Chapitre XI : Les variations du plan d'études au XIXe siècle. Définition de l'enseignement secondaire
Nous sommes arrivés, dans le dernier chapitre, au seuil même du XIXe siècle, au moment où l'œuvre de la Révolution, après une existence éphémère de six ans (an IV -an X), sombra sous la réaction consulaire, où les Écoles centrales, créées par la Convention, et dont nous avons vu l'originalité peut-être prématurée, disparurent, où la vieille organisation scolaire se reforma sous les noms en partie nouveaux de lycées et de collèges, où le latin, enfin, reprit sa vieille prépondérance. Sauf que, pour des raisons même pratiques, il n'était plus possible de déposséder complètement les sciences du droit de cité qu'elles avaient conquis, on se trouvait ramené à près de quinze ans en arrière et tout était à recommencer.
Cette restauration précéda de quelques années seulement le grand événement qui domine toute l'histoire scolaire du XIXe siècle. Je veux parler de la réunion de tous les établissements d'instruction du pays en un seul et même organisme, placé sous la dépendance immédiate du pouvoir central et chargé, à l'exclusion de tout autre, de la fonction d'enseigner. C'est, en effet, par un décret du 7 mars 1808 que fut créée l'Université de France. C'était l'idée corporative, que la Révolution avait voulu abolir sous toutes ses formes, qui renaissait, mais étendue, transformée, adaptée aux conditions nouvelles de l'existence nationale. En effet, aux corporations locales et fragmentaires qu'avaient été les vieilles Universités provinciales, corporations d'où, d'ailleurs, l'enseignement primaire était exclu, se trouvait désormais substituée une corporation unique, s'étendant au territoire tout entier et embrassant toutes les formes de l'activité scolaire, toutes les écoles et tous les maîtres de toute sorte et de tout degré. Il serait assurément intéressant de rechercher comment cette idée prit naissance ; car elle n'est pas née de toutes pièces du cerveau de Napoléon. Il serait intéressant de montrer comment elle répondait en partie à des besoins bien antérieurs à la Révolution et dont La Chalotais, Roland s'étaient déjà fait les interprètes ; comment Napoléon chercha pourtant à la marquer de son empreinte, comment il la conçut sur le modèle d'une vaste congrégation laïque, une sorte de Société de Jésus civile, dont il serait le général ; comment, par la force des choses, elle devait tromper ses espérances, se faire ses traditions, sa physionomie propre, devenir une personnalité distincte en dépit de la surveillance à laquelle elle fut longtemps soumise. Il y aurait intérêt aussi à rechercher quelles causes ont déterminé la suppression du monopole et quelles furent les conséquences de cette suppression. Mais, quelle que soit l'importance de ces questions, elles intéressent plutôt la politique et l'administration scolaire que l'histoire de l'enseignement ; elles n'ont pas de rapports directs avec l'évolution des idées pédagogiques. Je les laisserai donc de côté et me bornerai à suivre la manière dont se sont développés, au cours du XIXe siècle, les plans d'études et les méthodes d'enseignement.
Ce qui frappe tout d'abord quand on entreprend de faire l'histoire des plans d'études au XIXe siècle, c'est leur extraordinaire instabilité. On n'en compte pas moins de quinze qui se sont succédé les uns aux autres. Gréard a fait le relevé de tous les arrêtés, décrets, circulaires qui ont introduit dans l'enseignement des lycées et collèges des modifications plus ou moins importantes ; depuis 1802 à 1887, il n'y en a pas eu moins de soixante-quinze, dont soixante-quatre antérieurs à 1870. Les programmes sont dans un mouvement perpétuel. Il y a surtout un enseignement dont le sort varie, du moins en apparence, de la manière la plus capricieuse : c'est celui des sciences. On le voit tantôt se dilater tout le long de la série des classes entre lesquelles il se répartit plus ou moins également ; tantôt, au contraire, se concentrer dans une classe unique, généralement au sommet ; tantôt, enfin, il est relégué hors des cadres réguliers et tombe à l'état d'enseignement accessoire. Tantôt les sciences sont unies aux lettres, tantôt elles s'en séparent. En un mot, elles sont dans un perpétuel état de nomadisme.
