Chapitre III - L'église primitive et l'enseignement (fin) - Les écoles monacales jusqu'à la Renaissance carolingienne
Nous avons vu dans la dernière leçon quel a été le germe dont notre système actuel d'enseignement n'est que l'épanouissement. C'est auprès des cathédrales et dans les monastères que s'ouvrirent les écoles que l'on peut considérer comme le premier embryon de notre vie scolaire. Et, comme le germe contient déjà, sous forme rudimentaire, les propriétés caractéristiques du vivant qui doit en sortir, nous avons trouvé dans ce premier germe de notre organisation pédagogique l'origine de certaines particularités qui distinguent l'évolution ultérieure. En effet, puisque ces écoles sont nées dans l'Église, puisqu'elles sont l'œuvre de l'Église, on s'explique sans peine qu'elles aient été à l'origine chose essentiellement religieuse, que l'esprit religieux y ait prédominé ; mais, d'un autre côté, parce qu'elles contenaient déjà en elles un élément profane, à savoir tous les emprunts faits par l'Église à la civilisation païenne, on comprend comment, dès qu'elles sont constituées, en quelque sorte, on les voit faire effort pour se débarrasser de leur caractère ecclésiastique et devenir de plus en plus laïques. C'est que le principe de laïcité qui était en elles dès ce moment tendait à se développer. Le présent de ce développement est inexplicable tant qu'on ne s'est pas rendu compte de la nécessité où s'est trouvée l'Église naissante d'emprunter la matière de son enseignement au paganisme, c'est-à-dire de s'ouvrir à des idées et à des sentiments qui contredisaient sa propre doctrine.
Ce n'est pas tout ; et l'analyse de cette première organisation scolaire va nous aider à comprendre un des caractères de notre organisation présente, auquel nous ne faisons même pas attention d'ordinaire, tant il nous est devenu coutumier, et qui mérite pourtant d'attirer l'attention.
Dans l'Antiquité, tant grecque que latine, l'élève recevait son instruction de maîtres différents les uns des autres et sans aucun lien entre eux. Chacun de ses professeurs enseignait chez lui, à sa façon, et si ces enseignements divers se rejoignaient dans la tête de l'élève qui les recevait, ils étaient donnés indépendamment les uns des autres et s'ignoraient réciproquement. Aucune impulsion, aucune orientation commune. Chacun s'acquittait de sa tâche de son côté ; l'un lui apprenait à lire, l'autre à manier sa langue correctement, l'autre à faire de la musique, l'autre à parler en homme disert. Mais chacune de ces fins était poursuivie séparément. - Il n'en est plus de même dès les premières écoles chrétiennes. L'école chrétienne, dès qu'elle apparaît, a la prétention de donner à l'enfant la totalité de l'instruction qui convient à son âge ; elle l'enveloppe tout entier. Il trouve en elle tout ce qui lui est nécessaire. Même il n'est pas obligé de la quitter pour satisfaire aux autres exigences matérielles ; il y passe toute son existence ; il y mange, il y couche, il y vaque à ses devoirs religieux. Telle est, en effet, la caractéristique du convict, cette première forme de l'internat. A l'extrême dispersion d'autrefois succède donc une extrême concentration. Et, comme dans cette école règne une seule et même influence, à savoir l'influence de l'idée chrétienne, l'enfant se trouve soumis à cette unique influence à tous les moments de sa vie.
Or, cette nouveauté dans l'organisation scolaire tient elle-même à une conception nouvelle de l'éducation et de l'enseignement.
