Chapitre III : La pédagogie du XVIe siècle. - Comparaison des deux courants, humaniste et érudit
Nous avons successivement déterminé les deux grands courants pédagogiques qui se sont fait jour au XVIe siècle. Le premier, que représente Rabelais, se caractérise par un besoin d'amplifier la nature humaine dans tous les sens, mais surtout par un goût intempérant pour l'érudition, par une soif de savoir que rien ne peut apaiser. Le second courant, qu'Érasme personnifie, n'a pas cette ampleur et ne manifeste pas de si hautes ambitions : au contraire, il réduit tout le principal de la culture humaine à la seule culture littéraire, et il fait de l'étude de l'Antiquité classique l'instrument presque unique de cette culture. L'art d'écrire et de parler tient ici la place qu'occupait le savoir dans la pédagogie rabelaisienne. L'objet essentiel de l'éducation serait d'exercer l'élève à goûter les chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome et à les imiter avec intelligence. Ainsi le formalisme pédagogique, dont nous paraissions à la veille de nous libérer avec Rabelais et les grands érudits du XVIe siècle, nous ressaisit avec Érasme, sous une forme nouvelle. Au formalisme grammatical de l'époque carolingienne, au formalisme dialectique de la scolastique, succède maintenant un formalisme d'un nouveau genre : c'est le formalisme littéraire.
Après avoir ainsi caractérisé ce second courant, il nous fallait chercher à l'expliquer. La question est d'autant plus importante qu'il y a des rapports évidents entre ces conceptions pédagogiques, en apparence si lointaines, et celles qui sont encore à la base de notre enseignement classique. Il est donc d'un très grand intérêt de savoir d'où elles sont venues, à quels besoins elles répondaient.
Or, au moment même où se manifeste cette tendance pédagogique nouvelle, se produisait dans les mœurs un changement dont on peut difficilement exagérer l'importance : c'est la formation d'une société polie. Sans doute, comme nous l'avons dit, le monde de la noblesse, le monde des châteaux avait toujours constitué un milieu spécial où, sous l'influence dominante des femmes, les mœurs et les manières étaient empreintes d'une élégance et d'une courtoisie qui ne se retrouvaient pas ailleurs. Mais, au XVIe siècle, ce besoin de politesse, d'affinement, ce goût pour les plaisirs plus délicats de la société s'intensifient en même temps qu'ils se généralisent. On peut voir, dans le livre de M. Bourciez : Les Mœurs polies et la littérature de cour sous Henri II, comment, à ce moment, aux tournois, aux grandes chevauchées, aux longues chasses où la chevalerie, en temps de paix, trouvait ses distractions, succèdent les cercles et les salons, où la femme joue encore le rôle prééminent.
Ce qui prouve d'ailleurs que ce besoin était très vif, c'est que, quand les moyens de le satisfaire par les voies normales manquaient, on s'ingéniait en artifices. Les lettrés, dispersés sur toute la surface de l'Europe, ne pouvant s'entretenir oralement, remplaçaient les plaisirs de la conversation par ceux de la correspondance. Ne pouvant causer, ils s'écrivaient. La littérature épistolaire prit alors une importance et un développement tout à fait exceptionnels. Pétrarque nous dit qu'il avait passé une bonne partie de sa vie à écrire des lettres. Ces lettres n'étaient pas de simples messages familiers comme ceux que nous écrivons aujourd'hui, et dont le but est de renseigner un absent sur ce que nous faisons et sur ce que nous devenons. C'étaient des morceaux littéraires, où l'on traitait quelque sujet d'intérêt général, quelque problème de morale, quelques questions littéraires, comme on eût pu faire dans un salon. Ils ne s'adressaient pas d'ailleurs à un seul correspondant, mais, sous forme de copies tout au moins, passaient de main en main, circulaient. L'ensemble des lettrés d'Europe formait ainsi comme une société de beaux esprits qui, tout en étant dispersés sur tous les points du continent, de Naples à Rotterdam, de Paris à Leipzig, ne laissait pas d'avoir son unité, tant était grand le soin que mettaient ses membres à se tenir en rapports et à commercer malgré la distance.