Le fait est instructif et mérite d'être retenu. On se plaint bien souvent aujourd'hui des variations trop fréquentes qui se sont produites dans les programmes au cours de ces vingt dernières années, et il arrive qu'on s'en prend à ces changements trop répétés de la crise que traverse actuellement l'enseignement secondaire. On voit que cette instabilité ne date pas d'hier ; qu'elle n'est pas imputable à telles personnalités ou à telles circonstances particulières, mais qu'elle constitue un état chronique, depuis un siècle, et qui dépend évidemment de causes impersonnelles. Loin d'être la cause du mal, elle en est l'effet et l'indice extérieur ; elle le révèle plus qu'elle ne le produit. Si tant de combinaisons diverses ont été successivement essayées et si, périodiquement, elles se sont écroulées les unes sur les autres, c'est que jusqu'à hier on n'a pas voulu reconnaître la grandeur et l'étendue de la maladie à laquelle elles se proposaient de remédier. On croit que, pour rétablir sur des bases solides notre enseignement secondaire, il suffirait de quelques heureux changements de détail, de trouver un meilleur dosage des disciplines enseignées, de faire plus grande la part des lettres ou celle des sciences ou de les équilibrer savamment, alors que c'est un changement d'esprit et d'orientation qui se trouve nécessaire. Quand nous n'aurions pas d'autres raisons de nous en douter, ces soubresauts continuels en seraient la meilleure preuve. Rien donc n'est vain comme de se plaindre avec excès de ces modifications incessantes et de recommander la patience : ce n'est pas en conseillant le calme au fiévreux qu'on le guérit de sa fièvre. Mais, d'un autre côté, il est temps d'en finir avec ces errements, de comprendre l'enseignement qui s'en dégage, et de se mettre courageusement en face du problème, tel qu'il se pose, dans toute son étendue. C'est ce que nous essayerons de faire dans les pages qui suivront.
Un facteur, en particulier, a contribué pour une large part à cette extrême confusion : c'est l'intervention des préoccupations et des préjugés politiques dans l'élaboration des conceptions pédagogiques. Nous avons vu, dès le début de ce livre, qu'il existait une sorte d'antagonisme naturel entre l'esprit de l'Antiquité classique et le christianisme, et, dans toute la partie de l'histoire que nous avons parcourue jusqu'à présent, il n'y a, pour ainsi dire, pas eu un seul moment où il ne se soit rencontré quelque docteur chrétien pour signaler les dangers qu'une culture exclusivement littéraire, et surtout une culture qui empruntait tous ses matériaux au paganisme, risquait de faire courir à la foi. Or, par un singulier revirement, à partir du XIXe siècle, au lendemain de la Révolution, il se noua comme une alliance entre l'humanisme et l'Église. Les représentants du traditionalisme, en matière religieuse aussi bien qu'en matière sociale et politique, virent, à tort ou à raison, dans le vieil enseignement littéraire, le meilleur auxiliaire de ce qui leur paraissait être la saine doctrine, tandis qu'au contraire l'enseignement scientifique leur était suspect. Dès lors, les libéraux de tout ordre et de tout degré furent enclins à épouser la cause contraire.
Il en résulta tout naturellement que, suivant le parti politique qui était au pouvoir, suivant qu'il était orienté de préférence vers l'avenir ou vers le passé, l'enseignement oscilla entre ces deux pôles opposés. Le Consulat et, plus tard, l'Empire avaient conservé aux sciences, et surtout aux sciences mathématiques, une place d'une certaine importance : l'arithmétique, la géométrie, l'algèbre, la trigonométrie, l'arpentage, un peu d'optique et d'astronomie étaient enseignés dans les premiers lycées. La Restauration refoula tout l'enseignement scientifique, d'abord dans les trois classes supérieures de seconde, rhétorique et philosophie, et finalement dans la seule et unique classe de philosophie. Il ne subsistait plus en quatrième et en troisième que des leçons d'histoire naturelle, et encore le mot de leçons est-il bien impropre. Car tout se réduisait à donner deux fois par semaine des thèmes « relatifs aux éléments des sciences naturelles ». Mais, en 1828, un ministre plus libéral, M. de Vatimesnil, prend la direction de l'Université ; aussitôt, les sciences, si comprimées, se détendent, se mettent au large et pénètrent dans toutes les classes. Avec la Monarchie de juillet, elles continuent à progresser sous l'administration de Guizot, mais, avec Villemain, elles recommencent à perdre du terrain pour en regagner avec M. Salvandy. Et ce va-et-vient a continué jusque dans des temps tout récents. Au lendemain de la guerre de 1870, Jules Simon, par une circulaire datée de septembre 1872, porte un rude coup aux vieilles méthodes de l'humanisme : les vers latins disparaissent, les thèmes et les exercices écrits cèdent un peu de leur place aux explications ; peu après, une réaction politique se produit, il en résulte une nouvelle réaction pédagogique ; une fois encore, on rétablit, à peu près intégralement, l'ancien système, jusqu'au jour où le pays s'oriente politiquement dans une autre direction, c'est-à-dire vers 1880.