Dans l'Antiquité, l'éducation intellectuelle avait pour objet de communiquer à l'enfant un certain nombre de talents déterminés, soit que ces talents fussent considérés comme une sorte de parure destinée à relever la valeur esthétique de l'individu, soit qu'on y vît, comme c'était le cas à Rome, des instruments d'action, des outils, dont on a besoin pour jouer son rôle dans la vie. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agissait d'inculquer à l'élève telles habitudes, telles connaissances. Or, ces connaissances définies, ces habitudes particulières pouvaient, sans inconvénient, être acquises chez des maîtres séparés. Il s'agissait non d'agir sur la personnalité dans ce qui fait son unité fondamentale, mais de la revêtir d'une sorte d'armature extérieure dont les différentes pièces pouvaient être forgées indépendamment les unes des autres, si bien que chaque ouvrier pouvait y mettre la main séparément. - Le christianisme, au contraire, eut très vite le sentiment que, sous cet état particulier de l'intelligence et de la sensibilité, il y a en chacun de nous un état profond d'où les premiers dérivent et où ils trouvent leur unité ; et que c'est cet état profond qu'il faut atteindre si l'on veut vraiment faire œuvre d'éducateur, exercer une action durable. Il eut le sentiment que former un homme, ce n'est pas orner son esprit de certaines idées ni lui faire contracter certaines habitudes particulières, c'est créer chez lui une disposition générale de l'esprit et de la volonté qui lui fasse voir les choses en général sous un jour déterminé.
Et il est aisé de comprendre comment le christianisme a eu cette intuition. C'est que, comme nous l'avons montré, pour être un chrétien, il ne suffit pas d'avoir appris ceci ou cela, de savoir discerner certains rites ou prononcer certaines formules, de connaître certaines croyances traditionnelles. Le christianisme consiste essentiellement dans une certaine attitude de l'âme, dans un certain habitus de notre être moral. Susciter chez l'enfant cette attitude, tel sera donc le but essentiel de l'éducation. C'est là ce qui explique l'apparition d'une idée que l'Antiquité a totalement ignorée et qui, au contraire, a joué dans le christianisme un rôle considérable : c'est l'idée de conversion. En effet, une conversion, telle que l'entend le christianisme, ce n'est pas l'adhésion à certaines conceptions particulières, à certains articles de foi déterminés. La vraie conversion, c'est un mouvement profond par lequel l'âme tout entière, se tournant dans une direction toute nouvelle, change de position, d'assiette et modifie, par suite, son point de vue sur le monde. Il s'agit si peu d'acquérir un certain nombre de vérités que ce mouvement peut s'accomplir instantanément. Il peut se faire que, ébranlée jusque dans sa base par un coup soudain et fort, l'âme effectue ce mouvement de conversion, C'est-à-dire change son orientation brusquement et d'un coup. C'est ce qui arrive quand, pour employer la terminologie consacrée, elle est soudainement touchée par la grâce. Alors, par une sorte de volte-face, en un clin d'œil elle se trouvera en face de perspectives toutes nouvelles ; des réalités insoupçonnées, des mondes ignorés se révèlent devant elle ; elle voit, elle sait des choses qu'un instant auparavant elle ignorait entièrement. Mais ce même déplacement peut se produire lentement, sous une pression graduelle et insensible ; et c'est ce qui arrive par l'effet de l'éducation. Seulement, pour pouvoir agir aussi fortement sur les profondeurs de l'âme, il faut évidemment que les différentes influences auxquelles est soumis l'enfant ne se dispersent pas dans des sens divergents, mais soient, au contraire, énergiquement concentrées vers un même but. On ne peut arriver à ce résultat qu'en faisant vivre les enfants dans un même milieu moral, qui leur soit toujours présent, qui les enveloppe de toutes parts, à l'action duquel ils ne puissent pour ainsi dire pas échapper. Ainsi s'explique la concentration de tous les enseignements, et même de toute la vie de l'enfant, dès l'école telle que le christianisme l'a organisée.