Or, il est bien clair que la scolastique n'avait rien de ce qu'il fallait pour satisfaire ces goûts nouveaux, qu'elle ne pouvait, au contraire, que froisser. N'attachant aucune importance à la forme, elle ne craignait pas de plier brutalement la langue à toutes les nécessités de la pensée, sans aucun souci de la pureté ou de l'harmonie. Par suite de la place si considérable qu'elle faisait à la discussion, elle développait le goût, non des idées délicates, nuancées, mesurées, mais, au contraire, des opinions arrêtées, à angles droits, à arêtes saillantes, susceptibles de s'opposer nettement les unes aux autres, et les disputes violentes qui naissaient de ces oppositions ne pouvaient que favoriser une rudesse de mœurs semblable à celle que les tournois et les autres exercices analogues entretinrent pendant si longtemps chez les nobles chevaliers. L'étudiant du Moyen Age était préoccupé d'écraser son adversaire sous le poids de ses arguments, mais sans aucun souci de plaire et de séduire. La négligence de sa tenue, la rusticité de son attitude, de ses manières traduisait le même état d'esprit.
Voilà ce qui explique l'horreur - le mot n'a rien d'exagéré - que les hommes de la nouvelle génération éprouvèrent pour la scolastique et ses méthodes. La violence de leurs invectives paraît, au premier abord, détonner par son exagération dans une querelle purement pédagogique. Mais c'est que la question était en réalité plus large. Le XVIe siècle ne reproche pas simplement à la scolastique d'avoir employé tels ou tels procédés scolaires contestables ou regrettables, mais d'avoir été une école de barbarie et de grossièreté. De là les expressions de barbarus, de stoliditas, de rusticitas qui reviennent sans cesse sous la plume d'Érasme. Pour ces esprits délicats, un scolastique, c'est, à la lettre, un barbare (qu'on se rappelle le titre du livre d'Érasme : Antibarbaros),qui parle une langue à peine humaine, aux sons rudes, aux formes inélégantes, qui ne se plaît qu'aux disputes, aux cris assourdissants, aux batailles de paroles et autres, qui ignore, en un mot, tous les bienfaits de la civilisation, tout ce qui fait le charme de la vie. On conçoit aisément les sentiments que pouvait inspirer ce système d'enseignement à des hommes dont l'objectif était de faire une humanité plus douce, plus élégante, plus cultivée.
Le seul moyen d'atteindre ce but, de défaire les esprits de leur grossièreté, de les polir, de les affiner, était de les faire vivre en contact et dans le commerce familier d'une civilisation élégante, raffinée, dont ils pussent se pénétrer. Or, la seule qui satisfît alors à cette condition, c'est celle des peuples classiques, telle qu'elle s'était exprimée et conservée dans les œuvres de leurs grands écrivains, poètes, orateurs, etc. ; il était donc tout naturel que l'on vît en eux les instituteurs nécessaires de la jeunesse. « Qui donc, dit Érasme, qui donc a pu incliner ces rudes hommes de l'âge de pierre vers une vie plus humaine, vers un caractère plus doux, vers des mœurs plus policées ? N'est-ce pas les lettres ? Ce sont elles qui forment l'esprit, qui adoucissent les passions, qui brisent les élans indomptables du tempérament. » Or, il n'y avait pour cela d'autre littérature constituée et développée que celle de Rome et de la Grèce.