En présence de ces faits constants, on est quelque peu étonné quand on rencontre une affirmation aussi catégorique que celle-ci : « Les études classiques ont toujours eu l'honneur d'être en suspicion auprès du despotisme… Il y a dans les études classiques un souffle de liberté et de civisme qui n'est spécialement nulle part et qui est partout, et qui demeure dans l'âme comme une force latente. » C'est M. Fouillée qui tient ce langage. Certes, je ne songe pas à soutenir que le culte des humanités implique et impose nécessairement une attitude politique déterminée. Mais, enfin, l'association de l'esprit traditionaliste et de l'esprit humaniste apparaît, en fait, comme incontestable.
La raison de cette curieuse alliance n'est pas difficile à apercevoir. Sans doute, on peut croire que, l'œuvre de la Révolution ayant été précisément d'instituer un système d'enseignement sur des bases exclusivement scientifiques, la science en soit restée marquée comme d'une défaveur auprès de certains esprits. Pourtant, cet éloignement tient à des causes plus profondes et plus respectables.
Pour de Laprade, les adversaires de la culture latine ne pouvaient être que des « matérialistes, des athées, des révolutionnaires, des socialistes ». Pour l'archevêque Kopp, « tout recul de la culture classique a pour effet d'ébranler les bases du Christianisme ». C'est qu'en effet, comme nous l'avons vu, entre les lettres, où vient s'exprimer l'esprit humain sous les formes les plus nobles de son activité, et les sciences, qui fixent et enregistrent les lois du monde physique, puisque par sciences on entend exclusivement d'ordinaire sciences de la nature, il y a toute la distance qui sépare l'esprit de la matière, le sacré du profane. Il en résulte que non seulement pour tout chrétien, mais aussi pour quiconque a le sens de ce qu'il y a de vraiment et spécifiquement humain dans l'homme, de ce qui le caractérise et fait sa physionomie propre au milieu des autres êtres, former l'enfant à la seule école des sciences, c'est le matérialiser, c'est le profaner, c'est l'empêcher de développer sa vraie nature. Par conséquent, du moment que le problème pédagogique consiste essentiellement à opter entre les lettres et les sciences, il était naturel que, de ce point de vue, les lettres, malgré l'inquiétude qu'elles avaient inspirée jadis, bénéficiassent de la répugnance qu'inspiraient les sciences et fussent considérées comme le seul enseignement capable d'entretenir un état d'esprit vraiment humain. Au contraire, pour quiconque a un vif sentiment des nécessités matérielles de la vie, du compte qu'il en faut tenir, de l'intérêt qu'il y a à ne pas laisser l'homme désemparé en face des choses, un enseignement qui n'est pas principalement scientifique apparaît comme nécessairement au-dessous de sa tâche.
Tant que cette antinomie ne sera pas résolue, tant qu'on ne sera pas arrivé à comprendre qu'il n'y a pas là deux ordres de valeurs, à la fois incomparables entre elles et opposées, entre lesquelles, par conséquent, il faut résolument choisir, il est inévitable que les esprits, suivant leur humeur, penchent tout entiers ou dans un sens ou dans l'autre. De là ce perpétuel jeu de bascule dont l'histoire pédagogique du XIXe siècle nous offre le spectacle, suivant les hommes qui prennent la direction des événements. Et le seul moyen d'y mettre un terme est de trouver le moyen de faire concourir à un seul et même but, ou de se réconcilier, ces deux enseignements qui, jusqu'à présent, paraissent tournés dans deux sens opposés.
Cependant, de toutes ces tendances chaotiques et contradictoires qui se sont succédé au jour le jour se dégagent, par leur persistance même, quelques idées directrices qui ne se sont éclipsées pour un temps que pour réapparaître aussitôt après et s'affirmer à nouveau avec une force accrue, attestant ainsi l'urgence et la constance des besoins auxquels elles répondaient. C'est le cas notamment de cette idée que, pour satisfaire à la diversité des carrières et des vocations, l'enseignement lui-même doit renoncer à son ancienne unité et se diversifier. Nous l'avons vue naître dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; elle ne devait plus quitter notre horizon.
