Chapitre X : La Révolution. - Les Écoles centrales

Nous avons vu, dans le dernier chapitre, comment la pédagogie révolutionnaire s'opposait, par des caractères nettement tranchés, à celle qui avait précédé. Depuis les débuts de notre histoire scolaire, depuis l'époque carolingienne, l'enseignement avait eu pour unique objet l'homme, considéré tantôt sous son seul aspect logique, tantôt, avec les humanités, dans l'intégralité de sa nature, et c'est de là qu'est venu le formalisme dont la pédagogie ne parvenait pas à sortir. Jamais, je crois, la pensée humaine n'a poussé si loin l'anthropocentrisme. La pédagogie révolutionnaire est tournée dans un tout autre sens ; c'est vers le dehors, c'est vers la nature qu'elle est orientée. Ce sont les sciences qui tendent à devenir le centre de gravité de l'enseignement.

Jusque-là on maintenait l'enfant dans un milieu peuplé de purs idéaux, d'entités abstraites ; maintenant, on sent le besoin de le mettre à l'école de la réalité. Le changement ne porte donc pas sur de simples nuances, sur une question de dosage ; on ne se borne pas à sentir l'insuffisance d'un enseignement exclusivement littéraire et la nécessité de faire quelque place à une culture différente. C'est une véritable volte-face qui s'accomplit. Et ce qui la détermine, c'est l'importance que prennent alors dans l'opinion les fonctions purement temporelles que le Moyen Age et la Renaissance même considéraient comme d'un rang et d'une dignité inférieurs. Les intérêts civils de la société apparaissent, dès lors, comme assez respectables pour que l'éducation doive s'en préoccuper. C'est parce que le protestantisme avait déjà ce sens de l'aspect laïque de la société que les pays protestants ont été le lieu d'origine de cette pédagogie nouvelle ; c'est parce que, au XVIIIe siècle, ce sens s'est éveillé en France que cette même conception est née chez nous à cette époque, sans qu'il y ait eu, à ce qu'il semble, emprunt direct et imitation, mais simplement parce que la même cause a produit le même effet.

Ce caractère de la pédagogie, qui va triompher avec la Révolution, met bien en évidence ce qu'il y a d'unilatéral et d'étroit dans la manière dont Taine a défini l'esprit révolutionnaire. Il n'y a vu qu'une forme et comme un prolongement de l'esprit cartésien qui, après s'être appliqué pendant le XVIIe siècle aux choses mathématiques et physiques, se serait, au siècle suivant, étendu au monde politique et moral. Et, sans doute, il n'est pas douteux que le XVIIIe siècle avait reçu le cartésianisme en héritage, de même qu'il nous l'a transmis, héritage qu'il faut, d'ailleurs, faire fructifier et non laisser dépérir. Mais, en même temps que cette mentalité héritée, l'histoire du mouvement pédagogique nous montre que le XVIIIe siècle en avait une autre, qu'il s'était faite à lui-même, qui porte la marque de l'époque : ce qui la caractérise, c'est le sens du réel, le sens des choses, de la place qu'elles tiennent dans notre vie intellectuelle et morale, de tout ce que nous pouvons apprendre d'elles. C'est là une tournure d'esprit tout à fait opposée à celle du mathématicien et du cartésien ; or, si l'on n'en tient pas compte, on ne voit qu'un aspect et un seul des doctrines morales et politiques du temps, et, par suite, on n'est pas en état de les comprendre. Il ne faut cependant pas perdre de vue que c'est de Condorcet et des encyclopédistes que dérivent Saint-Simon, Comte et toute la philosophie positive du XIXe siècle.

Entre cette orientation de l'esprit révolutionnaire et le vieil esprit de l'Université, l'incompatibilité était radicale. Jamais peut-être on ne vit une discordance aussi éclatante entre les préoccupations de l'opinion publique, ses aspirations, ses tendances et l'état de l'enseignement.

