III

Mais la pédagogie ainsi entendue est exposée à une objection dont on ne peut se dissimuler la gravité. Sans doute, dit-on, une théorie pratique est possible et légitime quand elle peut s'appuyer sur une science constituée et incontestée dont elle n'est que l'application. Dans ce cas, en effet, les notions théoriques d'où sont déduites les conséquences pratiques ont une valeur scientifique qui se communique aux conclusions qu'on en tire. C'est ainsi que la chimie appliquée est une théorie pratique qui n'est que la mise en œuvre des théories de la chimie pure. Mais une théorie pratique ne vaut que ce que valent les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales. Or, sur quelles sciences la pédagogie peut-elle s'appuyer ? Il devrait d'abord y avoir la science de l'éducation. Car, pour savoir ce que l'éducation doit être, il faudrait avant tout savoir quelle en est la nature, quelles sont les conditions diverses dont elle dépend, les lois suivant lesquelles elle a évolué dans l'histoire. Mais la science de l'éducation n'existe guère qu'à l'état de projet. Restent, d'une part, les autres branches de la sociologie qui pourraient aider la pédagogie à fixer le but de l'éducation avec l'orientation générale des méthodes ; de l'autre, la psychologie dont les enseignements pourraient être très utiles pour la détermination, dans le détail, des procédés pédagogiques. Mais la sociologie est une science à peine naissante; elle ne compte que bien peu de propositions établies, si tant est qu'il y en ait. La psychologie elle-même, bien qu'elle se soit constituée plus tôt que les sciences sociales, est l'objet de toutes sortes de controverses ; il n'est pas de questions psychologiques sur lesquelles on ne soutienne encore les thèses les plus opposées. Dès lors, que peuvent valoir des conclusions pratiques qui reposent sur des données scientifiques à la fois aussi incertaines et aussi incomplètes ? Que peut valoir une spéculation pédagogique qui manque de toutes bases, ou dont les bases, quand elles ne font pas totalement défaut, manquent à ce point de solidité ?

Le fait que l'on invoque ainsi pour dénier tout crédit à la pédagogie est, en lui-même, incontestable. Il est certain que la science de l'éducation est tout entière à faire, que la sociologie et la psychologie sont encore bien peu avancées. Si donc il nous était permis d'attendre, il serait prudent et méthodique de patienter jusqu'à ce que ces sciences eussent fait des progrès et pussent être utilisées avec plus d'assurance. Mais c'est que, justement, la patience ne nous est pas permise. Nous ne sommes pas libres de nous poser ou d'ajourner le problème : il nous est posé, ou plutôt imposé par les choses elles-mêmes, par les faits, par la nécessité de vivre. La question n'est pas entière. Nous sommes embarqués et il faut suivre. Sur bien des points, notre système traditionnel d'éducation n'est plus en harmonie avec nos idées et nos besoins. Nous n'avons donc de choix qu'entre les deux partis suivants : ou bien essayer de maintenir quand même les pratiques que nous a léguées le passé, bien qu'elles ne répondent plus aux exigences de la situation, ou bien entreprendre résolument de rétablir l'harmonie troublée en cherchant qu'elles sont les modifications nécessaires. De ces deux partis, le premier est irréalisable et ne peut aboutir. Rien n'est vain comme ces tentatives pour donner une vie artificielle et une autorité d'apparence à des institutions vieillies et discréditées. L'échec est inévitable. On ne peut pas étouffer les idées que ces institutions contredisent; on ne peut pas faire taire les besoins qu'elles froissent. Les forces contre lesquelles on entreprend ainsi de lutter ne peuvent pas ne pas avoir le dessus.