« L'unité de la société française, écrivait Saint-Marc Girardin en 1847, est la cause fondamentale de l'Université. L'Université doit être une, parce que la société est une… et elle doit être diverse dans son enseignement parce que la société actuelle est essentiellement diverse dans ses travaux. » Déjà, sous le Consulat, on avait dû se préoccuper d'organiser un enseignement spécial pour les candidats à la carrière militaire et où, à partir d'un certain âge, les cours de sciences prenaient la place des cours d'humanités. Mais cette organisation ne fut tentée que dans un seul établissement, le Prytanée français, qui était établi dans les bâtiments du collège Louis-le-Grand. Le système ne fut pas généralisé. Cependant, sous la Monarchie de Juillet, dans son Mémoire sur l'instruction secondaire dans le royaume de Prusse, Cousin reprit l'idée. D'après le plan qu'il exposa dans cet ouvrage, la division de grammaire viendrait bifurquer sur deux sections distinctes, l'une où la culture classique continuait à se développer suivant le plan traditionnel, l'autre où l'enseignement scientifique prenait le pas sur l'enseignement littéraire, sans pourtant exclure ce dernier. Une fois ministre, Cousin n'osa pas, il est vrai, appliquer ce plan dans son intégralité ; mais, à partir de la quatrième, il organisa tout un système de cours permettant aux élèves qui le désiraient de quitter les classes purement littéraires et de se consacrer principalement aux sciences.
Le système établi plus tard par le ministre Fortoul, le 10 avril 1852, et qui est resté connu sous le nom de système de bifurcation, n'était donc aucunement une improvisation, mais l'aboutissement de tout un long développement. D'après ce système, qui dura jusqu'au ministère Duruy, à partir de la quatrième les élèves se partageaient en deux catégories, les uns faisant du latin et du grec, les autres du latin et des sciences. C'est le prototype de notre enseignement latin-sciences, dont les origines, à travers le système de Fortoul et celui de Cousin, se trouvent ainsi reportées jusqu'au Prytanée français, c'est-à-dire jusqu'au commencement du siècle. Il est vrai que le système de la bifurcation a laissé dans l'esprit des hommes qui l'ont pratiqué ou subi de si mauvais souvenirs que ce précédent n'est pas fait pour inspirer confiance dans l'avenir de notre tentative actuelle. Mais on n'est pas fondé à conclure des résultats de cette première expérience à celle que nous faisons en ce moment. Il faut, en effet, distinguer le principe, qui peut être juste, et la manière dont il fut appliqué.
En 1852, on était tout au début du Second Empire, c'est-à-dire à un moment de véritable dépression intellectuelle. Pour prévenir le réveil des idées libérales, le gouvernement ne dispensait l'instruction qu'avec une mesquinerie inquiète et défiante ; on s'appliquait à retrancher de l'enseignement tout ce qu'il pouvait avoir d'éducatif et de fortifiant pour l'esprit, en un mot, à le rendre stérile. Ce n'est pas seulement la bifurcation, mais toutes les méthodes pédagogiques de l'époque qui ont laissé le plus sombre souvenir. Seulement la bifurcation en a pâti. Ajoutez à cela que les enfants étaient tenus de faire leur choix beaucoup trop tôt (en quatrième), et que les élèves des deux sections recevaient partiellement leur culture littéraire en commun, bien que cette culture ne pût être la même pour les uns et pour les autres. En voilà plus qu'il n'en faut et pour expliquer le long discrédit de l'idée, le préjugé défavorable qui y est attaché, et pour nous empêcher de céder trop facilement à ce préjugé, et de confondre le principe avec l'application temporaire qui en a été faite.
Au reste, ce cours d'études, qui emprunte sa matière mi-partie aux lettres anciennes et mi-partie aux sciences, n'était qu'une forme atténuée de l'humanisme. Mais le besoin de constituer un enseignement qui se passe de tout emprunt aux lettres anciennes, ce besoin que nous avons vu naître au XVIIIe siècle, tenait à des causes trop profondes pour ne pas continuer à être vivement ressenti au XIXe siècle. On ne pouvait pas ne pas se rendre compte qu'il y avait des fonctions sociales, dont l'importance n'était plus contestée, et où pourtant cette culture très spéciale semblait n'être d'aucune utilité. Dès 1821, un règlement permit aux élèves qui ne se destinaient pas à prendre des grades auprès des facultés de passer, après la troisième, dans les cours de sciences et de philosophie, où des leçons particulières d'histoire moderne leur étaient faites. C'était le point de départ d'un type nouveau d'enseignement, de l'enseignement sans grec et sans latin, pour le définir provisoirement d'une manière négative. Ces cours spéciaux furent développés en 1828 par M. de Vatimesnil, élargis par Guizot, qui conçut tout au moins le projet de créer un enseignement « approprié à des professions et à des situations sociales sans lien nécessaire avec les études savantes, mais importantes par leur nombre, leur activité et leur influence sur la force et le repos de l'État ». C'est ce qu'on appelait alors l'enseignement intermédiaire, dont Saint-Marc Girardin fit la théorie dans son livre sur L'instruction intermédiaire et ses rapports avec l'instruction secondaire (1847). C'est cet enseignement intermédiaire que Victor Duruy réalisa en 1865 sous le nom d'Enseignement secondaire spécial. Cette expression même d'intermédiaire, ou la juxtaposition quelque peu contradictoire des deux adjectifs secondaire et spécial, employés pour caractériser le nouvel enseignement, témoigne que la conception en était quelque peu indécise.