A ce moment où l'on comptait tant de savants illustres dans les différentes sciences de la nature, où les grandes découvertes se multipliaient, où, par suite, les sciences inspiraient un tel enthousiasme qu'on attendait d'elles une palingénésie de l'homme et des sociétés, elles n'avaient cependant pas réussi à se faire dans les collèges une place sensiblement plus considérable qu'autrefois. L'enseignement scientifique était tout entier concentré dans la seconde année de philosophie. Là on enseignait un peu de mathématiques ; mais pas un mot d'histoire naturelle ; pas un mot de chimie. Pour ce qui est de la physique, ce qu'on enseignait sous ce nom n'était qu'une métaphysique abstraite. « Presque partout, dit Diderot, sous le nom de physique on s'épuisait en disputes sur les éléments de la nature et les systèmes du monde. » Ce n'est que très sporadiquement que la physique expérimentale finit par s'infiltrer dans les classes, et ce qu'on en apprenait se réduisait à très peu de chose : quelques notions sur le mouvement et la chute des corps, la loi de Mariotte, l'équilibre des liquides et la pesanteur de l'air. Un désaccord aussi fondamental avec l'esprit public devait nécessairement faire apparaître les Collèges, avec leur vieille organisation, comme autant d'obstacles aux progrès nécessaires ; l'idée de les conserver et de les utiliser pour les fins pédagogiques nouvelles auxquelles ils aspiraient ne devait donc même pas se présenter à l'esprit des hommes de la Révolution.

Dès le début, ils proclamèrent la nécessité d'en faire table rase et de construire de toutes pièces un système entièrement nouveau en rapport avec les besoins du temps. Ce n'est pas que l'œuvre de reconstruction ait été improvisée. La question fut posée dès l'Assemblée constituante et depuis elle resta, d'une manière permanente, sur le chantier. A chacune des trois grandes assemblées révolutionnaires, des projets de réorganisation furent examinés, discutés, des rapports furent faits par les personnages les plus considérables : par Talleyrand à la Constituante, par Condorcet à la Législative ; par Romme, Sieyès, Daunou, Lakanal à la Convention (voir Hippeau, L'instruction publique en France pendant la Révolution). Les travaux du Comité de l'Instruction publique, nommé par la Convention, sont en cours de publication et remplissent déjà de gros in-quarto. Cependant, ce fut seulement après le 9 thermidor que l'on aboutit. Une loi de l'an III, qui fut modifiée quelques mois après le 3 brumaire an IV, créa enfin l'organe scolaire nouveau, dans l'attente duquel on était depuis si longtemps, sous le nom d'Écoles centrales.

Deux idées différentes dominent toute l'œuvre scolaire de la Révolution. La première, c'est la conception encyclopédique, si chère à tous les grands penseurs de l'époque. C'est cette idée, dont nous avons déjà trouvé l'expression dans Comenius et qui, en réalité, est caractéristique de tout le courant philosophique depuis Bacon et Hobbes jusqu'à Saint-Simon et Auguste Comte, que la science est une, que les différentes parties dont elle est faite sont solidaires, inséparables les unes des autres, forment un tout organique, et que, par suite, l'enseignement doit être organisé de manière à respecter, et même à rendre sensible, cette unité. D'où la tendance à instituer un système scolaire où toutes les disciplines scientifiques prendraient place suivant un plan méthodique. « L'instruction, quant à son objet, disait déjà Talleyrand (qui, pourtant, n'était pas un encyclopédiste), doit être universelle. Les diverses connaissances qu'elle embrasse peuvent ne pas paraître également utiles ; mais il n'en est aucune qui ne le soit véritablement, qui ne puisse le devenir davantage, et qui, par conséquent, doive être rejetée ou négligée. Il existe, d'ailleurs, entre elles, une éternelle alliance, une dépendance réciproque… De là il résulte que, dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre. »

Du même principe procède Condorcet, au moins pour ces écoles qu'il destinait à remplacer les Collèges et qui, sous le nom d'Instituts, sont véritablement les prototypes des Écoles centrales, c'est-à-dire représentent dans son système les établissements d'enseignement secondaire. « Le troisième degré d'instruction, dit-il (les Instituts venaient en troisième lieu parce que Condorcet réclamait deux sortes d'écoles primaires hiérarchisées, quelque chose comme des écoles primaires élémentaires et supérieures), embrasse les éléments de toutes les connaissances humaines. L'instruction… y est absolument complète… On y enseignera non seulement ce qu'il est utile de savoir comme homme, comme citoyen, à quelque profession qu'on se destine ; mais aussi tout ce qui peut l'être pour chaque grande division de ces professions. » Toutes les sciences, toutes les disciplines humaines y prennent place.

