II

En résumé, bien loin que l'éducation ait pour objet unique ou principal l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres une suffisante homogénéité. L'éducation perpétue et renforce cette homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes essentielles que suppose la vie collective. Mais, d'un autre côté, sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible. L'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Elle consiste donc, sous l'un ou l'autre de ses aspects, en une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux êtres, qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à nous-même et aux événements de notre vie personnelle. C'est ce qu'on pourrait appeler l’être individuel, L'autre est un système d'idées, de sentiments, d'habitudes qui expriment en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous faisons partie; telles sont les croyances religieu­ses, les croyances et les pratiques morales, les traditions nationales ou profession­nelles, les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de l'éducation.

C'est par là, d'ailleurs, que se montrent le mieux l'importance de son rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de l'homme, mais il d’en est pas résulté par un développement spontané. Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer, à se sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous prédisposât à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire honneur. C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales devant lesquelles l'homme a senti son infériorité. Or, si l'on fait abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues à l'hérédité, l'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se trouve donc, pour ainsi dire, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus rapides, à lêtre égoïste et asocial qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une vie sociale et morale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation et vous en apercevez toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer l'organisme individuel dans le sens marqué par la nature, à rendre apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. Elle crée dans l'homme un homme nouveau et cet homme est fait de tout ce qu'il y a de meilleur en nous, de tout ce qui donne du prix et de la dignité à la vie. Cette vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de l'éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l'on peut appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de certains instincts qui sommeillent dans l'animal; mais elle ne l'initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles; mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque rien de ses parents qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés assez simples qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs, que chaque individu porte en lui, tout constitués, dès sa naissance. L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l'individu. Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s'incarner, en quelque sorte, dans nos tissus, se matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent se transmettre d'une génération à l'autre par la voie de l'hérédité. C'est par l'éducation que se fait la transmission.

Une cérémonie que l'on rencontre dans une multitude de sociétés met bien en évidence ce trait distinctif de l'éducation humaine et montre même que l'homme en a eu très tôt le sentiment. C'est la cérémonie de l'initiation. Elle a lieu une fois l'éducation terminée ; généralement même, elle clôt une dernière période où les anciens parachèvent l'instruction du jeune homme en lui révélant les croyances les plus fondamentales et les rites les plus sacrés de la tribu. Une fois qu'elle est accomplie, le sujet qui l'a subie prend rang dans la société ; il quitte les femmes au milieu desquelles s'était passée toute son enfance ; il a désormais sa place marquée parmi les guerriers; en même temps, il prend conscience de son sexe dont il a dès lors tous les droits et tous les devoirs. Il est devenu un homme et un citoyen. Or, c'est une croyance universellement répandue chez tous ces peuples que l'initié, par le fait même de l'initiation, est devenu un homme entièrement nouveau; il change de personnalité, il prend un autre nom, et l'on sait que le nom n'est pas alors considéré comme un simple signe verbal, mais comme un élément essentiel de la personne. L'initiation est considérée comme une seconde naissance. Cette transformation, l'esprit primitif se la représente symboliquement en imaginant qu'un principe spirituel, une sorte de nouvelle âme, est venu s'incarner dans l'individu. Mais si l'on écarte de cette croyance les formes mythiques dans lesquelles elle s'enveloppe, ne trouve-t-on pas sous le symbole cette idée, obscurément entrevue, que l'éducation a eu pour effet de créer dans l'homme un être nouveau ? C'est l'être social.

Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir en effet que les qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors, n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir et recherche spontané ment ? Telles sont les qualités diverses de l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques, et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de Porganisme.

Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers laquelle il tend de lui-même, bien qu'il y atteigne plus rapidement grâce au concours de la société. - Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu'ici comme ailleurs l'éducation répond avant tout à des nécessités externes, c'est-à-dire sociales, c'est qu'il est des sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout et qu'en tout cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il s'en faut que les avantages d'une solide culture intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science, l'esprit critique, que nous mettons aujourd'hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d'esprit ? Et il faut se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. D'eux mêmes, ils n'avaient alors aucun désir de la science, tout simplement parce que les sociétés dont ils faisaient partie n'en sentaient aucunement la nécessité. Pour pouvoir vivre, elles avaient avant tout besoin de traditions fortes et respectées. Or la tradition n’éveille pas, mais tend plutôt à exclure, la pensée et la réflexion. Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état du milieu social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et l'éducation physique sera spontanément rejetée au dernier plan. C'est un peu ce qui s'est produit dans les écoles du Moyen Age. De même, suivant les courants de l'opinion, cette même éducation sera entendue dans les sens les plus différents A. Sparte, elle avait surtout pour objet d'endurcir les membres à la fatigue; à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue; au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers agiles et souples ; de nos jours, elle n'a plus qu'un but hygiénique et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d'une culture intellectuelle trop intense. Ainsi, même ces qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément désirables, l'individu ne les recherche que quand la société l'y invite, et il les recherche de la façon qu'elle lui prescrit.

Vous voyez à quel point la psychologie toute seule est une ressource insuffisante pour le pédagogue. Non seulement, comme je vous le montrais tout d'abord, c'est la société qui trace à l'individu l'idéal qu'il doit réaliser par l'éducation, mais encore, dans la nature individuelle, il n'y a pas de tendances déterminées, pas d'états définis qui soient comme une première aspiration vers cet idéal, qui en puissent être regardés comme la forme intérieure et anticipée. Ce n'est pas sans doute qu'il n'existe en nous des aptitudes très générales sans lesquelles il serait évidemment irréalisable. Si l'homme peut apprendre à se sacrifier, c'est qu'il n'est pas incapable de sacrifice ; s'il a pu se soumettre à la discipline de la science, c'est qu'il n'y était pas impropre. Par cela seul que nous faisons partie intégrante de l'univers, nous tenons à autre chose que nous-même; il y a ainsi en nous une première impersonnalité qui prépare au désintéressement. De même, par cela seul que nous Pensons, nous avons une certaine inclination à connaître. Mais entre ces vagues et confuses prédispositions, mêlées d'ailleurs à toute sorte de prédispositions contraires, et la forme si définie et si particulière qu'elles prennent sous l'action de la société, il y a un abîme. Il est impossible à l'analyse même la plus pénétrante de percevoir par avance dans ces germes indistincts ce qu'ils sont appelés à devenir une fois que la collectivité les a fécondés. Car celle-ci ne se borne pas à leur donner un relief qui leur manquait; elle leur ajoute quelque chose. Elle leur ajoute son énergie propre et, par cela même, elle les transforme et en tire des effets qui n'y étaient pas primitivement contenus. Ainsi, quand même la conscience individuelle n'aurait plus pour nous de mystère, quand même la psychologie serait une science achevée, elle ne saurait renseigner l'éducateur sur le but qu'il doit poursuivre. Seule, la sociologie peut, soit nous aider à le comprendre, en le rattachant aux états sociaux dont il dépend et qu'il exprime, soit nous aider à le découvrir, quand la conscience publique, troublée et incertaine, ne sait plus quel il doit être.