En effet, on lui assignait à la fois deux objectifs différents et difficilement conciliables. D'une part, on voulait qu'il tînt lieu pour certains enfants du vieil enseignement classique, que, à des différences de degré près, il rendît le même office, c'est-à-dire servît à la culture générale de l'esprit. Mais, en même temps, on entendait qu'il préparât à des carrières et professions déterminées, et, par conséquent, eût, à quelque degré, un caractère spécial. Cette ambiguïté ne fut certainement pas sans nuire à son succès. Et pourtant, pendant très longtemps, cet enseignement oscilla, incertain, entre ces deux directions, dont nous verrons mieux tout à l'heure l'incompatibilité, jusqu'à ce que, en 1890, un nouveau règlement tranchât enfin la question, en décidant que désormais il cesserait d'être spécial et technique pour devenir classique. C'est ainsi que prit naissance l'enseignement moderne, que le plan d'études de 1901 intégra définitivement dans le système complexe de l'enseignement classique, à la fois multiple et un.
Nous voici donc parvenus à l'organisation scolaire la plus récente. Nous voyons comment, au moins dans son principe général, elle se rattache aux formes d'organisation antérieures, comment elle en est sortie par une évolution régulière. Il nous reste maintenant à chercher quel en doit être l'esprit. Ici nous allons sortir du passé pour entrer dans l'avenir. Car cet esprit n'existe pas encore ; c'est à nous qu'il appartiendra de le constituer.
Seulement, si l'on veut procéder méthodiquement, nous ne pouvons anticiper cet avenir qu'en nous servant des enseignements qui se dégagent du passé qui vient d'être étudié. Le moment est donc venu de les recueillir. Nous avons assisté à une série d'expériences historiques ; voyons quelle idée elles nous permettent de nous faire de ce qu'est l'enseignement secondaire et de ce qu'il doit devenir désormais.
Et d'abord, quels en sont l'objet et les limites ?
Une première remarque, purement négative, mais dont on verra bientôt l'importance, c'est que l'enseignement secondaire n'a jamais eu un objet proprement professionnel. Ni au temps de la scolastique, ni sous le régime humaniste, le maître de la Faculté des arts ne songeait à faire de ses élèves les hommes de telle profession. Au XVIIIe siècle, il est vrai, hommes d'État et pédagogues ont senti le besoin d'introduire plus d'harmonie entre la nature de l'enseignement et les exigences de la vie réelle ; ils se sont préoccupés de mettre à la portée des élèves une instruction qui fût mieux en rapport avec certaines professions, dont la culture classique ne pouvait que détourner les esprits. Mais, malgré les préoccupations pratiques qui ont présidé, peut-être avec excès, à l'organisation des Écoles centrales, jamais celles-ci n'ont été des écoles techniques préparatoires à tel ou tel métier déterminé. L'élève qui avait suivi les cours de dessin, ou ceux de physique, ou ceux de chimie expérimentale, se trouvait sans doute dans de meilleures conditions pour apprendre ensuite telle ou telle profession que s'il avait reçu un enseignement purement littéraire : mais, cette profession, ce n'était pas à l'École centrale qu'il l'apprenait.
