Chapitre VII : Le système des Jésuites et celui de l'université

Nous avons vu, dans le précédent chapitre, qu'un des principes généraux de la politique des Jésuites était de déférer aux goûts et aux idées du temps pour pouvoir mieux en diriger le développement. C'est ce même principe que nous avons retrouvé à la base de leur pédagogie. Parce que les lettres anciennes avaient la faveur du public cultivé, ils s'en firent les dévots ; mais ils ne professèrent l'humanisme que pour le contenir, le canaliser, l'empêcher de produire ses effets naturels. Abandonné à lui-même, l'humanisme était en train de déterminer une renaissance de l'esprit païen ; les Jésuites entreprirent d'en faire un instrument d'éducation chrétienne. Mais pour cela il leur fallait, à peu près, vider les œuvres des écrivains anciens de leur contenu positif, c'est-à-dire de leur paganisme, pour n'en garder que la forme, sauf à animer cette forme d'un esprit chrétien. Leur humanisme se trouva ainsi condamné au formalisme le plus complet qui se pût concevoir. En définitive, tout ce qu'ils demandèrent à l'Antiquité, ce fut non des idées, non une certaine manière de concevoir le monde, mais des mots, des combinaisons verbales, des modèles de style. Ils l'étudièrent non pour la comprendre et la faire comprendre, mais pour en parler la langue, qui ne se parlait plus.

Si donc on peut dire des Jésuites qu'ils réalisèrent en un sens l'idéal pédagogique de la Renaissance, ce ne fut cependant pas sans l'avoir mutilé et appauvri. Avec eux, en effet, il perdit un des éléments qui entraient dans sa composition : c'est le goût de l'érudition. Je ne parle pas seulement de cette passion pour l'omniscience que ressentaient Rabelais et les grands encyclopédistes de l'époque : il est trop clair qu'il n'en reste pas de traces dans le système d'enseignement des Jésuites. Le somptueux banquet auquel s'asseyait Pantagruel pour satisfaire son insatiable appétit de savoir est desservi. Mais même les pédagogues dont ils paraissent s'inspirer plus directement, même Érasme, ne concevaient pas l'humanisme sans un savoir étendu. Car, pour pouvoir comprendre et expliquer les auteurs anciens, il faut connaître la civilisation ancienne dont ils sont tout pénétrés, et on se rappelle, en effet, les connaissances multiples qu'Érasme réclame du futur maître.

C'est que les grands humanistes du XVIe siècle aimaient l'Antiquité sans réserve ; ils l'aimaient pour elle-même, et tout entière, parce qu'ils y trouvaient réalisé cet idéal de culture polie et d'instruction élégante auquel ils aspiraient. Sans le reconnaître, sans se l'avouer à eux-mêmes, ils s'étaient fait en partie une âme païenne ; et, par suite, ils étaient curieux de tout ce qui concernait ce monde antique où ils vivaient idéalement le meilleur de leur existence et dont, pour ainsi dire, ils se sentaient citoyens. L'histoire, la civilisation de Rome et de la Grèce étaient réellement leur civilisation et leur histoire.

Il n'en est plus du tout de même chez les Jésuites, qui, tout en introduisant l'enfant dans ces mêmes milieux, se font un devoir de veiller à ce qu'il y reste moralement étranger. Il leur suffit qu'il sache bien le mécanisme des langues qui s'y parlaient. Or, pour cela, l'érudition, la science de l'Antiquité, est chose inutile. Aussi ne jouait-elle, chez les Jésuites, qu'un rôle tout à fait accessoire. Déjà nous avons eu l'occasion de dire que l'histoire n'y était pas enseignée. Quand le maître expliquait, il devait, à vrai dire, donner chemin faisant quelques renseignements historiques ou archéologiques. Était-il question des grands dieux, il expliquait quelles étaient chez les Romains les divinités supérieures ; rencontrait-on le mot de clipeus (bouclier), il décrivait les différentes sortes de boucliers, leur forme et leurs usages, etc. Mais il était recommandé au maître de ne faire à l'érudition qu'une place modérée. Même, d'après le Ratio, c'était une sorte d'exercice de luxe, plutôt destiné à récréer, et réservé en conséquence pour les jours de congé. « Les jours de congé, dit le § 5 du Règlement relatif au professeur de rhétorique, on pourra de temps en temps faire de l'érudition au sujet d'un historien ou d'un poète… On ne s'y appliquera que modérément. » Voilà, dans cet enseignement, tel qu'il fut conçu à l'origine, à peu près tout ce que représentaient les connaissances positives.