C'était avec tout ce qui restait de cette littérature qu'il fallait composer le milieu moral où, de ce point de vue, devait être formé l'enfant. Et voilà d'où vient la place si considérable que les monuments de la civilisation gréco-latine prennent alors dans l'attention publique. Si on les estime et si on les admire, si l'on cherche à les imiter, ce n'est pas qu'ils aient été exhumés à ce moment et qu'en se révélant ils aient inculqué subitement aux hommes le goût des belles-lettres. Tout au contraire, c'est parce que le goût des belles-lettres, parce que le goût d'une civilisation nouvelle venait de naître, qu'ils sont devenus tout d'un coup l'objet d'un pieux enthousiasme ; car ils apparurent, et cela légitimement, comme le seul et unique moyen dont on disposât pour donner satisfaction à ce besoin nouveau. Si cette vaste littérature était restée négligée jusque-là, ce n'était pas qu'elle fût ignorée - nous avons vu que les œuvres principales étaient connues - mais on n'en appréciait pas les vertus, parce qu'elles ne répondaient à aucun besoin du temps. Si, au contraire, elles prenaient alors au regard de l'opinion, ou tout au moins d'une certaine opinion, une valeur incomparable, c'est qu'une mentalité nouvelle était en train de se former qui ne pouvait se réaliser qu'à leur école. Et même on peut se demander si la fréquence plus grande des trouvailles, des exhumations qui se firent à cette époque ne vient pas de ce que, comme on appréciait désormais le prix de ces découvertes, on s'ingéniait davantage à les provoquer. Pour trouver, il faut chercher, et l'on ne cherche bien que ce que l'on se sent intéressé à trouver.
Ainsi la pédagogie humaniste n'est pas le produit d'un accident ; elle tient, au contraire, à un fait dont on peut difficilement exagérer l'influence sur l'histoire morale de notre pays ; je veux dire à la formation d'une société polie. Si, en effet, la France est devenue, dès le XVIe siècle, un foyer de vie littéraire, d'activité intellectuelle, c'est parce qu'il s'est formé chez nous, à ce même moment, une société choisie, une société de beaux esprits à laquelle nos écrivains se sont adressés. Ce sont les idées, les goûts de cette société qu'ils ont traduits, c'est pour elle qu'ils ont écrit, c'est pour elle qu'ils ont pensé. C'est là, c'est dans ce milieu particulier que s'est élaboré le principal de notre civilisation depuis le XVIe jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Or, l'objet de l'éducation, telle que la conçoit Érasme, est de préparer l'homme de cette société spéciale et restreinte.
Par là même se trouve indiqué le caractère essentiel, en même temps que le vice fondamental, de cette pédagogie. C'est qu'elle est essentiellement aristocratique. La société qu'elle a pour objet de former a toujours eu son centre à la cour et s'est toujours recrutée dans les milieux de la noblesse ou, tout au moins, dans les milieux aisés. Et c'est là, en effet, et là seulement que pouvait naître cette fine fleur d'élégance et de politesse qu'il s'agissait avant tout de faire éclore et de développer. Ni Érasme, ni Vivès n'ont le sentiment qu'au-delà de ce petit monde, brillant mais limité, il y a des masses profondes dont il y aurait lieu de se préoccuper, dont l'éducation devrait relever le niveau intellectuel et moral, améliorer la condition matérielle.
Quand l'idée leur traverse l'esprit, c'est bien rapidement et sans qu'ils jugent nécessaire de l'examiner longuement. Comme il se rend bien compte que cette éducation coûteuse n'est pas faite pour tout le monde, Érasme se demande ce que feront les pauvres ; la réponse qu'il fait à l'objection n'a rien de compliqué : « Tu demandes, dit-il, ce que pourront faire les pauvres. Comment ceux qui peuvent à peine nourrir leurs enfants pourront-ils leur donner l'éducation qui convient et l'entretenir ? A cela, je ne puis répondre que par ce mot de l'auteur comique : « On ne peut exiger que notre pouvoir « aille aussi loin que notre vouloir. » Nous montrons la meilleure manière de former l'enfant, nous ne pouvons donner les moyens de réaliser cet idéal. » Il se borne à souhaiter que les riches viennent en aide aux esprits bien doués qui seraient empêchés, par la pauvreté, de développer leurs aptitudes. Et il ne paraît même pas apercevoir que, quand bien même cette éducation serait mise à la portée de tous, la difficulté ne serait pas résolue : car cette éducation généralisée ne répondrait pas aux besoins du plus grand nombre. Le plus grand nombre, en effet, a avant tout besoin de vivre, et ce qu'il lui faut pour vivre, ce n'est pas de savoir parler avec art, c'est de savoir penser droitement, de manière à savoir agir. Pour lutter efficacement contre les choses et contre les hommes, il faut des armes solides et non ces brillants ornements dont les pédagogues humanistes sont tout occupés à parer l'esprit.