Or, aujourd'hui encore, nous n'entendons pas l'éducation intellectuelle d'une autre manière. Pour nous aussi, elle a pour principal objet non de donner à l'enfant des connaissances plus ou moins nombreuses, mais de constituer chez lui un état intérieur et profond, une sorte de polarité de l'âme qui l'oriente dans un sens défini non pas seulement pendant l'enfance, mais pour la vie. Ce n'est pas, sans doute, pour en faire un chrétien, puisque nous avons renoncé à poursuivre des fins confessionnelles, mais c'est pour en faire un homme. Car, de même que pour être chrétien il faut acquérir une manière chrétienne de penser et de sentir, de même aussi, pour devenir un homme, il ne suffit pas d'avoir l'intelligence meublée d'un certain nombre d'idées, mais il faut avant tout avoir acquis une manière vraiment humaine de sentir et de penser. Notre conception du but s'est sécularisée ; par suite les moyens employés doivent changer eux-mêmes ; mais le schéma abstrait du processus éducatif n'a pas varié. Il s'agit toujours de descendre dans ces profondeurs de l'âme dont l'Antiquité n'avait pas conscience.
Ainsi s'explique notre conception présente de l'École. Car, pour nous, l'École ne doit pas être une sorte d'hôtellerie où des maîtres différents, étrangers les uns aux autres, viendraient donner des enseignements hétérogènes à des élèves passagèrement réunis et sans liens entre eux. Pour nous aussi, l'École, à tous les degrés, doit être un milieu moralement uni, qui enveloppe de près l'enfant et qui agisse sur sa nature tout entière. Nous la comparons à une société, nous parlons de la société scolaire et elle est, en effet, un groupe social qui a son unité, sa physionomie propre, son organisation, tout à fait comme la société des adultes. Ce qui suppose évidemment qu'elle n'est pas simplement constituée, comme dans l'Antiquité, par une assemblée d'élèves réunis extérieurement dans un même local. Cette notion de l'École, comme un milieu moral organisé, nous est devenue tellement habituelle que nous sommes portés à croire qu'elle a existé de tout temps. Nous voyons, au contraire, qu'elle est d'origine relativement tardive, qu'elle n'est apparue et ne pouvait apparaître qu'à un moment déterminé de l'histoire, qu'elle est solidaire d'un état déterminé de la civilisation, et nous voyons quel est cet état. Elle ne pouvait naître que quand des peuples se furent formés pour qui la vraie marque de la culture humaine consiste non dans l'acquisition de certaines pratiques ou habitudes mentales déterminées, mais dans une orientation générale de l'esprit et de la volonté ; c'est-à-dire quand des peuples furent parvenus à un degré suffisant d'idéalisme. Dès lors, l'éducation eut nécessairement pour objet de donner à l'enfant l'impulsion nécessaire dans le sens qui convenait, et il fallait bien qu'elle fût organisée de manière à pouvoir produire l'effet profond et durable qu'on attendait d'elle.
Cette remarque en entraîne une autre, comme un corollaire. Quand on appelle Moyen Age la période historique qui s'est écoulée entre la chute de l'Empire romain et la Renaissance, on la conçoit évidemment comme une époque intermédiaire, dont tout le rôle aurait été de servir de trait d'union entre l'Antiquité et les Temps modernes, entre le moment où la civilisation ancienne s'éteignit et celui où elle se réveilla pour recommencer une carrière nouvelle. Il semble qu'il n'ait eu d'autre fonction historique que de tenir la place, d'occuper la scène pendant une sorte d'entracte. Mais rien n'est plus inexact que cette conception du Moyen Age et rien, par suite, n'est plus impropre que le mot par lequel on désigne cette époque. Bien loin que ç'ait été une simple période de transition, sans originalité, entre deux civilisations originales et brillantes, c'est au contraire le moment où se sont élaborés les germes féconds d'une civilisation entièrement neuve. Et c'est ce que nous montre notamment l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie. L'École, telle que nous la trouvons au début du Moyen Age, constitue, en effet, une grande et importante nouveauté ; elle se distingue par des traits tranchés de tout ce que les Anciens appelaient du même nom. Sans doute, et nous l'avons dit, elle emprunte à la civilisation païenne la matière de l'enseignement qui y était donné ; mais cette matière fut élaborée d'une manière tout à fait neuve, et de cette élaboration résulta quelque chose d'entièrement nouveau. C'est ce que je viens de montrer. Mais on peut dire que c'est à ce moment que l'École, au sens propre du mot, apparut. Car une école, ce n'est pas seulement un local où un maître enseigne ; c'est un être moral, un milieu moral, imprégné de certaines idées, de certains sentiments, un milieu qui enveloppe le maître aussi bien que les élèves. Or, l'Antiquité n'a rien connu de pareil. Elle a eu des maîtres, elle n'a pas eu d'Écoles véritables. Le Moyen Age a donc été, en pédagogie, novateur. Nous verrons plus tard toute la portée de cette remarque.