Mais, en même temps, il résulte de ce passage même que les préoccupations pratiques et professionnelles planaient pardessus toute cette organisation. Il s'agissait de mettre l'enfant en état d'aborder utilement la fonction sociale qui lui incomberait un jour. Or, l'enseignement professionnel est nécessairement spécial. Les connaissances qu'exige une profession sont inutiles à une autre. L'encyclopédie devient un fardeau inutile dans la mesure où il s'agit de proposer l'élève à une tâche limitée. - Deux tendances contraires se trouvaient en conflit ; les Conventionnels crurent pourtant qu'il était possible de les réconcilier.

Pour cela, ils renoncèrent délibérément au système de la classe, tel qu'il s'était constitué dans les Collèges à la fin du XVe siècle, et ils entreprirent de le remplacer par une organisation entièrement nouvelle. Chaque discipline particulière constitua la matière d'un cours autonome, qui se poursuivait d'année en année, jusqu'à ce qu'il arrive à son terme naturel, sous la direction d'un même professeur. Il y avait donc une gradation régulière d'une année à l'autre, à l'intérieur d'un même cours ; autrement dit, chaque cours se trouvait divisé en plusieurs sections qui correspondaient au nombre d'années pendant lesquelles il devait normalement durer. Mais les sections des différents cours étaient tout à fait indépendantes les unes des autres, elles n'étaient pas reliées les unes aux autres, comme elles le sont dans nos classes, de telle sorte que chaque élève est obligé de marcher du même pas que ses contemporains dans chacune des disciplines enseignées. En un mot, la vieille unité de la classe se trouvait dissociée en une pluralité de cours parallèles. De cette façon, l'élève qui arrivait à l'École centrale pouvait ou bien ne suivre qu'un cours, ou en suivre plusieurs, ou les suivre tous (l'organisation matérielle devait permettre cette fréquentation simultanée) ; il pouvait appartenir à la première section pour une branche d'enseignement, à une section différente pour telle autre. Par suite, il lui était facile, au gré des familles, ou bien de recevoir l'enseignement intégral, ou bien de choisir et de combiner les cours spéciaux qui lui étaient le plus utiles pour la carrière à laquelle il se destinait. C'était lui-même ou ses parents qui fixait son programme d'études.

Une telle organisation est tellement en contradiction avec nos habitudes qu'au premier abord elle nous paraît déconcertante ; nous examinerons tout à l'heure ce qu'on en peut penser. Mais, en tout cas, il faut se garder de croire que la Convention y ait recouru comme à un expédient imaginé à la dernière heure et insuffisamment réfléchi. Il y avait longtemps que l'idée avait été émise, et elle était forte de l'autorité des hommes les plus considérables du XVIIIe siècle. Déjà Condorcet l'avait patronnée auprès de l'Assemblée législative. « L'enseignement, dit-il, sera partagé par cours… La distribution en sera telle qu'un élève pourra suivre à la fois quatre cours ou n'en suivre qu'un seul ; embrasser, dans l'espace de cinq ans environ, la totalité de l'instruction, s'il a une grande facilité ; se borner à une seule partie dans le même espace de temps, s'il a des dispositions moins heureuses. » Avant lui, Talleyrand avait préconisé le même arrangement et critiqué vivement le système des classes. « Un des changements principaux dans la distribution consistera à diviser en cours ce qui était divisé en classes ; car la division en classes ne répond à rien, morcelle l'enseignement, asservit, tous les ans et pour le même objet, à des méthodes disparates, et par là jette de la confusion dans la tête des jeunes gens. La division par cours est naturelle ; elle sépare ce qui doit être séparé ; elle circonscrit chacune des parties de l'enseignement ; elle attache davantage le maître à son élève et établit une sorte de responsabilité qui devient la garantie du zèle des instituteurs. »