Combien la scolastique, en dépit de ses abstractions, était animée d'un esprit plus pratique, plus réaliste et social ! La dialectique, en effet, répondait à des besoins réels. Le conflit des esprits, la concurrence des idées constitue un élément et un élément important de la vie. D'ailleurs, la force, la nervosité acquise par la pensée, grâce à cette forte gymnastique, étaient susceptibles d'être utilisées dans bien des emplois sociaux. Aussi, il faut se garder de croire que les écoles médiévales n'aient servi qu'à faire des songeurs, des abstracteurs de quintessence, d'inutiles ergoteurs. Tout au contraire, c'est là que se formèrent les hommes d'État, les dignitaires ecclésiastiques, les administrateurs de l'époque. Cette culture, tant décriée, faisait des hommes d'action. C'est l'éducation, recommandée par Érasme, qui ne prépare aucunement à la vie. La rhétorique y prend la place de la dialectique. Or, si la rhétorique avait sa raison d'être dans l'éducation des peuples anciens, alors que l'éloquence était une carrière, et même la carrière par excellence, il n'en était plus de même au XVIe siècle, où elle n'avait plus qu'une bien petite place dans la vie sérieuse. Une pédagogie qui faisait de la rhétorique la principale des disciplines scolaires ne pouvait donc développer que des qualités de luxe, sans rapport avec les nécessités de l'existence.
Mais ce premier vice en implique un autre. Si cette éducation est une éducation de luxe, c'est parce qu'elle ne cultive que des qualités littéraires, c'est-à-dire esthétiques. Or, une culture exclusivement ou essentiellement esthétique contient en elle-même un germe d'immoralité ou, tout au moins, de moindre moralité. En effet, l'art, par définition, se meut dans le domaine de l'irréel, de l'imaginaire. Alors même que les êtres représentés par l'artiste sont empruntés à la réalité, ce n'est pas leur réalité qui fait leur beauté. Peu m'importe que le personnage que le poète fait vivre dans ses chants ait existé dans l'histoire ; si je l'admire, c'est parce qu'il est beau, et mon admiration ne serait en rien diminuée s'il était tout entier créé par l'imagination de l'artiste. Même, quand l'illusion est trop complète et nous fait prendre pour réelle la scène qui nous est représentée, le plaisir du beau s'évanouit. Nous ne le goûtons que si nous avons conscience que les événements dont nous sommes les témoins ne sont pas susceptibles d'affecter vraiment des destinées humaines, de faire souffrir des hommes comme nous, dans leur chair ou dans leur âme, que si nous pouvons voir les choses qui nous sont décrites d'un tout autre œil que quand elles se présentent à nous dans la vie réelle. En un mot, nous ne pouvons éprouver pleinement l'impression esthétique qu'à condition de perdre de vue la réalité.
La morale au contraire est du domaine de l'action, qui ne peut se prendre qu'à des objets réels, ou se perdre dans le vide. Agir moralement, c'est faire du bien à des êtres en chair et en os, c'est changer quelque chose dans la réalité. Mais, pour éprouver le besoin de la changer, de la transformer, de l'améliorer, il faut ne pas s'en abstraire, il faut y tenir, au contraire, il faut l'aimer, malgré ses laideurs, ses petitesses, ses mesquineries. Il faut non s'en détourner pour porter ses regards sur un monde imaginaire, mais, au contraire, avoir les yeux fixés sur elle. Voilà pourquoi une culture esthétique intempérante, en nous détournant du monde réel, détendrait les ressorts de l'activité morale. Ce n'est pas en apprenant à combiner des idées, ou agencer harmonieusement des phrases ou des sons ou des couleurs, qu'on apprend à faire son devoir. Et l'art peut d'autant plus faire de mal sous ce rapport qu'il est plus habile à se voiler à lui-même ses insuffisances. Car il peut choisir la morale elle-même pour matière de ses créations et, nous mettant sous les yeux des spectacles idéaux d'une haute moralité, il nous fait vivre en idée une existence qui, sauf qu'elle est imaginaire, fictive, a les aspects extérieurs de la vie vraiment morale. Or nous prenons volontiers au sérieux ce simple jeu de l'esprit. On est tout prêt à se croire pieux, parce qu'on sait louer la piété avec éloquence ou parce qu'on l'entend avec plaisir louer éloquemment ; on se croit un homme de devoir, parce qu'on sait parler du devoir avec propriété, ou parce qu'on goûte les développements bien conduits où il en est parlé. Est-il besoin de dire que ce n'est là qu'une fausse vérité ? Car la vérité, en son essence, consiste à agir, à se dépenser, à mettre quelque chose de soi hors de soi, et non à construire dans le silence de l'esprit de beaux tableaux, des figures émouvantes que l'on contemple intérieurement. La vertu du plus lettré n'est trop souvent qu'une vertu d'imagination.