On peut constater maintenant que, comme nous l'avions annoncé, la pédagogie de la Renaissance, au lieu de s'élargir, de se compliquer, comme il arrive d'ordinaire, en se réalisant dans la pratique scolaire, s'est, au contraire, amincie, est devenue plus étroite et plus exclusive, s'est outrée dans son propre sens. Déjà l'humanisme était entaché d'un formalisme que nous lui avons reproché ; avec les Jésuites, ce formalisme s'est encore exagéré, puisque avec eux l'Antiquité cesse d'être une chose que l'on étudie avec amour, par sympathie et curiosité, pour devenir une simple école de style. Du même coup, le caractère aristocratique de l'éducation, telle que l'avait conçue la Renaissance, ne fit que s'accentuer. A quelles fins utiles pouvait répondre un enseignement dont tout l'objet était d'apprendre une langue qui n'était même pas celle dont on se servait dans la vie ? Il y a, il est vrai, un côté par où l'enseignement des Jésuites a un caractère très réaliste : avant tout, en effet, ils visent à faire de leurs élèves des catholiques fidèles, respectueux de la tradition. Aussi, cette culture, qui, pour les pédagogues de la Renaissance, avait toute sa valeur en elle-même et par elle-même, qu'ils célébraient parce qu'elle leur paraissait la plus belle qui fût connue, se trouve désormais servir à une fin pratique. Mais elle y sert malgré elle ; elle y est assujettie par une habile contrainte. Par sa nature, l'humanisme répugne à l'emploi qui en est fait ; il en résulte qu'il dépasse, déborde de tous les côtés le but qui lui est ainsi assigné. Il est trop clair que, pour devenir un bon catholique, il n'est nullement nécessaire de devenir un habile imitateur de Virgile et de Cicéron, d'être initié à tous les secrets de la période oratoire ou de la versification latine. Les qualités que développait l'enseignement des Jésuites ne servaient donc pas plus à la foi qu'à la vie civile. C'est qu'en définitive, l'humanisme est pour eux une sorte de rideau derrière lequel ils vont à leur fin, beaucoup plus qu'il n'est un moyen d'atteindre à cette fin.

Mais alors, d'où vient le succès de cet enseignement ? D'où vient qu'il l'emporta, et si vite, sur celui que donnaient parallèlement les collèges de l'Université ?

La comparaison de ces deux sortes d'enseignement est facilitée par ce fait qu'au moment même où les Jésuites éprouvaient le besoin de fixer en un règlement précis le Ratio studiorum, les principes de leur pédagogie, l'Université, de son côté, procéda à une codification du même genre. Henri IV, sentant que les temps nouveaux réclamaient une refonte complète des vieux programmes universitaires, chargea, en 1595, un comité, composé mi-partie de professeurs, mi-partie de magistrats et d'ecclésiastiques séculiers, d'établir de nouveaux statuts qui furent définitivement promulgués en l'an 1600. Or, quand on compare ce nouveau règlement, qui est resté la charte de l'Université jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, avec celui du Ratio studiorum, on constate que les deux conceptions ne diffèrent par rien d'essentiel. Le but principal de l'enseignement, c'est d'apprendre à écrire ; le moyen, ce sont les exercices de composition et l'explication des auteurs anciens. Sur six heures de classe journalière, une doit être employée à expliquer, réciter les règles (grammaire ou rhétorique), toutes les autres en lectures, explications ou exercices de style. Tout comme chez les Jésuites, les seuls auteurs expliqués sont ou latins ou grecs, il n'est pas parlé d'auteurs français ; comme chez les Jésuites aussi, le latin est la seule langue tolérée à l'intérieur des collèges. La division des classes est même sensiblement la même. A l'origine, il est vrai, les Jésuites n'avaient que cinq classes, mais avec le temps la cinquième fut dédoublée.