Mais, si l'École secondaire ne donne pas une culture professionnelle, elle doit cependant mettre les esprits en état de recevoir plus tard une culture de ce genre ; si elle ne les prépare pas à une profession déterminée, elle les rend plus aptes à s'y préparer. S'il en était autrement, s'il n'y avait pas continuité entre la culture secondaire et la culture professionnelle, la première constituerait une organisation parasitaire, sans utilité sociale ; car l'homme n'est socialement utile que s'il prend sa part de l'œuvre commune, c'est-à-dire s'il exerce une profession quelle qu'elle soit. Le Collège de l'Ancien Régime ne faisait sans doute pas des médecins, ni des prêtres, ni des hommes d'État, ni des juges, ni des avocats, ni des professeurs ; mais on considérait que, pour pouvoir devenir professeur, avocat, juge, etc., il était indispensable d'avoir passé par le Collège. D'un autre côté, on peut voir par ces exemples mêmes que, si le Collège permet ainsi indirectement l'accès de certaines professions, ce n'est pas de toutes indistinctement. Si donc nous savons quelles sont celles dont l'enseignement secondaire constitue l'initiation préalable, et quels sont leurs caractères distinctifs, il nous deviendra très facile de déterminer l'objet de cet enseignement.
Or, il y a tout un groupe de ces professions que nous connaissons bien et qui, très certainement, constituent l'objectif principal, sinon unique, de l'enseignement secondaire : ce sont celles auxquelles on se prépare directement dans l'enseignement supérieur. Car, avec l'Université, la spécialisation commence ; elle forme les hommes en vue de certaines fonctions, médecin, professeur, savant, avocat, administrateur, etc., et, d'un autre côté, nous savons quels liens unissent l'enseignement secondaire à l'enseignement supérieur, liens tellement étroits que ces deux sortes d'enseignement sont restés pendant des siècles inséparables l'un de l'autre. Le premier est et a toujours été le vestibule naturel et nécessaire du second. Or, ce qui caractérise les fonctions auxquelles prépare l'Université, c'est qu'elles ne s'apprennent pas par un simple dressage mécanique, mais supposent un enseignement théorique, qui en est même la partie essentielle. Pour y préparer les jeunes gens, on ne se borne pas à leur apprendre certains mouvements, mais on leur enseigne des idées. Sans doute toute profession est de l'ordre de l'action, de la pratique. Mais ici la théorie est nécessaire à la pratique ; c'en est un élément essentiel, parfois c'en est presque le tout (professions scientifiques). Pour pouvoir s'acquitter de ces fonctions, il ne suffit pas de posséder de l'habileté technique, il faut de plus savoir réfléchir, savoir juger, savoir raisonner. Un certain développement des facultés de réflexion, des facultés spéculatives, est tout à fait indispensable. Et la raison en est que, en toutes ces matières, la pratique est trop complexe, dépend de trop de facteurs, de trop de circonstances variables, pour pouvoir jamais devenir machinale et instinctive. Il faut que la lumière de la réflexion l'éclaire à chaque pas qu'elle fait.
Or, ce développement de la réflexion, l'enseignement supérieur le suppose, mais ne le suscite pas. Et par là se trouve déterminé l'objet nécessaire de l'enseignement secondaire, qui consiste essentiellement à éveiller les facultés spéculatives, à les exercer, à les fortifier d'une manière générale et sans jamais les engager dans aucune tâche professionnelle. Le Collège n'apprend pas un métier, mais il forme l'aptitude à juger, à raisonner, à réfléchir qui est particulièrement nécessaire dans certains métiers. Or, de fait, c'est bien en cela qu'a toujours consisté sa fonction. Suivant que telle on telle forme de réflexion paraissait plus importante - car il y en a d'assez diverses - les procédés employés ont été différents ; mais le but est resté le même. Quand l'art de juger et de raisonner se confondait avec l'art de discuter, la dialectique constituait la matière unique de l'enseignement secondaire, mais c'est parce qu'elle était considérée comme la seule façon de former la pensée d'une manière générale. C'est ensuite l'intelligence des choses littéraires qui a été cultivée de préférence ; elle était alors regardée comme la forme éminente de l'intelligence. La spécialité de cette culture ne doit pas nous faire perdre de vue son caractère général. Jamais même ce caractère n'a été aussi accusé. Car, comme, en ce sens, dans toute littérature, la vie humaine tout entière et, indirectement, la nature même viennent s'exprimer, un enseignement littéraire donne à l'homme des clartés de tout. N'était-ce pas le trait distinctif de l'honnête homme du XVIIe siècle ?
