PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE

MESSIEURS,

C'est pour moi un très grand honneur, et dont je sens vivement tout le prix, d'avoir à suppléer dans cette chaire l'homme de haute raison et de ferme volonté à qui la France doit, pour une si large part, la rénovation de son enseignement primaire. En contact intime avec les maîtres de nos écoles depuis quinze ans que je professe la pédagogie à l'Université de Bordeaux, j'ai pu voir de près l’œuvre à laquelle le nom de M. Buisson restera définitivement attaché, et j'en connais, par suite, toute la grandeur. Surtout quand on se reporte par la pensée à l'état dans lequel se trouvait cet enseignement au moment où la réforme en fut entreprise, il est impossible de ne pas admirer l'importance des résultats obtenus et la rapidité des progrès accomplis. Les écoles multipliées et matériellement transformées, des méthodes rationnelles substituées aux vieilles routines d'autrefois, un véritable essor donné à la réflexion pédago­gique, une stimulation générale de toutes les initiatives, tout cela constitue certainement une des plus grandes et des plus heureuses révolutions qui se soient produites dans l'histoire de notre éducation nationale. Ce fut donc pour la science une véritable bonne fortune quand M. Buisson, jugeant sa tâche achevée, renonça à ses absorbantes fonctions pour communiquer au public, par la voie de l'enseignement, les résultats de son incomparable expérience. Une pratique aussi étendue des choses, éclairée d'ailleurs par une large philosophie, à la fois prudente et curieuse de toutes les nouveautés, devait nécessairement donner à sa parole une autorité que venaient rehausser encore le prestige moral attaché à sa personne et le souvenir des services rendus dans toutes les grandes causes auxquelles M. Buisson a consacré sa vie.

Je ne vous apporte rien qui ressemble à une compétence aussi particulière. Aussi aurais-je lieu de me sentir singulièrement effrayé devant les difficultés de ma tâche, si je ne me rassurais un peu à la pensée que des problèmes aussi complexes peuvent être utilement étudiés par des esprits divers et de points de vue différents. Sociologue, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation. D'ailleurs bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire, convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence leur véritable nature. Je considère, en effet, comme le postulat même de toute spéculation pédagogique que l'édu­cation est chose éminemment sociale, par ses origines comme par ses fonctions, et que, par suite, la pédagogie dépend de la sociologie plus étroitement que de toute autre science. Et puisque cette idée est appelée à dominer tout mon enseignement, comme elle dominait déjà l'enseignement similaire que je donnais naguère dans une autre Université, il m'a paru qu'il convenait d'employer ce premier entretien à la dégager et à la préciser afin que vous puissiez mieux en suivre les applications ultérieures. Ce n'est pas qu'il puisse être question d’en faire une démonstration expresse au cours d'une seule et unique leçon. Un principe aussi général et dont les répercussions sont aussi étendues ne peut se vérifier que progressivement, au fur et à mesure que l'on avance dans le détail des faits et qu'on voit comment il s'y applique. Mais ce qui est possible dès maintenant, c'est de vous en donner un aperçu d'ensemble; c'est de vous indiquer les principales raisons qui doivent le faire accepter, dès le début de la recherche, à titre de présomption provisoire et sous réserve des vérifications nécessaires ; c'est, enfin, d'en marquer la portée en même temps que les limites, et ce sera l'objet de cette première leçon.