Les différences ne sont, en définitive, que secondaires. Nous avons vu que l'élève des Jésuites vivait dans un tourbillon de devoirs écrits. L'Université, sur ce point, était moins exigeante. Les écoliers n'étaient tenus de remettre au principal du collège que trois thèmes, grecs ou latins, par semaine. Il en résulte que les explications pouvaient prendre plus de place ; et elles absorbaient, en effet, la majeure partie des heures de classe. Contrairement, d'ailleurs, à l'usage des Jésuites, les textes devaient être expliqués en entier. Un des réformateurs de l'Université, celui qui a peut-être le plus contribué à empêcher que l'Université ne disparût complètement devant la corporation rivale, Ed. Richer, proteste contre cette pratique de « châtrer les livres », d'où il résulte, dit-il, que « les jeunes gens n'apprennent rien de suivi ni d'achevé, rien qui forme un tout parfait et accompli ». C'est la preuve que les maîtres de l'Université ne cherchaient pas seulement dans les écrivains anciens des morceaux isolés à étudier, des sortes de corrigés d'une autorité particulière, mais avaient conscience qu'une œuvre a une unité dont il faut donner le sentiment aux élèves.

Une différence plus importante tient à l'état d'esprit dans lequel l'Université aborde l'étude de l'Antiquité. Les Jésuites, comme nous l'avons vu, ne la révélaient à leurs élèves qu'avec défiance et inquiétude ; aussi s'efforçaient-ils d'en masquer certains aspects, et les plus importants. Les maîtres de l'Université étaient plus près de la pensée des grands humanistes de la Renaissance. Le paganisme ne les effraye pas ; ils l'étudient avec confiance et sans arrière-pensée. Ils ne sentent nullement le besoin de le dénaturer pour le rendre inoffensif. Seulement, cette confiance venait surtout d'une illusion historique que les Jésuites, plus clairvoyants, ne partageaient pas. Ceux-ci avaient le sentiment très net de la distance qu'il y a entre ces deux civilisations, l'une tout imprégnée d'esprit eudémoniste, l'autre toute pénétrée du principe contraire ; l'une qui fait du bonheur un autre aspect de la vertu, de quelque manière que celle-ci soit conçue, l'autre qui sanctifie et glorifie la souffrance. Les maîtres de l'Université, au contraire, sans être des païens, se faisaient pourtant de la morale chrétienne une conception plus simple, plus moyenne, plus terre à terre ; pour cette raison, ils croyaient sincèrement la retrouver dans l'Antiquité dont ils n'avaient, par suite, aucune raison de se défier.

Rien de plus démonstratif sur ce point que le langage tenu par Rollin, qui pourtant écrivait au commencement du XVIIIe siècle, c'est-à-dire à un moment où les sciences historiques n'étaient pas sans avoir fait quelques progrès. Avec Horace, il estime qu'il y a chez Homère « une morale plus épurée et plus exacte que dans les livres des plus excellents philosophes » ; il nous montre comment on peut apprendre d'Homère la manière dont il faut respecter la divinité, les rois, la famille, etc. Il reconnaît bien que, dans la description que le poète nous donne des dieux du paganisme, il y a des égarements qu'un bon chrétien ne saurait admettre : « Il faut avouer, dit-il, qu'il nous en donne une étrange idée. Ils se querellent, ils se font des reproches, ils se disent des injures. L'adultère, l'inceste, les crimes les plus détestables perdent toute leur noirceur dans le ciel et y sont même en honneur. » Mais, en même temps, il ajoute qu'il n'est pas difficile d'y apercevoir autre chose. Il y a, dit-il, des vérités religieuses fondamentales « que la nature a gravées dans le cœur de l'homme et qu'une tradition constante et universelle y a conservées ». C'est ainsi qu'il croit démêler, dans la religion homérique, la croyance en un Dieu suprême, unique, tout-puissant, dont les décrets forment la destinée, l'idée d'une providence, de l'immortalité de l'âme, etc., et, dit-il, « c'est sur ces maximes fondamentales de la religion qu'il faut avoir soin de rendre attentifs les jeunes gens ». Ainsi, au fond, Rollin et l'Université faisaient ingénument, sincèrement, ce que les Jésuites faisaient par savante politique. Eux aussi, ils montraient à leurs élèves les hommes de l'antiquité, non tels qu'ils étaient réellement, mais dépouillés de toute couleur locale, de leurs principaux caractères spécifiques, comme des sortes de chrétiens avant la lettre. Ce qu'ils cherchaient dans la civilisation ancienne, c'est ce qui leur paraissait constituer le fond commun de toute civilisation humaine. Toute la différence avec les Jésuites, c'est qu'eux voyaient vraiment les choses telles qu'ils les montraient, c'est qu'ils croyaient ne recourir à aucun artifice, alors que les Jésuites altéraient délibérément, en quelque sorte, la réalité pour la présenter sous les formes qui leur paraissaient les plus convenables.