Mais, maintenant que nous avons caractérisé l'École chrétienne naissante d'une manière générale, il faut chercher à en retracer l'histoire dans notre pays.
A la suite de l'occupation romaine, la Gaule s'était ouverte aux lettres latines. Cette transformation, à vrai dire, ne s'était pas produite tout de suite, au lendemain de l'occupation. La Gaule apprit d'abord de ses vainqueurs à transformer son sol et l'aspect matériel de ses cités ; elle construisit, défricha, s'enrichit. Mais, au IVe siècle, elle était mûre pour recevoir une culture intellectuelle et elle se la donna. Les municipalités attirèrent des professeurs, des écoles se fondèrent dont beaucoup brillèrent d'un éclat exceptionnel : c'est le cas de l'école de Marseille, de Bordeaux, d'Autun, de Trèves, etc. Beaucoup d'évêques chrétiens des Gaules se formèrent à ces écoles, y apprirent à aimer la littérature ancienne et, par suite, s'efforcèrent de concilier le culte des belles-lettres avec les exigences de la foi nouvelle. Cet éclat survécut même aux premières invasions des barbares. Certains d'entre eux, tels les Goths et les Bourguignons, déjà chrétiens d'ailleurs, envièrent très vite aux Gaulois la politesse de leurs mœurs et se firent initier aux lettres, aux sciences et aux arts. On vit Théodoric, à Toulouse, étudier la rhétorique et le droit romain ; Gondebaud, roi des Bourguignons, apprendre le grec et faire venir auprès de lui des savants romains auxquels il confiait les plus hauts emplois. Sans doute, il y eut bien un premier moment de trouble et de désarroi ; mais très tôt on vit les écoles se rouvrir et la vie reprendre son cours.
Mais il n'en fut pas de même quand les Francs, à leur tour, franchirent le Rhin et se répandirent en Gaule. Ils passèrent, comme un véritable torrent furieux, par-dessus toutes les populations qui s'étaient successivement établies dans le pays, Romains, Gaulois, Goths et Bourguignons, ne laissant derrière eux que des ruines. « Il serait difficile, disent les auteurs de l'Histoire littéraire de la France, de détailler toutes les mauvaises suites que laissa après elles l'humeur féroce de ces nouveaux habitants des Gaules. » Si nous ignorons le détail de toutes ces dévastations, c'est que ces temps sombres n'ont pas eu d'histoire. « On n'écrivait plus parce qu'on ne savait plus écrire. » Vae diebus nostris, s'écrie Grégoire de Tours, quia periit studium litterarum a nobis. Malheur à nous, car le goût des lettres a disparu du milieu de nous. Et, en effet, ce même Grégoire de Tours, qui était pourtant considéré par son temps comme un érudit et un grand orateur, nous avoue lui-même qu'il n'a aucune connaissance des lettres, nullam litterarum scientiam. Il n'a jamais appris ni la rhétorique, ni la grammaire : Sum sine litteris rhetoricis et arte grammatica. On ne peut s'imaginer avec quelle rapidité se firent ces effroyables destructions. Entre Grégoire de Tours et Sidoine Apollinaire (mort en 489), il y a un espace de cinquante ans à peine. Or, quand on compare les œuvres avant et après, elles paraissent, comme on l'a dit, « appartenir à deux âges du monde ».