Dès 1782, le Président Roland, esprit modéré et pondéré s'il en fut, exprimait déjà la même idée : « La première difficulté, dit-il, qui se présente à mon esprit porte sur les bornes et sur l'uniformité du plan que l'Université a exposé. J'y vois tous les jeunes gens entrer dans la même carrière, suivre le même cours de classes dans le même nombre d'années, et, dans un espace étroit, tendre tous au même genre et au même degré de connaissances, et cependant, parmi les jeunes gens réunis dans le même Collège, j'en vois de différentes conditions et qui doivent remplir des emplois différents. Les connaissances nécessaires aux uns peuvent être inutiles pour les autres, et la différente portée des esprits, la variété des talents et des goûts ne permettent pas à tous d'avancer d'un pas égal et d'avoir de l'attrait pour les mêmes sciences. » Et il demande que « chaque science (ait) ses maîtres particuliers ; chacune pourrait même être distribuée en différents cours, pour ne pas se confondre et ne se pas nuire réciproquement. La partie de l'éducation qui regarde les mœurs serait commune à tous ; l'instruction seule serait différente… ; elle offrirait à tous les états et à tous les esprits les connaissances dont ils auraient besoin ». Et en note il nous apprend que l'idée ne lui est pas personnelle ; il la signale notamment dans un Discours couronné par l'Académie des Jeux floraux, et dont l'auteur était professeur à un collège de Toulouse. L'idée était donc dans l'air depuis longtemps, et la diversité des esprits qui l'ont acceptée et défendue permet difficilement de croire qu'elle était sans fondement. Je me borne pour l'instant à cette remarque ; nous retrouverons la question dans quelques instants.

Il convient, d'ailleurs, d'ajouter que le principe du parallélisme des cours, qui avait été inscrit sans aucune réserve dans la première rédaction de la loi organisatrice (an III) des Écoles centrales, fut un peu atténué et corrigé après une expérience de dix mois (loi de brumaire an IV). L'enseignement donné dans ces Écoles, qui devait normalement durer six ans, fut distribué en trois cycles ou sections superposés les uns aux autres. On entrait dans le premier à douze ans, dans le second à quatorze, dans le troisième et dernier à seize. Les différentes matières enseignées étaient réparties entre ces trois cycles, de manière à ce qu'aucune ne pût se retrouver dans deux cycles différents. Chaque cycle avait ses enseignements propres. Le dessin était affecté au premier cycle, il n'en était plus question dans les suivants ; les sciences physiques étant réservées au second, elles n'avaient aucune place dans les deux autres (il en résultait que, comme un même cycle ne dure que deux ans, l'enseignement d'un des cycles, quel qu'il fût, ne pouvait durer davantage). Mais, à l'intérieur de chaque cycle, l'autonomie de chacun des cours qui y était professé restait entière. L'élève pouvait, à son gré, ou les suivre tous ou n'en suivre qu'un. Par suite, finalement, il restait maître de se faire à lui-même son programme, de choisir en toute liberté les matières sur lesquelles il voulait être instruit, sauf que son âge déterminait l'ordre dans lequel il devait recevoir les enseignements choisis par lui.

Voyons maintenant en quoi consistait l'économie intérieure de cette organisation.

Ce qui la caractérise, c'est la place prépondérante qui y est faite aux disciplines relatives aux choses, à la nature. Dans le premier cycle, deux cours sur trois avaient ce caractère : c'était le dessin et l'histoire naturelle. Le second cycle tout entier était consacré aux mathématiques, à la physique et à la chimie expérimentales. Ainsi, sur les six années que prenait le cours complet d'études, il y en avait quatre pendant lesquelles l'attention des élèves était presque exclusivement tournée vers le dehors, vers le monde extérieur, vers les choses de la nature. C'est donc bien un renversement complet du système traditionnel, et Fourcroy, dans un rapport aux Cinq-Cents, pouvait justement opposer à ces Collèges d'autrefois, où l'on ressassait « pendant de longues années les éléments d'une langue morte », ces écoles nouvelles, alors au nombre de quatre-vingt-dix, où l'on appelait les jeunes gens « à des connaissances plus multipliées, à des études plus attrayantes. C'est le spectacle de la nature et de ses créations, c'est la mécanique du monde et la science variée des phénomènes qu'on offre à leur active imagination, à leur insatiable curiosité. On ne bornera plus leurs facultés intellectuelles à la seule étude des mots et des phrases ; ce sont des faits, ce sont des choses dont on nourrira leur esprit ».