Et, sans doute, c'est là une diversité de points de vue que l'avenir pourra développer. Mais ces différences sont, en définitive, de nuances et de degrés, non de principes. De part et d'autre, on voit dans les langues et les littératures anciennes l'instrument, par excellence, de la culture ; de part et d'autre, on assigne à l'art d'écrire la même place dominante dans l'éducation. Et, si l'Université a plus de sympathie vraie pour les hommes de Rome et de la Grèce, c'est en partie parce qu'elle les voit par le côté où ils sont hommes, plutôt que par celui où ils sont Grecs ou Romains.

Au reste, ce qui montre mieux qu'il n'y avait pas de divergence fondamentale entre les deux systèmes, c'est la manière dont Rollin parle du P. Jouvency dont il admire sans réserve le traité : « Ce livre, dit-il, est écrit avec une pureté et une élégance, avec une solidité de jugement et de réflexion, avec un goût de piété qui ne laissent rien à désirer, sinon que l'ouvrage fût plus long et que les matières y fussent plus approfondies ; mais ce n'était pas le dessein de l'auteur. »

Et cependant, à ce moment, on ne peut confondre tout à fait les méthodes des Jésuites et celles de l'Université. La vraie différence n'était pas tant dans la nature du but poursuivi ou des procédés employés que dans la manière dont on s'en servait en vue d'atteindre ce but. La culture que donnaient les Jésuites était extraordinairement intensive et forcée. On sent comme un immense effort pour porter presque violemment les esprits à une sorte de précocité artificielle et apparente. De là, cette multitude de devoirs écrits, cette obligation pour l'élève de tendre sans cesse les ressorts de son activité, de produire prématurément et d'une manière inconsidérée. De là, ces innombrables exercices de style, destinés à le rompre à tous les secrets des langues anciennes. Il y avait dans l'allure générale de l'enseignement universitaire quelque chose de moins hâtif, de moins pressant, de moins vertigineux. On tendait, en somme, vers la même fin, même pour l'atteindre on suivait sensiblement la même route, mais on la suivait d'un pas plus timide et plus ralenti.

Cette modération dépendait de causes très diverses. Tout d'abord, il faut tenir compte d'une espèce de relâchement général qui se produisit dans l'activité universitaire à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle. L'Université avait été fortement ébranlée par les guerres religieuses et eut du mal à se remettre de la secousse. De plus, à ce moment, elle change de caractère. De libre et indépendante corporation qu'elle était pendant toute la durée du Moyen Age, elle devient un corps public, un corps de l'État, soumis à l'action du pouvoir royal. La réforme d'Henri IV inaugura cette nouvelle politique que l'Université n'accepta pas sans résistance. De là une période de trouble et de désarroi pendant laquelle il se produisit comme un affaiblissement de la vieille ardeur professionnelle. Richer se plaint de la nonchalance des professeurs, « qui vont à leurs classes à 9 heures seulement, à pas de tortue et en bâillant ». Il est clair qu'une allure aussi tranquille ne ressemble pas à celle des Jésuites. Mais il est plus que probable que d'autres raisons, moins passagères et plus pédagogiques, concouraient à produire ce résultat. Il semble bien que l'Université avait le sentiment de la complexité du problème. Quelque prix qu'elle attachât à l'art d'écrire, elle n'était pas sans avoir conscience que l'antiquité pouvait être utilisée autrement que comme une école de style : la preuve en est dans l'importance plus grande qu'elle attribuait aux explications et la place plus considérable qu'elle leur faisait dans les classes. L'universitaire était ainsi retenu par le sentiment des besoins variés auxquels il fallait satisfaire, il n'allait pas tout entier dans un seul sens. Le Jésuite, au contraire, a un but unique et simple, qui ne laisse pas place à l'hésitation et aux demi-mesures. Indifférent ou plutôt hostile à ce qui fait le fond de la civilisation ancienne, il n'en peut enseigner que la forme ; c'est donc à elle uniquement qu'il s'attache, et il s'y attache avec cet exclusivisme qui, comme on l'a vu, est un des traits de son caractère. Tout rempli de l'idée dont il est le serviteur, il ne voit qu'elle, ne connaît qu'elle, et par suite, quand il s'agit d'en assurer le succès, ne saurait admettre de mesure. Puisque sa mission pédagogique est condition de sa mission religieuse, il est naturel qu'il considère la première du même œil, qu'il s'en acquitte avec la même intransigeance outrancière. Voilà comment, chargé d'apprendre aux enfants le maniement des langues anciennes, il y employait toute sa force et toutes les leurs. Or, par des procédés aussi intensifs, on obtient des résultats brillants, ostensibles, qui sautent aux yeux de tout le monde. La lente maturation d'un esprit qui se forme normalement n'est pas chose qui s'aperçoit facilement du dehors ; les fruits n'en seront vraiment perceptibles que plus tard. Au contraire, on voit une pièce de vers bien faite, une lettre bien rédigée en latin ; il y a là des faits matériels qui s'imposent à l'attention des familles et qui, par suite, leur inspirent confiance. Voilà une première raison qui explique la faveur que leurs collèges conquirent si vite auprès de l'opinion.

