisons des méthodes qu'ils emploient, afin qu'ils puissent s'en servir avec discernement. Mais avec un maître de l'enseignement secondaire dont l'esprit a été, au lycée d'abord, puis à l'Université, aiguisé de toutes les manières, rompu à toutes les hautes disciplines, toutes ces précautions ne sont que du temps perdu. Qu'on le mette en face de ses élèves, et aussitôt la puissance de réflexion qu'il a acquise au cours de ses études s'appliquera naturellement à sa classe, alors même qu'elle n'aurait été soumise à aucune éducation préalable.
Il y a pourtant un fait qui ne paraît guère témoigner en faveur de cette aptitude native que l'on prête au professeur de lycée pour la réflexion professionnelle. Dans toutes les formes de la conduite humaine où la réflexion s'introduit, on voit, au fur et à mesure qu'elle s'y développe, la tradition devenir plus malléable et plus accessible aux nouveautés. La réflexion, en effet, est l'antagoniste naturelle, l'ennemie née de la routine. Elle seule peut empêcher les habitudes de se prendre sous une forme immuable, rigide, qui les soustraie au changement ; elle seule peut les tenir en haleine, les entretenir dans l'état de souplesse et de flexibilité nécessaires pour qu'elles puissent varier, évoluer, s'adapter à la diversité et à la mobilité des circonstances et des milieux. Inversement, moindre est la part de la réflexion, plus grande est celle de l'immobilisme. Or il se trouve que l'enseignement secondaire se fait remarquer, non par un appétit immodéré de nouveautés, mais par un véritable misonéisme. Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé, alors que le régime politique, économique, moral, s'est transformé, il y a eu cependant quelque chose qui est resté relativement immuable : ce sont les conceptions pédagogiques qui sont à la base de ce qu'on est convenu d'appeler l'enseignement classique. Sauf quelques additions qui ne touchaient pas au fond des choses, les hommes de ma génération ont encore été élevés d'après un idéal qui ne différait pas sensiblement de celui dont s'inspiraient les collèges de jésuites au temps du grand Roi. Il n'y a vraiment rien là qui permette de penser que l'esprit de critique et d'examen ait joué dans notre vie scolaire un rôle bien considérable.
C'est qu'en effet il n'est pas vrai qu'on soit apte à réfléchir sur un ordre déterminé de faits, par cela seul qu'on a l'occasion d'exercer sa réflexion dans un cercle de choses différentes. Nombreux sont les grands savants, qui ont illustré leur science, et qui pourtant, pour tout ce qui est en dehors de leur spécialité, sont comme des enfants. Ces hardis novateurs se comportent, par ailleurs, comme de simples routiniers qui ne pensent ni n'agissent autrement que le vulgaire ignorant. La raison en est que les préjugés qui entravent l'essor de la réflexion diffèrent selon l'ordre de choses auquel ils se rapportent; il peut donc se faire que les uns aient cédé, alors que les autres gardent toute leur force de résistance, qu'un même esprit se soit libéré sur un point, alors que sur l'autre il reste en servitude. J'ai connu un très grand historien, dont je garde fidèlement et respectueusement le souvenir, et qui, en matière d'enseignement, en était resté, ou peu s'en faut, à l'idéal de Rollin. D'ailleurs, chaque catégorie de faits demande à être réfléchie à sa façon, d'après les méthodes qui lui sont propres ; et ces méthodes ne s'improvisent pas, mais doivent s'apprendre. Il ne suffit donc pas d'avoir réfléchi aux finesses des langues mortes, ou aux lois des mathématiques, ou aux événements de l'histoire soit ancienne, soit moderne, pour être ipso facto en état de réfléchir méthodiquement aux choses de l'enseignement. Mais cette forme déterminée de réflexion constitue une spécialité qui réclame une initiation préalable ; la suite de ce cours en sera la preuve.
1. Pendant leur seconde année de préparation, les candidats à l'agrégation font un stage dans les lycées de Paris. ↩