Mais alors est-ce que, en mettant aussi étroitement en rapport l'enseignement secondaire avec les professions dont nous venons de parler, nous n'allons pas le séparer radicalement des carrières industrielles et commerciales ? Nullement. Pour que notre définition entraînât cette exclusion, il faudrait admettre que ces professions n'impliquent aucune culture spéculative et théorique. Or, s'il est un fait certain, c'est qu'elles en sentent de plus en plus le besoin. Tout au moins les fonctions directrices de l'industrie et du commerce peuvent de moins en moins s'en passer. Sans doute, il fut un temps où, dans ces carrières, la technique ne s'apprenait que par l'usage, l'accoutumance, la pratique ; mais elle aspire maintenant à se pénétrer des théories de la science, en même temps que la science d'elle-même tend de plus en plus à renouveler toutes ces techniques qui, pendant longtemps, ont reposé sur des traditions irréfléchies. Dès à présent, les Écoles où se forment les futurs industriels et même les futurs commerçants sont indistinctes des Écoles d'enseignement supérieur proprement dit : et peut-être un jour viendra-t-il où elles prendront place dans les cadres réguliers des Universités, avec toutes les autres Écoles spéciales que la Révolution a créées et que la tradition a maintenues. Ne nous laissons donc pas arrêter par des différences d'étiquettes. Manifestement, la réflexion pénètre de plus en plus dans cette sphère de l'activité humaine, comme dans tant d'autres ; par suite, il faut que les jeunes gens qui s'y destinent apprennent eux aussi à réfléchir : ils ont besoin du Collège aussi bien que le futur magistrat. Tout au moins, il ne peut y avoir entre eux sous ce rapport que des différences de degrés.
Mais, si la culture secondaire peut être utile, sous ce rapport, aux futurs professionnels de la vie économique, ou du moins à certains d'entre eux, pourtant elle ne doit pas, elle ne peut pas, sans cesser d'être elle-même, s'organiser spécialement en vue de ces professions. A moins de mentir à sa nature, elle ne doit pas se donner pour objectif de préparer à l'industrie ou au commerce, non plus qu'à la magistrature ou à l'armée, puisqu'elle a pour caractéristique essentielle de n'initier directement à aucune profession en particulier. Ce n'est pas que je conteste l'utilité des Écoles industrielles ou commerciales, où l'on forme directement, au sortir de l'École primaire, les futurs praticiens de l'industrie et du commerce. Je crois, au contraire, qu'il y a dans ces carrières des fonctions qui ont besoin, non de théorie, non d'un grand développement des facultés spéculatives, mais de qualités pratiques, et il y a lieu d'éveiller et d'exercer sans retard ces qualités chez les enfants qui y sont plus aptes qu'à la réflexion. Seulement, bien que ces Écoles suivent directement l'École primaire, comme nos collèges et lycées, il faut se garder de les confondre avec les Écoles secondaires telles que nous venons de les définir. Car les unes et les autres sont orientées dans des sens tout à fait différents ; elles doivent pratiquer de tout autres méthodes, s'inspirer d'un tout autre esprit. Les unes et les autres constituent des catégories d'établissements scolaires qu'il importe au plus haut point de distinguer. Si, méconnaissant ces différences, on les réunit sous une même rubrique, on s'expose à parler des unes et des autres à la fois, et par conséquent à ne plus savoir de quoi l'on parle.
C'est cette confusion qui fait qu'on a souvent mêlé les deux questions si différentes : 1° Comment organiser un enseignement spécial pour le commerce et l'industrie ? 2° Est-il possible d'organiser une culture vraiment secondaire, qui développerait les facultés de réflexion d'une manière générale, sans grec et sans latin ? Et l'on a cru que, la première question résolue, l'autre l'était du même coup, ou inversement.
Par enseignement secondaire, on entend uniquement l'enseignement qui prépare à l'Université, et que définit en particulier l'absence de toute préoccupation professionnelle immédiate. Et ainsi la physionomie de cet enseignement dans l'ensemble de notre système scolaire se trouve nettement déterminée. Comment il se distingue de l'enseignement technique et des écoles d'application pratique, nous venons de le dire. Comme l'enseignement supérieur, il s'adresse aux facultés de réflexion ; mais il les forme d'une manière générale, alors que l'enseignement supérieur les utilise sous une forme spéciale, et par là le premier se différencie du second. La ligne de démarcation avec l'enseignement primaire est peut-être plus flottante. L'enseignement primaire, en effet, lui aussi, ne prépare pas a des professions ; lui aussi, aujourd'hui du moins, il a pour objet d'éveiller la réflexion, dans la mesure où, de notre temps, nul ne peut s'en passer. Aussi, quand on croit que les langues anciennes ne sont pas nécessaires à la culture secondaire, il est difficile de dire où l'un de ces enseignements finit et où l'autre commence. Il n'y a que des différences de degré, presque imperceptibles sur leurs frontières. Rien de moins justifié que les barrières qui séparent actuellement ces deux sortes d'écoles ; elles sont faites uniquement de préjugés inadmissibles, et dont il faut souhaiter la disparition.