Mais, si ce vice est inhérent à toute culture exclusivement littéraire et esthétique, il y a dans la culture spéciale, dont les humanistes du XVIe siècle nous tracent le plan, quelque chose de particulier qui aggravait le danger. De quoi s'agit-il en effet ? De mettre l'enfant en présence de la civilisation antique, non pas simplement pour qu'il la connaisse en érudit, pour qu'il sache de quoi elle est faite, mais pour qu'il s'en pénètre, pour qu'il « en emboive les humeurs », comme dira plus tard Montaigne, puisqu'elle doit servir à le former. Il doit la vivre : puisque les principaux exercices consistent à faire parler les Anciens, il faut qu'il s'assimile leur manière de penser. Or, n'y a-t-il pas une véritable monstruosité historique et pédagogique à vouloir former un homme du XVIe siècle au moyen d'une civilisation qui avait atteint son apogée quinze siècles plus tôt ? Est-ce donc que la morale à laquelle aspirait le XVIe siècle, celle dont il avait réellement besoin, pouvait vraiment n'être autre chose que la morale païenne restaurée et revivifiée ? Mais alors il faudrait considérer le christianisme comme une sorte de hors-d’œuvre historique, de détour laborieux, mais inutile, qu'aurait pris l'humanité, puisqu'il devait la ramener finalement à son point de départ. Il n'est pas nécessaire de faire voir ce que cette conception a d'inadmissible. La vérité, c'est que la longue évolution qui s'était poursuivie depuis la fin de l'Empire romain tout le long du Moyen Age, avait eu pour résultat de mettre au jour un certain nombre d'idées morales, jusque-là inconnues, et qui, tout en étant elles-mêmes destinées à évoluer, à se transformer (car il n'y a rien d'immuable, même en morale), pouvaient être cependant, considérées comme acquises à l'humanité. La principale, celle qui peut être considérée comme la caractéristique de cette nouvelle éthique, qui est devenue la nôtre, c'est l'idée de devoir.
Les moralistes de la Grèce et de Rome l'avaient ignorée, ou, en tout cas, en avaient un sentiment bien obscur et bien faible ; car, ni en latin, ni en grec, il n'existe de mot qui rende l'idée de devoir, ni d'expression qui en tienne lieu. Ils concevaient la morale non sous la forme d'une loi impérative qui commande, et à laquelle il faut obéir parce qu'elle commande, mais comme un idéal séduisant qui attire, et vers lequel la volonté se porte spontanément dès qu'elle a réussi à l'entrevoir. Pour eux, le problème moral se posait dans les termes suivants : quel est le souverain bien, c'est-à-dire le bien suprêmement désirable ? Ils se représentaient le chemin du bonheur sous des formes différentes, mais ils concevaient la vertu comme inséparable de la béatitude, et c'est pourquoi toutes leurs doctrines, même les plus élevées, même celle des Stoïciens, sont empreintes d'un eudémonisme dont elle n'ont jamais pu se défaire.