Mais, jusqu'à présent, nous n'avons étudié que l'enseignement des Jésuites. Il nous faut maintenant considérer leur système de disciplines. C'est là peut-être qu'ils ont montré le plus d'art et d'originalité, et c'est leur supériorité en cette matière qui explique le mieux leur succès.

Toute leur discipline reposait sur deux principes.

Le premier, c'est qu'il ne peut pas y avoir de bonne éducation sans un contact à la fois continu et personnel entre l'élève et l'éducateur - et cela dans un double but. D'abord, parce qu'il faut que l'élève ne soit jamais abandonné à lui-même. Pour le former, il faut le soumettre à une action qui ne connaisse ni éclipses ni défaillances : car l'esprit du mal veille toujours. C'est pourquoi l'élève des Jésuites n'était jamais seul. « Un surveillant le suivait partout, à l'église, en classe, au réfectoire, en récréation ; au quartier et dans les chambrées, il était toujours là, il examinait tout. » Mais cette surveillance n'avait pas seulement pour objet de prévenir les écarts de conduite. Elle devait aussi permettre au Jésuite d'étudier à l'aise « les caractères et les habitudes, pour arriver à découvrir le mode de direction dont il convenait d'user à l'égard de chaque enfant ». En d'autres termes, ce commerce immédiat et ininterrompu ne devait pas seulement rendre l'action éducatrice plus continue, mais aussi plus personnelle, mieux appropriée à la personnalité de chacun. Le P. Jouvency ne cesse de recommander au maître de ne pas se borner à exercer sur la foule anonyme des élèves une influence générale et impersonnelle, mais de la graduer et de la varier suivant l'âge, l'intelligence, la condition. S'entretient-il avec un enfant en particulier ? « Qu'il examine quel est son caractère pour y conformer ce qu'il doit dire, et amorcer son interlocuteur, comme on dit, avec l'hameçon qui lui convient. » Et, pour mieux s'ouvrir les esprits, il devra s'ouvrir les cœurs en se faisant aimer. En fait, il n'est pas douteux qu'au cours des relations qui se nouaient ainsi entre maîtres et élèves, il se forma bien souvent des liens d'amitié qui survécurent à la vie scolaire. C'est ainsi que Descartes resta très sincèrement attaché à ses anciens professeurs de La Flèche.

On conçoit de quelle efficacité devait être ce système d'enveloppement continu. Le milieu moral qui entourait l'enfant le suivait partout où il allait ; partout il entendait exprimer autour de lui, et avec la même autorité, les mêmes idées et les mêmes sentiments. Jamais il ne pouvait les perdre de vue. Il n'en connaissait pas d'autres. Et, outre que cette action ne cessait jamais de se faire sentir, elle était d'autant plus pénétrante qu'elle savait mieux s'adapter à la diversité des natures individuelles, qu'elle connaissait mieux les ouvertures par où elle pouvait se glisser et s'insinuer dans les cœurs. C'était, par rapport à la discipline qu'avait pratiquée le Moyen Age, une grande révolution. Le maître du Moyen Age s'adressait à des auditoires étendus et impersonnels, au sein desquels chaque individu, c'est-à-dire chaque étudiant, était perdu, noyé et, par suite, abandonné à lui-même. Or, l'éducation est essentiellement chose individuelle. Tant donc qu'elle se faisait ainsi par grandes masses, elle ne pouvait donner que des résultats très grossiers. De là l'indiscipline tumultueuse des étudiants du Moyen Age, contre laquelle on essaya de réagir par l'institution des collèges de plein exercice, mais sans jamais y parvenir complètement. Car les collèges ne disposaient pas d'un personnel de maîtres et de surveillants suffisamment nombreux, ni peut-être suffisamment dévoué à cette tâche de surveillance, pour exercer sur chacun le contrôle et l'action qui eussent été nécessaires.