Mais alors, est-ce que nous ne revenons pas à la pédagogie formaliste après l'avoir condamnée ? L'aptitude générale à réfléchir, à juger, à raisonner, c'est, semble-t-il, un ensemble d'habitudes toutes formelles, indépendantes de toute matière déterminée. Jusqu'à présent, nous n'avons même pas indiqué que l'école secondaire dût enseigner ceci plutôt que cela, telles connaissances positives plutôt que telles autres. Ne serait-ce pas que la nature de ces connaissances, leur importance, est à nos yeux chose secondaire, plus ou moins indifférente, et notre idéal pédagogique ne va-t-il pas ressembler étrangement à celui que poursuivaient les écoles de la scolastique ou les collèges des humanistes ? Ne va-t-il pas consister à former l'esprit d'une manière générale, plutôt qu'à le meubler et à le nourrir ?
Nullement, car il est impossible d'apprendre à un esprit à réfléchir sans que ce soit sur un objet déterminé. On ne réfléchit pas à vide. L'esprit n'est pas une forme creuse que l'on peut façonner directement, comme on façonne un verre que l'on remplira ensuite. L'esprit est fait pour penser des choses, et c'est en lui faisant penser des choses qu'on le forme. Penser justement, c'est se faire des choses des notions justes. C'est en mettant l'intelligence en face de la réalité qu'elle doit réfléchir qu'il est possible de lui montrer comment elle doit s'y prendre, pour s'en faire des notions justes. L'objet est donc un facteur essentiel de l'éducation intellectuelle ; il est impossible de cultiver l'esprit par des exercices purement formels. Le rôle des objets, de la matière de l'enseignement, par conséquent, est même d'autant plus important que la manière dont il faut réfléchir aux choses varie suivant la nature de ces choses. On ne réfléchit pas aux choses mathématiques comme aux choses du monde physique, ni à celles-ci comme aux choses du monde biologique, etc. En un mot, il y a des formes diverses de la réflexion qui sont fonction des objets auxquels elle s'applique. Il y a donc des habitudes diverses à acquérir que l'esprit ne peut prendre qu'en entrant en rapport avec les diverses sortes de réalités qu'il est appelé à rencontrer et sur lesquelles il doit se former. C'est là une telle nécessité qu'en fait il n'y a jamais eu de pédagogie formaliste au sens absolu du mot. Toujours il a bien fallu faire réfléchir l'enfant à quelque chose, ici aux formes abstraites de l'entendement pur, là aux choses de la littérature, aux aspirations générales de l'esprit et du cœur humain.
Seulement, dans ces cas, la matière à laquelle on appliquait la réflexion était d'une trame infiniment ténue et transparente ; le savoir qu'elle comportait se réduisait à un très petit nombre de connaissances ; même, en un sens, elle était faite d'abstraits, de concepts de l'esprit, plus que de réalités données objectivement et en dehors de l'esprit. C'est dans ce sens qu'il est possible de dire de cette pédagogie qu'elle était formaliste. Mais attachons la pensée à des objets solides, consistants, résistants, à des objets dont nous avons beaucoup à apprendre, avec lesquels l'esprit soit tenu de compter, sur lesquels il soit tenu de se former, et nous pourrons maintenir le principe essentiel que la culture secondaire doit avant tout former l'esprit, sans encourir pour cela le grave reproche de formalisme.
Or, il y a et il n'y a que deux catégories d'objets auxquels il est possible d'attacher la pensée. C'est l'homme, d'une part, la nature, de l'autre ; le monde de la conscience et le monde physique. Que ces deux sortes d'objets doivent avoir place dans l'enseignement, c'est ce qui résulte avec évidence de tout ce qui précède. Mais il reste deux grandes questions. 1° Il n'y a pas d'hésitation sur le point de savoir comment il faut s'y prendre pour faire réfléchir l'homme sur la nature. C'est en le mettant à l'école des sciences de la nature. Mais à quelles disciplines recourir pour lui faire connaître l'homme ? 2° Quels rapports y a-t-il entre ces deux sortes de culture ? Sont-elles tout à fait étrangères l'une à l'autre ? Visent-elles des fins différentes ? La connaissance de l'homme vise-t-elle à des fins morales, les sciences de la nature à des fins temporelles et matérielles ? Ou bien ne sont-elles pas condition l'une de l'autre, et les sciences physiques ne sont-elles pas nécessaires à la connaissance de l'homme, etc. ? C'est ce que nous examinerons dans les chapitres suivants, en conclusion de tout notre exposé.