Cependant, l'homme n'était pas éliminé de ce système nouveau comme la nature avait été éliminée de tous les systèmes antérieurs ; il était l'objet unique de l'enseignement qui remplissait les deux dernières années des cours, c'est-à-dire le troisième cycle. Ainsi, c'est seulement après avoir étudié la nature physique que l'élève abordait l'étude de la nature humaine. On s'efforçait, d'ailleurs, d'enseigner l'homme et les choses humaines dans le même esprit et d'après la même méthode que les choses matérielles, c'est-à-dire scientifiquement ; en d'autres termes, aux sciences physiques et naturelles qui tenaient presque toute la place dans les deux premiers cycles, on faisait succéder les sciences morales et sociales qui venaient de se constituer.

Deux groupes de sciences y étaient compris. Il y avait, d'abord, la grammaire générale. L'étude de la grammaire générale était destinée à remplacer la vieille logique formelle qui était enseignée dans les classes de philosophie des Collèges. Au lieu de décrire, dans l'abstrait, le mécanisme de la pensée, on voulait l'étudier et le faire étudier à travers le langage, où il est comme cristallisé. C'était donc, sous une forme nouvelle, une restauration de cette ancienne conception de la grammaire que nous avons trouvée au début de cette histoire. C'était la grammaire entendue comme instrument de culture logique. D'autre part, outre l'homme comme pur entendement, on comprenait la nécessité de faire connaître aux élèves l'homme comme être social ; c'est à quoi devaient servir deux autres disciplines, qui concouraient toutes deux à ce même but, c'est-à-dire l'histoire et la législation. Car l'histoire qu'il s'agissait d'enseigner ne devait pas se réduire à une simple chronologie des événements nationaux ; c'était une sorte d'histoire universelle dont l'objet était surtout de mettre en lumière la manière dont s'étaient constituées les grandes idées qui sont à la base de la civilisation humaine. « Avant tout, écrit le ministre Quinette en l'an VII, il s'agit de faire observer aux élèves la marche de l'esprit humain dans les différents temps et les différents lieux, les causes de ses progrès, de ses écarts et de ses rétrogradations momentanées dans les sciences, dans les arts, dans l'organisation sociale, et la relation constante du bonheur des hommes avec le nombre et surtout la justesse de leurs idées. » Cet enseignement historique devait ainsi, comme le dit un homme qui a pu observer de près le fonctionnement des Écoles centrales, fournir au professeur de législation « la série d'expériences » par lesquelles il devait « établir ou vérifier les principes généraux de la science » qu'il était chargé d'enseigner. Par la législation, en effet, on entendait un exposé et une explication des principes généraux qui étaient à la base du droit et de la morale contemporains. Or, le meilleur moyen de les justifier était d'en montrer le fruit naturel dans l'évolution historique.

Mais les lettres, hier encore maîtresses souveraines de l'enseignement, qu'en faisait-on ? Elles n'étaient pas tout à fait exclues de l'École, mais la situation qui leur était faite était bien loin de leur ancienne splendeur. Un cours de latin dans le premier cycle, un cours de belles-lettres dans le troisième, et c'est tout. Le cours de latin était destiné, non à apprendre vraiment la langue - c'était impossible en si peu de temps - mais surtout à fournir un élément de comparaison de nature à mieux faire comprendre la langue nationale. « Pour apprendre ce que c'est qu'une langue, dit Lacroix, et pour en bien remarquer les formes, il faut nécessairement comparer sa marche à celle d'une autre. » Secondairement, on espérait aussi éveiller de cette manière le goût de la littérature ancienne, « modèle de la nôtre », mais sans qu'on crût possible pour autant de pouvoir donner de cette manière une connaissance du latin qui dispensât de recourir aux traductions. Quant au cours de belles-lettres, c'était un cours purement théorique, d'esthétique littéraire ; on se bornait à y enseigner « l'ensemble des règles établies par les critiques, d'après l'examen attentif des productions du génie ». Il ne s'agissait aucunement, suivant les expressions de Lacroix, de former « le talent d'écrire », que l'on considérait comme ne pouvant se développer que dans l'âge mûr. Aussi aucun exercice de composition n'était exigé en dehors de la rédaction des différents cours. On voit qu'ainsi réduit l'enseignement littéraire n'était plus guère qu'une survivance, maintenue par un dernier sentiment de respect pour une vieille tradition.