Mais, pour entraîner les élèves à un travail formel intense, mais assez vide de matière, il ne suffisait pas de les entourer, de les envelopper de près avec une sollicitude vigilante ; il ne suffisait pas d'être toujours attentif à les contenir et à les soutenir, il fallait aussi les stimuler. L'aiguillon dont se servaient les Jésuites, c'était exclusivement l'émulation. Non seulement ils furent les premiers à organiser dans les collèges le système de l'émulation, mais ils le portèrent d'emblée à un degré de développement qu'il ne devait plus revoir.

Aujourd'hui, bien que, dans nos classes, ce système tienne encore une place considérable, cependant il ne fonctionne plus d'une manière ininterrompue. On peut dire que, chez les Jésuites, il n'y avait pas de moment où il chômât. Toute la classe était organisée dans ce but. Les élèves étaient divisés en deux camps, les Romains d'une part et les Carthaginois de l'autre, qui vivaient, pour ainsi dire, sur le pied de guerre, s'efforçant de se devancer mutuellement. Chaque camp avait ses dignitaires. En tête du camp, il y avait un imperator, appelé aussi dictateur ou consul, puis venaient un préteur, un tribun et des sénateurs. Ces dignités, naturellement enviées et disputées, étaient attribuées à la suite d'un concours qui se renouvelait chaque mois. D'un autre côté, chaque camp était divisé en décuries, comprenant chacune dix élèves, et commandée par un chef nommé décurion et pris parmi les dignitaires dont nous venons de parler. Ces décuries ne se recrutaient pas indifféremment. Il y avait entre elles une hiérarchie. Les premières comprenaient les meilleurs élèves, les dernières les écoliers les plus faibles et les moins laborieux. Et ainsi, de même que le camp dans son ensemble s'opposait au camp adverse, dans chaque camp chaque décurie avait dans l'autre sa rivale immédiate, de force sensiblement égale. Enfin, les individus eux-mêmes étaient appariés, et chaque soldat d'une décurie avait son émule dans la décurie correspondante. Ainsi le travail scolaire impliquait une sorte de corps à corps perpétuel. Le camp défiait le camp, la décurie était en lutte avec la décurie, et les émules se surveillaient, se corrigeaient et se reprenaient mutuellement. A l'occasion, le maître ne devait pas craindre de mettre aux prises des élèves de force inégale. Par exemple, on faisait corriger le devoir d'un élève plus fort par un élève moins fort afin, dit le P. Jouvency, « que ceux qui ont fait des fautes en soient plus honteux et plus mortifiés ». Même chacun peut livrer bataille à un élève d'une décurie supérieure et, vainqueur, il prend sa place.

Il est intéressant de remarquer que ces diverses dignités n'étaient pas seulement des titres honorifiques, mais des fonctions actives ; et c'était d'ailleurs ce qui en faisait le prix. Le décurion avait des pouvoirs étendus. Placé en face de sa décurie, il était chargé d'exiger le silence et l'attention de ses dix écoliers, de constater les absences, de faire réciter les leçons, de s'assurer si les devoirs étaient terminés et faits avec soin. Les consuls exerçaient sur les décurions de leur camp la même autorité que ceux-ci sur leurs décuries. Chacun était ainsi tenu en haleine. Jamais l'idée que la classe est une petite société organisée n'a été réalisée aussi systématiquement. C'est une cité dont chaque élève est fonctionnaire. C'est, d'ailleurs, grâce à ce partage du travail entre le maître et les élèves qu'un professeur pouvait diriger sans trop de difficulté des classes qui atteignaient parfois deux cents et trois cents élèves.