Si, à ce moment, l'Église ne s'était trouvée là, c'en était fait de la culture humaine, et l'on peut se demander ce qui serait advenu de la civilisation. Mais, d'une part, les conquérants francs, dès qu'ils eurent pris pied en Gaule, se convertirent à la foi nouvelle et l'Église devint une puissance régulière de l'État nouveau qui se formait. Par suite, tout ce qu'elle abrita, tous les vestiges du passé auxquels elle put donner asile participèrent de la protection dont elle jouissait, profitèrent de la situation privilégiée qui lui était faite. Or, ainsi que nous l'avons montré, elle ne pouvait pas se passer complètement des lettres anciennes, ne fût-ce que pour pouvoir parler et comprendre la langue qui devint dès lors la langue du culte. Et c'est ainsi que, par elle, un peu de l'Antiquité fut sauve. De toutes les écoles municipales qui avaient illustré la Gaule à partir du IVe siècle, il ne reste rien ; elles furent toutes balayées, emportées par le torrent de l'invasion ; seules les écoles des cathédrales et des monastères restèrent ouvertes. Elles furent les seuls organes de l'éducation publique, les seuls lieux d'asile de l'activité intellectuelle, et c'est grâce à elles qu'il n'y eut pas un arrêt complet, une solution de continuité irréparable dans le progrès humain.
Toutefois, il ne faut pas s'exagérer l'importance de la vie littéraire qui parvient ainsi à survivre. Nous avons vu que, si l'Église était obligée de recourir à l'Antiquité classique, c'était en dépit d'elle-même ; nous avons dit les raisons qu'elle avait de tenir en suspicion les études séculières. Mais, d'un autre côté, les barbares n'en sentaient aucunement le besoin. On conçoit ce qu'elles devinrent au milieu de cette double indifférence, ou plutôt au milieu de cette double hostilité. L'éloignement que l'Église ressentait spontanément pour toute cette science profane, renforcé par l'éloignement égal qu'éprouvaient les barbares, ne connut plus de bornes. Elle continua à enseigner un peu de latin et quelques connaissances indispensables, mais elle en enseignait le moins possible. Jamais, ni avant ni après, la culture intellectuelle qu'elle donna aux hommes ne fut réduite à un si triste minimum. Tout ce qui dépassait le strict nécessaire était sévèrement prohibé, et une connaissance un peu approfondie de la grammaire était déjà considérée comme un luxe blâmable. Un des plus grands esprits du VIIe siècle, le pape Grégoire le Grand, ayant appris que Didier, archevêque de Vienne, avait, dans une des villes autrefois les plus lettrées de la Gaule, entrepris de relever les études en enseignant lui-même la grammaire, lui écrivit : « Mon frère, on m'a dit, et je ne puis le redire sans honte, que vous avez cru devoir enseigner la grammaire à quelques personnes. Sine verecundia memorare non possumus fraternitatem tuam grammaticam quibusdam exponere. Apprenez donc combien il est grave, combien il est impie (quant grave nefandumque) qu'un évêque traite de ces choses que doit ignorer même un laïque. Ç'a été pour moi un sujet de mécontentement et de tristesse, parce que les louanges de Jupiter et les louanges du Christ ne peuvent sortir ensemble d'une même bouche. S'il m'est démontré que j'ai été induit en erreur et que vous ne vous êtes pas préoccupé de ces frivolités, de ces lettres séculières, j'en rendrai grâce à Dieu, qui n'aura pas laissé souiller votre cœur par les félicitations impures des pervers. » Nous voilà bien loin du temps où saint Augustin demandait que le chrétien se livrât à la méditation des livres saints et réclamait, pour que cette méditation pût être vraiment profitable, toute sorte de connaissances linguistiques, littéraires, historiques, etc. Au moment de l'histoire où nous sommes arrivés, au contraire, plus d'un abbé, plus d'un évêque défendait de méditer sur les livres saints. Inquiunt multi : Non est tempus jam nunc disserendi super Scripturas. On considérait que tout était dit et que tout commentaire nouveau était œuvre vaine. Il convient d'ajouter d'ailleurs que bientôt la corruption du clergé tant séculier que régulier ne fit qu'aggraver cet état des choses.