Il n'y a donc qu'à se mettre courageusement à l’œuvre, qu'à rechercher les changements qui s'imposent et à les réaliser. Mais comment les découvrir si ce n'est pas la réflexion ? Seule, la conscience réfléchie peut suppléer aux lacunes de la tradition, quand celle-ci vient à faire défaut. Or qu'est-ce que la pédagogie, sinon la réflexion appliquée le plus méthodique­ment possible aux choses de l'éducation en vue d'en régler le développement ? Sans doute, nous n'avons pas entre les mains tous les éléments qui seraient désirables pour résoudre le problème ; mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à le résoudre puisqu'il faut qu'il soit résolu. Nous n'avons donc rien d'autre à faire qu'à faire pour le mieux, qu'à rassembler le plus de faits instructifs qu'il nous est possible, qu'à les interpréter avec le plus de méthode que nous pouvons y mettre, afin de réduire au minimum les chances d'erreur. Tel est le rôle du pédagogue. Rien n'est vain et stérile comme ce puritanisme scientifique qui, sous prétexte que la science n'est pas faite, conseille l'abstention et recommande aux hommes d'assister en témoins indifférents, ou tout au moins résignés, à la marche des événements. A côté du sophisme d'ignorance, il y a le sophisme de science qui n'est pas moins dangereux. Sans doute, à agir dans ces conditions, on court des risques. Mais l'action ne va jamais sans risques; la science, si avancée qu'elle puisse être, ne saurait les supprimer. Tout ce qu'on peut nous demander, c'est de mettre tout ce que nous avons de science, si imparfaite qu'elle soit, et tout ce que nous avons de conscience, à prévenir ces risques autant qu'il est en nous. Et c'est précisément en cela que consiste le rôle de la pédagogie.

Mais la pédagogie ne sera pas seulement utile dans ces périodes critiques où il faut, en toute urgence, remettre un système scolaire en harmonie avec les besoins du temps ; aujourd'hui, tout au moins, elle est devenue un auxiliaire constamment indispensable de l'éducation.

C'est que, en effet, si l'art de l'éducateur est fait, avant tout, d'instincts et d'habitudes devenues presque instinctives, il est cependant nécessaire que l'intelligence ne s'en retire pas. La réflexion ne saurait en tenir lieu, mais il ne saurait se passer de la réflexion, du moins à partir du moment où les peuples ont atteint un certain degré de civilisation. En effet, une fois que la personnalité individuelle est devenue un élément essentiel de la culture intellectuelle et morale de l'humanité, l'éducateur doit tenir compte du germe d'individualité qui est en chaque enfant. Il doit, par tous les moyens possibles, chercher à en favoriser le développement. Au lieu d'appliquer à tous, d'une manière invariable, la même réglementation impersonnelle et uniforme, il devra, au contraire, varier, diversifier les méthodes suivant les tempéraments et la tournure de chaque intelligence. Mais, pour pouvoir accommoder avec discernement les pratiques éducatives à la variété des cas particuliers, il faut savoir à quoi elles tendent, quelles sont les raisons des différents procédés qui les constituent, les effets qu'elles produisent dans les différentes circonstances ; il faut, en un mot, les avoir soumises à la réflexion pédagogique. Une éducation empirique, machinale, ne peut pas ne pas être compressive et niveleuse. D'autre part, à mesure qu'on avance dans l'histoire, l'évolution sociale devient plus rapide; une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent sans cesse ; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que l'éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de l'empêcher de tomber sous le joug de l'habitude et de dégénérer en automatisme machinal et immuable, c'est de la tenir perpétuellement en haleine par la réflexion. Quand l'éducateur se rend compte des méthodes qu'il emploie, de leur but et de leur raison d'être, il est en état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s'il arrive à se convaincre que le but à poursuivre n'est plus le même ou que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est, par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est l'obstacle aux progrès nécessaires.

C'est pourquoi, s'il est vrai, comme nous le disions en commençant, que la pédagogie n'apparaît dans l'histoire que d'une manière intermittente, il faut cependant ajouter qu'elle tend de plus en plus à devenir une fonction continue de la vie sociale. Le Moyen Age n'en avait pas besoin. C'était une époque de conformisme où tout le monde pensait et sentait de la même manière, où tous les esprits étaient comme coulés dans le même moule, où les dissidences individuelles étaient rares, et d'ailleurs proscrites. Aussi l'éducation était-elle impersonnelle ; le maître, dans les écoles médiévales, s'adressait collectivement à tous ses élèves sans qu'il eût l'idée d'approprier son action à la nature de chacun. En même temps, l'immutabilité des croyances fondamentales s'opposait à ce que le système éducatif évoluât très rapidement. Pour ces deux raisons, il avait donc moins besoin d'être guidé par la pensée pédagogique. Mais, à la Renaissance, tout change : les personnalités individuelles se dégagent de la masse sociale où elles étaient, jusque-là, absorbées et confondues ; les esprits se diversifient; en même temps le développement historique s'accélère ; une nouvelle civilisation se constitue. Pour répondre à tous ces changements, la réflexion pédagogique s'éveille, et, bien qu'elle n'ait pas toujours brillé d'un même éclat, cependant, elle ne devait plus s'éteindre complètement.