Elles contrastent sous ce rapport, de la manière la plus marquée, avec cette morale qui est née du christianisme, mais qui était destinée à lui survivre, et d'après laquelle toute considération relative au bonheur, non seulement est dénuée de tout caractère moral, mais encore ne peut qu'altérer et diminuer la valeur morale de nos actes. L'idéal de la vie chrétienne, c'est le devoir accompli parce qu'il est le devoir, c'est la règle pratiquée parce qu'elle est la règle ; c'est l'homme s'élevant au-dessus de la nature, s'en affranchissant, la domptant, la soumettant aux lois de l'esprit. C'est, en un mot, la sainteté. L'idéal de l'Antiquité, c'est, au contraire, la complaisance pour la nature ; c'est la nature qu'on interroge, c'est à elle qu'on demande la loi de la vie. Sequere naturam, [en grec dans le texte]. Stoïciens et épicuriens s'entendent pour faire de ce principe la base de leur système.
Or, si, pendant ces temps rudes du Moyen Age, l'idéal chrétien s'est empreint d'un excès de sévérité et d'ascétisme, si on peut lui reprocher d'avoir poussé trop loin le mépris de la chair et des sens, si du moins cette rudesse devenait inutile, maintenant que les temps eux-mêmes devenaient moins durs ; cependant, il est bien certain que, tout en s'humanisant, tout en devenant plus douce, plus tendre aux hommes, à leurs faiblesses et à leurs misères, la morale moderne, notre morale laïque n'est nullement destinée à déchoir de ce haut idéal. Pour nous aussi, la morale ne commence que là où commence l'effort, la lutte, le sacrifice, le désintéressement. Pour nous aussi, vivre moralement, ce n'est pas simplement nous mettre à la suite de notre nature physique, empirique, et en descendre la pente toujours facile, mais c'est, au contraire, y surajouter de nos propres mains une nature plus haute et plus rare, qui, seule, est vraiment caractéristique de l'humanité, une nature toute spirituelle, dont nous pouvons seuls être les ouvriers, mais dont la construction laborieuse ne serait même pas tentée, tant elle coûte de peine, si nous ne nous y sentions moralement et socialement obligés.
S'il y avait là deux morales très différentes, et même opposées, à faire vivre l'enfant dans un milieu tout empreint d'éducation antique, comme était nécessairement ce milieu scolaire dont Érasme nous décrit l'organisation, on ne pouvait que troubler sa conscience. On ne pouvait qu'en faire un être moralement hybride, divisé contre lui-même, partagé entre le présent et le passé, et affaibli par ces divisions. C'est d'ailleurs ce que pressentaient plus ou moins clairement les docteurs de l'Église, qui dénonçaient les dangers d'une culture exclusivement païenne. Juxtaposées dans le cœur des élèves, ces conceptions divergentes de la vie ne pouvaient que s'affaiblir l'une à l'autre, et laisser l'agent moral dans un véritable désarroi.
En fait, il n'est pas contestable qu'on observe à ce moment comme un fléchissement général du sentiment moral. Je n'en donnerai qu'une preuve qui tient étroitement à ce caractère esthétique de la culture. Quel était, chez les humanistes, le grand ressort de l'activité ? Qu'est-ce qui les poussait à lire, à s'instruire, à produire ? Était-ce l'amour de la patrie, ou de l'humanité, ou le sentiment du devoir qu'a l'homme de cultiver son esprit ? Était-ce quelque généreux enthousiasme ? Nullement. C'est un mobile tout païen, un mobile qui avait été tout-puissant sur les cœurs dans l'Antiquité, mais qui n'a rien de moral, et dont le christianisme, pour cette raison, s'était efforcé de réduire le rôle jadis prépondérant ; c'est le goût de la renommée, c'est l'amour de la gloire. Leur but suprême, c'est d'avoir un nom qui coure sur les lèvres des hommes. Déjà, Pétrarque nous avoue que c'est l'amour de la gloire qui l'a arraché au nid domestique et qui lui a fait tenter la carrière littéraire :
Implumem tepido praeceps me gloria nido
Expulit et coelo jussit volitare remoto,
et, après qu'il a été couronné comme le prince des poètes :
est mihi fama
Immortalis honos et gloria sueta laborum.