C'est ainsi qu'au VIIIe siècle la civilisation était, en France, descendue à son point le plus bas. Et il nous fallait nous-même descendre jusque-là pour pouvoir en repartir ensuite et mesurer, par rapport à ce point de départ, le chemin qui sera parcouru dans l'avenir. D'ailleurs, pour apprécier exactement la situation, il ne faut pas perdre de vue que, s'il ne reste plus alors que des vestiges de la vie intellectuelle, cependant c'est encore de la vie, et ce ne fut pas un mince service que de l'avoir entretenue même sous cette forme réduite et précaire. Car, tant qu'elle n'est pas complètement éteinte, tant qu'il en subsiste si peu que ce soit, on peut toujours espérer la ranimer, et c'est en effet à cette résurrection progressive que nous allons assister. Si profondes que soient les ténèbres dans lesquelles est alors plongée la Gaule, cependant elles sont tachées çà et là de quelques points lumineux ; ce sont ces humbles écoles qui survivent dans les cloîtres et dans les cathédrales. Nous allons voir maintenant ces faibles lueurs peu à peu se ranimer, prendre peu à peu plus de force et d'éclat ; puis, au lieu de rester isolées les unes des autres, se rapprocher, se confondre, se renforcer mutuellement par suite de cette concentration jusqu'à devenir, avec les Universités et les collèges, de puissants foyers de clarté. On a l'habitude de réserver le nom de Renaissance pour le grand mouvement de réfection intellectuelle et morale qui s'est effectué au XVIe siècle. En réalité, l'histoire de la pensée et l'histoire de l'enseignement n'ont été qu'une suite ininterrompue de renaissances ; et nous allons en rencontrer une dès le début de cette étude.
Mais la civilisation de la Gaule était tombée si bas qu'abandonnée à elle-même elle eût eu vraisemblablement bien du mal à se relever. C'est de l'étranger que nous vinrent en partie les forces qui revivifièrent notre pays. Par un heureux concours de circonstances, en dehors de cette Gaule tout enveloppée d'ombre, deux centres importants de culture s'étaient maintenus et développés, l'un au sud en Italie, l'autre au nord en Irlande. C'est le rayonnement qu'ils exercèrent sur la France qui détermina, qui prépara tout au moins, la première renaissance, le premier pas en avant dans la voie de notre organisation scolaire.
Par la force des choses, la civilisation latine avait si profondément imprégné le sol de l'Italie que les invasions eurent toujours beaucoup plus de mal à l'en déraciner, et elles y parvinrent toujours beaucoup plus incomplètement que dans les autres pays d'Europe. Avec les vestiges matériels de l'Antiquité, quelque chose de l'esprit ancien y survécut et s'y transmit d'âge en âge. Il y avait des souvenirs qui ne disparurent jamais entièrement, qui étaient toujours tout prêts à reparaître. Aussi le goût des lettres y fut-il toujours plus facile à réveiller qu'ailleurs. Voilà pourquoi c'est souvent d'Italie qu'est venue l'impulsion première de plus d'une révolution pédagogique, et c'est ainsi notamment que, dès le VIe siècle, un ordre s'y fixa qui devait contribuer plus que tout autre au réveil des études. C'est l'ordre des Bénédictins, dont le fondateur est saint Benoît.