En dehors de ces moyens chroniques d'émulation, il y en avait d'intermittents, trop nombreux pour qu'il soit possible de les énumérer. Périodiquement, les meilleures copies étaient affichées aux portes des classes ; les plus remarquables étaient lues publiquement soit au réfectoire, soit à la salle des Actes. Sans parler des distributions de prix annuelles, qui avaient lieu solennellement au son des trompettes, des prix étaient distribués d'une manière intermittente au cours de l'année pour une déclamation bien faite, pour une œuvre littéraire de mérite, pour une danse bien exécutée, etc. A partir de la seconde, il y avait dans chaque classe une Académie dont seuls les meilleurs élèves faisaient partie. Ensuite, toutes sortes de réunions publiques avaient lieu où l'on produisait les élèves les plus brillants, où les familles venaient les écouter et les applaudir. Ainsi une richesse infinie de procédés tenait l'amour-propre des élèves dans un état de perpétuel éréthisme.

Sur ce point encore, les Jésuites opéraient une révolution par rapport à ce qui avait précédé. Nous avons vu, en effet, que l'Université et les collèges du Moyen Age avaient complètement ignoré le système de l'émulation. Alors aucune prime ne venait récompenser le mérite et solliciter l'effort. Les examens étaient organisés de telle sorte que, pour les élèves assidus, ils n'étaient guère qu'une formalité. Et voilà que, brusquement, un système tout à fait différent non seulement se constitue, mais prend d'un seul coup un développement véritablement pléthorique. On s'explique mieux maintenant comment la culture que donnaient les Jésuites put avoir ce caractère intensif que nous lui avons reconnu tout à l'heure. Toute leur discipline était organisée dans ce but. L'état de concurrence perpétuelle dans lequel vivaient les élèves les incitait à tendre tous les ressorts de leur intelligence et de leur volonté, et leur en faisait même une nécessité. En même temps, l'attentive surveillance à laquelle ils étaient soumis rendait moins faciles les défaillances possibles. Ils se sentaient guidés, soutenus, encouragés. Tout donc les induisait à l'effort. De là, à l'intérieur du collège, une activité vraiment intense, qui, sans doute, avait le tort de se dépenser en surface plus qu'en profondeur, mais dont l'existence n'est pas contestable.

Mais, après avoir constaté les transformations que les Jésuites inaugurèrent ainsi dans la discipline scolaire, il faut en chercher les causes. D'où venaient ces deux principes nouveaux ? Tenaient-ils uniquement au but spécial que poursuivaient les Jésuites, à la nature propre de leur institution, à la mission qu'ils s'étaient donnée, ou bien au contraire ne dépendaient-ils pas plutôt de causes plus générales, ne répondaient-ils pas à quelque changement survenu dans les idées et les mœurs publiques ?

Ce qui doit faire tout de suite écarter la première hypothèse, c'est que, si les Jésuites ont été les premiers à réaliser ces principes dans la pratique scolaire, cependant ils avaient été déjà reconnus et proclamés par les pédagogues de la Renaissance. On se rappelle les protestations de Montaigne contre les maîtres assez inintelligents pour vouloir régenter tous les esprits de même façon. Lui aussi veut que l'on étudie le tempérament de l'élève, qu'on le mette à l'essai pour le mieux connaître, qu'on le fasse, comme il dit, « courir devant soi » afin de pouvoir le guider d'une manière éclairée. Et, d'un autre côté, nous avons vu que l'amour de la gloire, le goût de l'éloge, le sentiment de l'honneur étaient, pour Rabelais comme pour Érasme, comme pour les principaux penseurs du XVIe siècle, le mobile essentiel de toute activité intellectuelle et, par suite, de toute activité scolaire. Les Jésuites étaient donc sur ces deux points, au moins en principe, d'accord avec leur temps. Il est même intéressant de remarquer que nous connaissons au moins un collège, où, antérieurement aux Jésuites, le système de l'émulation a été organisé et pratiqué, et sous une forme qui ressemble par plus d'un côté à celle que nous venons de décrire : c'est le collège de Guyenne où Montaigne passa plusieurs années. Les élèves d'une même classe y étaient répartis, suivant leur force différente, en sections qui ressemblaient assez aux décuries des Jésuites. Des examens avaient fréquemment lieu où les élèves d'une classe étaient interrogés par des élèves d'une classe ou d'une section supérieure. On y retrouve également des concours de déclamation qui avaient lieu devant toutes les classes assemblées.