De même, dans la préface de l'Antibarbaros, Érasme nous rapporte sa vénération pour tous ceux qui étaient parvenus à se faire quelque nom dans les lettres : Qui in his (litteris) aliquid opinionis sibi parassent, eos ceu numina quaedam venerabar ac suspiciebam. Il les considérait comme des dieux et son rêve était de les imiter. Seule cette prime de la gloire lui parait pouvoir compenser et expliquer les efforts que l'écrivain doit s'imposer : Quid tantas tamque diuturnas vigilias adiret, si nihil magni sibi promitteret? Cette passion était même tellement intense et, en même temps, si étrangère à toute considération morale, qu'on la voit parfois provoquer des actes abominables : « Plus d'une fois, dit Burckhardt, en racontant quelque formidable entreprise, des historiens sérieux indiquent comme mobile l'ardent désir de faire quelque chose de mémorable. » C'est le cas de Lorenzino de Médicis qui, mis au pilori par un pamphlet de Molza pour avoir mutilé des statues antiques à Rome, afin de faire oublier cette punition infamante par une action d'éclat qui perpétue à jamais son nom, assassine son parent et son souverain. Et le même historien cite plusieurs exemples du même genre.
Si j'ai cru devoir insister sur ce trait de mœurs, ce n'est pas seulement parce qu'il est démonstratif et jette une lueur assez vive sur l'esprit de l'époque, mais c'est aussi parce qu'il a eu une répercussion importante et directe en pédagogie. En effet, la vie scolaire ne saurait différer en nature de la vie des adultes dont elle ne peut être qu'une miniature ; par conséquent, le mobile de l'activité, le ressort de la conduite, ne peut être différent ici et là. Si donc c'est l'amour de la gloire qui faisait agir les hommes, il devait paraître naturel de recourir à ce même stimulant pour faire agir les enfants. Et c'est effectivement ce que recommande Érasme. A la discipline des écoles scolastiques il en oppose une autre toute nouvelle, qui devrait s'adresser uniquement à l'amour-propre, au sentiment de l'honneur, au goût de l'enfant pour la louange. « Le philosophe Lycon, dit-il, estime qu'il y a deux puissants moyens de stimuler l'activité des enfants : le sentiment de l'honneur et la louange… La louange est la mère de tous les arts. Servons-nous donc de ces deux aiguillons. » Et comme l'éloge n'a de valeur que par voie de comparaison, il ne faudra pas craindre de le nuancer, de le graduer, de manière à provoquer l'émulation. Le maître devra, « en comparant les progrès faits par les élèves, les stimuler, exciter entre eux une certaine émulation, aemulatione quadam inter eos excitata. Même il sera bon de traduire les louanges sous forme matérielle, ostensible, au moyen de prix promis par avance aux concurrents heureux, praepositis praemiolis ». Voilà donc le système des prix, des concours, la discipline de l'émulation, inconnue, comme nous l'avons vu, du Moyen Age, qui fait son apparition. Il importait d'en marquer la date en même temps que de bien déterminer l'état social et moral dont elle est solidaire.
A côté de cette pédagogie littéraire et aristocratique, la doctrine de Rabelais apparaît comme animée d'un souffle moral autrement élevé et puissant. L'humaniste, le lettré ne songe guère qu'à briller, qu'à plaire, qu'à faire goûter, admirer son talent. Il se perd rarement de vue. Il est avant tout assoiffé de louanges, et l'amour de la louange est un sentiment étroitement égoïste. Combien la soif du savoir que Rabelais ressent et qu'il voudrait éveiller chez son élève est plus généreuse ! Cette science intégrale, absolue, qu'il s'agit de réaliser, est un haut idéal que nul ne peut atteindre et qui, planant très haut, oblige les hommes à regarder au-delà et au-dessus d'eux-mêmes. Dans cette poursuite de la science, le savant s'absorbe au point de s'y oublier complètement, et n'est-ce pas ce complet oubli de soi, cette aliénation de la personnalité qui symbolise cette ivresse mystique dont Rabelais fait la condition de la suprême béatitude ? - D'ailleurs, pour arriver à connaître les choses, il faut bien, de toute nécessité, sortir de soi, de ce monde intérieur d'images où se complaît le pur lettré ; il faut entrer en contact avec la réalité qui nous entoure, vivre dans sa familiarité ; il faut donc y tenir, il faut l'aimer et l'aimer tout entière, sans en rien mépriser. Il faut que rien de ce qu'elle renferme ne nous laisse indifférent. Rappelons-nous cette recommandation de Gargantua à son fils Pantagruel : « Qu'il n'y ait mer, riviere ni fontaine, dont tu ne cognoisses les poissons, tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et frutices des forêts, toutes les herbes de la terre…, rien ne te soit incongneu. » Et par cela même que l'homme se fait ainsi une idée plus juste, une représentation plus exacte de ce qu'est l'Univers, il se rend aussi mieux compte de la place qu'il y occupe ; se comparant à ce monde immense qui l'entoure, il comprend qu'il en est non le tout, mais une petite partie seulement. Il n'est plus exposé à se prendre pour le centre à quoi tout doit être rapporté ; mais il entrevoit qu'il appartient à un système qui le dépasse infiniment et qui a son centre en dehors de lui.