Ce n'est certes pas que saint Benoît se soit proposé de défendre la cause des lettres et de la culture intellectuelle. Catholique orthodoxe, il subordonnait tous les intérêts profanes, quels qu'ils fussent, aux intérêts de la foi. Mais, par la force des choses, il fut amené à faire à l'étude une place importante dans la vie monacale. Pour ne pas laisser ses moines désœuvrés, il les astreignait à des travaux matériels actifs ; mais il y a dans la journée des heures, variables selon la saison, où ces travaux sont impossibles. Ces moments devaient être employés à la lecture. Il est vrai qu'en principe le moine ne devait lire que les livres saints. Certis temporibus occupari debent fratres in labore manuum, ceteris iterum horis in lectione divina. Mais par livres saints il fallait entendre, outre l'Ancien et le Nouveau Testament, tous les commentaires, tous les exposés qui en avaient été faits par les Pères les plus réputés : et expositiones earum quae a nominatissimis doctoribus orthodoxis et catholicis patribus factae sunt. Mais, par cela même, la porte était ouverte à l'étude et à la réflexion. Car qui peut dire où commence la liste des Pères les plus orthodoxes et les plus réputés ? Puis, pour comprendre leurs commentaires, leurs controverses, il fallait connaître les théories qu'ils discutaient et qu'ils rejetaient. Et c'est ainsi que la littérature profane trouvait nécessairement accès dans les monastères.
Cependant, si les Bénédictins avaient été abandonnés à l'esprit de leur ordre, s'ils ne s'étaient développés que conformément à leurs principes internes et primitifs, il est probable que le progrès eût été singulièrement lent. Mais une cause extérieure, venant stimuler leur activité littéraire et pédagogique, les obligea à se renouveler, à s'ouvrir à des idées et à des préoccupations nouvelles. Ce fut leur rencontre avec les moines et l'Église d'Irlande. Il y a là un entre-croisement d'influences qui n'est pas sans avoir joué un rôle assez important dans l'évolution intellectuelle des moines chrétiens.
Le christianisme avait été importé en Irlande à une époque assez primitive et, sans qu'on sache exactement de quelle manière, il était d'origine orientale. Pendant longtemps, l'Église irlandaise resta, sur bien des points, plus voisine de l'Église d'Orient que de l'Église romaine. Les premiers chrétiens d'Irlande apportaient donc avec eux des éléments de culture grecque que le reste de l'Occident ignorait à peu près complètement. D'un autre côté, la paix dont jouit l'île, alors que le continent européen était bouleversé par les invasions, permit à ces germes de civilisation de se développer. Aussi le pays se couvrit-il rapidement de monastères qui, tout en pratiquant un ascétisme sévère, faisaient à l'éducation intellectuelle une place considérable. On y enseignait l'astronomie, la dialectique, la versification ; l'étude du grec s'ajoutait à l'étude du latin. Aussi venait-on de toutes parts visiter « l'île des saints et des sages ».
Si, pourtant, l'Église irlandaise était demeurée renfermée dans les limites mêmes de l'île, malgré sa réputation croissante, elle serait vraisemblablement restée sans grande influence sur la mentalité du continent. Mais le moine du Moyen Age était essentiellement voyageur. Et, d'ailleurs, ce trait ne lui était pas particulier. Nous retrouverons la même humeur chez les chevaliers, chez les maîtres des premières Universités. Il y a là une particularité du caractère médiéval que nous aurons plus tard à expliquer. C'est ainsi que les moines irlandais essaimèrent des colonies jusque sur le continent. Inversement, les Bénédictins, mus par la même tendance, envoyèrent de leur côté des missionnaires en Angleterre, et là ils se trouvèrent en présence des Irlandais. L'esprit qui animait ces deux organisations monacales était tout à fait différent. L'ordre de Saint-Benoît était tout entier dévoué à la cause de la papauté ; le principe qu'il représentait était celui de l'unité de l'Église catholique sous