C'est qu'en effet un grand changement s'était produit dans la constitution morale de la société, qui rendait nécessaire ce double changement dans la discipline scolaire. Au XVIIe siècle, l'individu prend dans la vie sociale une place plus considérable que celle qui lui revenait jusqu'alors. Si, au Moyen Age, l'enseignement était impersonnel, si, sans inconvénient ressenti, il pouvait s'adresser d'une manière diffuse à la foule indistincte d'élèves, c'est qu'à ce moment la personnalité individuelle était encore peu développée. Les mouvements qui se produisent au Moyen Age sont des mouvements de masses, qui entraînent dans un même sens de grands groupements humains au sein desquels les individus sont perdus. C'est l'Europe tout entière qui se lève au moment des croisades ; c'est toute l'Europe cultivée qui, peu après, sous l'influence d'une véritable poussée collective, afflue à Paris pour s'y instruire. La didactique du temps était donc en harmonie avec l'état moral de la société.

Au contraire, à la Renaissance, l'individu commence à prendre conscience de soi ; ce n'est plus, du moins dans les régions éclairées, une simple fraction aliquote du tout, c'est déjà un tout en un sens, c'est une personne qui a sa physionomie, qui a et qui éprouve tout au moins le besoin de se faire ses manières propres de penser et de sentir. On sait qu'il se produisit à cette époque comme une soudaine éclosion de grandes personnalités. Or, il est bien évident qu'à mesure que les consciences s'individualisent, il faut que l'éducation s'individualise elle-même. A partir du moment où elle est tenue d'exercer son action sur des individus distincts, hétérogènes, elle ne peut continuer à se développer par grandes nappes homogènes et uniformes. Il fallait donc qu'elle se diversifiât ; ce qui n'était possible que si l'éducateur, au lieu de rester loin de l'élève, s'en rapprochait afin de le mieux connaître, et de pouvoir varier son action suivant la diversité des natures.

Mais, d'un autre côté, il est non moins clair qu'un individu qui a conscience de soi, qui a son cercle d'idées et d'intérêts, ne peut être mû, entraîné à agir par les mêmes moyens qu'une foule amorphe. A celle-ci, il faut de grands ébranlements passionnés, de fortes impressions collectives, un peu vagues et générales, comme celles qui faisaient vibrer, sur la montagne Sainte-Geneviève, les multitudes assemblées autour d'Abélard. Au contraire, à mesure que chaque individu a sa vie morale particulière, il faut le toucher par des raisons qui lui soient propres. Il faut donc bien s'adresser à l'amour-propre, au sens de la dignité personnelle, à ce que les Allemands appellent le Selbstgefühl. Ce n'est pas sans raison que la concurrence devient plus vive et joue un rôle plus considérable dans la société, à mesure que le mouvement d'individualisation y est plus avancé. Puisque donc l'organisation morale de l'École doit refléter celle de la société civile, puisque les méthodes qui sont appliquées à l'enfant ne peuvent différer en nature de celles qui, plus tard, seront appliquées à l'homme, il est évident que le procédé de la discipline médiévale ne pouvait pas se maintenir ; il est évident que la discipline devait devenir plus personnelle et faire une place plus grande aux sentiments individuels, par conséquent à une certaine émulation.

Les deux innovations introduites par les Jésuites dans la discipline n'avaient donc rien, en soi, d'arbitraire : le principe tout au moins en était bien fondé dans la nature des choses, c'est-à-dire dans l'état social du XVIe siècle. Mais, si le principe était juste, s'il devait être retenu, s'il méritait de survivre, les Jésuites l'appliquèrent avec l'esprit outrancier qui est un des caractères de leur politique scolaire et, par cela même, ils le dénaturèrent. Il était bon de se tenir près de l'enfant, pour pouvoir le guider avec compétence ; les Jésuites s'en rapprochèrent jusqu'à ne plus lui laisser la liberté de ses mouvements. Et ainsi la méthode tourna contre le but auquel elle eût dû servir. Ce qui était sage, c'était de bien connaître l'enfant pour aider au développement de sa personnalité naissante. Les Jésuites l'étudiaient bien plutôt afin d'étouffer plus sûrement son sens propre, source possible de schisme. Du moins, une fois reconnue l'utilité de l'émulation, de la concurrence, ils en firent un emploi tellement immodéré que les élèves vivaient, les uns par rapport aux autres, sur un véritable pied de guerre. Comment ne pas considérer comme immorale une organisation scolaire qui ne faisait appel qu'à des sentiments égoïstes ? N'y avait-il donc pas d'autres moyens d'entretenir l'activité des élèves que de les tenter par d'aussi médiocres appâts ?