N'est-ce pas, en effet, ce sentiment que Rabelais exprime dans un passage célèbre, que Pascal, comme on le sait, devait reprendre plus tard, et où il met l'homme en face de l'infini, en face « de cette sphère intellectuelle de laquelle en tous lieux est le centre, et n'a en lieu aucun circonférence » ? N'est-ce pas aussi ce que signifient les perpétuelles invocations que l'on est tout étonné de rencontrer à chaque instant dans ce roman humoristique et d'apparence libertine ? « De par Dieu, dit quelque part un de ses héros, jamais rien ne faisons que son très sacré nom ne soit premièrement loué. » Cette piété se manifeste sous toutes les formes. Tantôt c'est la naïve gratitude du ventre : « Sans point de faute, nous devons louer le bon Dieu notre créateur, servateur, conservateur qui, par ce bon pain, par ce bon vin et frais, par ces bonnes viandes nous guerrit de toutes perturbations tant du corps comme de l'âme, outre le plaisir et volupté que nous avons beuvant et mangeant. » Tantôt c'est le sentiment de la grandeur et de la toute-puissance divine qui se traduit en termes de haute éloquence : « Mets tout ton esprit en Dieu, dit Pantagruel à un prisonnier de guerre qu'il remet en liberté, et il ne te délaissera point. Car de moi, encore que soye puissant comme tu peux voir…, je n'espère en ma force ny en mon industrie, mais toute ma fiance est en Dieu, mon protecteur, lequel jamais ne délaisse ceux qui en lui ont mis leur espoir et pensée… Va-t'en en la paix du Dieu vivant. » Or, on n'altère pas, je crois, le passage de Rabelais en disant que pour lui Dieu n'est qu'un autre nom donné à la nature immense, infinie, à la nature pure et bonne, qui nous nourrit et dont nous dépendons. Ne va-t-il pas jusqu'à faire dire à la prêtresse Bacbuc que cette sphère immense, dont le centre est partout et la circonférence nulle part, nous la nommons Dieu ? Cette piété, ce sentiment de la grandeur de la divinité, n'est donc qu'une autre forme du sentiment de la dépendance où nous sommes vis-à-vis de ce grand tout qui nous entoure, qui nous enveloppe, qui nous domine, mais qui est en même temps la source où nous puisons et alimentons notre vie.
Nous voilà donc incontestablement bien loin de la frivole vanité de l'humaniste tout occupé à plaire et à se faire applaudir. Ce sentiment de dépendance morale, de quelque manière qu'il s'exprime dans la conscience, est un solide rempart contre l'égoïsme. Et cependant, parce que Rabelais est du XVIe siècle, nous retrouvons chez lui, quoique plus voilées, certaines des tendances que nous avons rencontrées chez Érasme. Quelque opposition qu'il y ait sous certains rapports entre cette pédagogie et celle des purs lettrés, il Y a pourtant entre elles des ressemblances dont il importe de prendre conscience; car comme elles tiennent, évidemment, non à telle ou telle mentalité particulière, mais à l'esprit même du XVIe siècle, elles nous aideront à le mieux comprendre.