la suprématie du Saint-Siège. Les Irlandais, au contraire, avaient des tendances particularistes très accusées ; ils avaient des rites spéciaux, et la conscience de tout ce qu'ils avaient fait par eux-mêmes, des résultats considérables auxquels ils étaient parvenus par leurs seules forces, leur donnait un vif sentiment de leur autonomie. De là une lutte qui ne fut pas sans violences. C'est l'ordre de Saint-Benoît, plus fortement, plus solidement organisé, plus actif, qui l'emporta. Mais, quoique vainqueur, il se laissa pénétrer par l'esprit des vaincus. Pour triompher, en effet, il dut imiter ses adversaires, leur emprunter leurs propres armes, par conséquent offrir aux populations qu'il s'agissait de conquérir un enseignement moins maigre, moins pauvre que celui qui était donné sur le continent. C'est ainsi que se constitua l'Église anglo-saxonne, qui eut et qui garda dans l'ensemble de l'Église catholique une physionomie propre. Ce qui la distingue, c'est un goût pour les choses intellectuelles qui ne se retrouve pas ailleurs au même degré. En elle et par elle, le niveau des études se releva. Et, comme elle continua à envoyer des missionnaires dans le reste de l'Europe, ils y apportèrent cet esprit nouveau. Aussi le monachisme continental lui-même sentit le besoin de faire dans ses écoles une place plus considérable aux études séculières.
Ainsi stimulés par l'exemple des moines irlandais, les Bénédictins préparèrent donc les voies à la rénovation mentale de l'Europe. Mais ils ne firent que la préparer ; ce n'est point par eux qu'elle s'effectua. Ils aidèrent les esprits à secouer un peu leur torpeur ; grâce à leur propagande, un peu plus d'instruction se répandit. Mais il ne pouvait pas se faire par eux de transformation vraiment profonde. D'abord, l'enseignement n'avait pas à leurs yeux de valeur par lui-même. Ce n'était guère qu'une arme de guerre, un moyen d'étendre le cercle de leur influence, de conquérir plus d'esprits. Puis, tout ce qu'ils faisaient et pouvaient faire, c'était de propager cet enseignement de proche en proche par une sorte de dissémination silencieuse et de lente diffusion. Ils poussaient plus loin, par un mouvement ininterrompu, les tranchées qu'ils s'étaient ouvertes dans le monde barbare ; ils ajoutaient les monastères aux monastères, les écoles aux écoles ; par suite, ces quelques points brillants qui tachaient de lumière l'ombre qui couvrait la Gaule augmentaient en nombre en même temps qu'ils prenaient un peu plus d'éclat.
Mais ce n'est pas ainsi, ce n'est pas par la voie d'un essaimage même continu que peuvent se former de grands organes d'enseignement. Et ce sont des organes de ce genre qui faisaient défaut. Pour qu'ils puissent naître, il fallait que toutes les forces intellectuelles du pays fussent rapprochées, concentrées sur un petit nombre de points, afin de se renforcer les unes les autres. Un centre de culture de quelque importance ne peut résulter que d'un énergique mouvement de concentration. Aussi, pour qu'un pas important fût fait dans la voie du progrès scolaire et pédagogique, il fallait que de nouveaux arrangements sociaux rendissent l'instruction plus nécessaire et en fissent sentir plus vivement le besoin. Il fallait encore et surtout qu'une main puissante vînt réunir en un même faisceau les ressources intellectuelles dispersées dans toutes les directions. Ce fut là l'œuvre pédagogique de Charlemagne. Sans nous y arrêter très longtemps, il est fort nécessaire de la connaître, car elle préluda à un autre mouvement de concentration plus intense encore, d'où résultèrent un peu plus tard l'Université et les Collèges, c'est-à-dire l'Enseignement supérieur et l'Enseignement secondaire, avec tous les caractères essentiels qu'ils ont gardés jusqu'à des temps tout récents. Si éloignée que paraisse, dans le temps, la renaissance carolingienne, on voit cependant qu'en l'abordant nous avons chance de mieux comprendre l'évolution qui nous conduira jusqu'à l'organisation pédagogique moderne.