Voilà l’œuvre. Et tout d'abord il n'est pas possible de n'en pas remarquer la hardiesse. Nous n'avons pas encore assisté à une révolution aussi radicale. Sans doute, à la Renaissance, nous avons vu se produire de grandes et importantes nouveautés, mais qui n'avaient pourtant pas cette ampleur. La Renaissance avait conservé les Collèges du Moyen Age, leur organisation, leur système de classes, tel qu'il s'était constitué vers la fin de la scolastique ; dans ces Collèges, on enseignait déjà le latin, on lisait et on expliquait des auteurs anciens ; il suffit, en somme, de refouler vers les deux dernières années d'études les ouvrages de logique pour faire de la place aux poètes, aux orateurs et aux historiens. Dans les Écoles centrales, au contraire, tout était neuf ; les cadres scolaires, les matières enseignées, les méthodes employées, le personnel des maîtres, tout fut tiré du néant. Pour la première fois, on entreprenait d'organiser la culture intellectuelle et morale de la jeunesse sur des bases exclusivement scientifiques. Non seulement l'entreprise était nouvelle, mais jamais elle n'a été reprise depuis avec cette rigueur systématique.

On a, il est vrai, qualifié cette hardiesse de témérité irréfléchie. On a dit que, si ce système d'enseignement n'eut qu'une durée éphémère - il ne vécut que six ans, de l'an IV à l'an X - c'est qu'il n'était pas constitué pour vivre, c'est qu'il reposait sur une conception vicieuse. Certes, je crois, et je montrerai que l'organisation extérieure de ces Écoles, si elle ne nécessitait peut-être pas l'échec, cependant rendait le succès peut-être difficile. Mais je crois aussi que ce plan d'études contenait des idées d'avenir qu'il est intéressant de recueillir, et il est profondément regrettable qu'elles aient été étouffées dans leur germe.

On a, tout d'abord, très vivement critiqué le principe de la substitution des cours aux classes. Et, sans doute, la manière dont l'idée fut entendue donne prise à de graves objections. Il n'est pas admissible que chaque famille puisse, à son gré, composer le cours d'études de chaque enfant. Un pays, du moins un pays parvenu à un certain degré de civilisation, ne peut se passer d'une certaine communauté de culture qui ne saurait survivre à un individualisme pédagogique aussi excessif. L'institution de plans d'études obligatoires, que nous avons vus se produire pour la première fois dans les Universités médiévales, répondait à des besoins réels et qui n'ont pas disparu. Une société, où l'instruction est devenue un facteur important de la vie morale et sociale, ne peut pas plus abandonner l'organisation de l'enseignement que la morale elle-même à l'entier arbitraire des particuliers. S'il est nécessaire que les plans d'études tiennent compte des besoins des familles, cependant ils doivent être, avant tout, subordonnés à des intérêts généraux et élevés que les familles, par suite, ne peuvent apprécier avec une pleine compétence.

Mais, si l'absence de toute règle a ses dangers, une réglementation trop rigoureusement uniforme est grosse d'inconvénients. Plus nous allons, plus nous sentons qu'il est indispensable que nos enfants ne soient pas tous soumis à une seule et même discipline intellectuelle. La diversité toujours croissante des fonctions sociales, la diversité de vocations et d'aptitudes qui en résulte, exigent une diversité correspondante dans le système d'enseignement. C'est ce sentiment, toujours fondé, que traduisaient, quoique sous une forme peut-être intempérante, non seulement le système scolaire adopté par la Convention, mais encore les projets formulés antérieurement par les Condorcet, les Talleyrand, les Rolland. Il n'est pas sans intérêt de constater ainsi que ce besoin de diversifier l'enseignement secondaire, qui a suscité notre organisation scolaire la plus récente, n'est pas né d'hier ; mais l'origine en remonte jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, et nous aurons l'occasion de voir que, depuis, la même idée s'est affirmée avec persistance.

Mais ce n'est pas tout, et la réforme osée par la Convention s'explique encore d'une autre manière. Pour répondre, dans la mesure utile, à la diversité des carrières et des aptitudes, il pourrait suffire, en somme, de constituer des types d'enseignement en petit nombre, à l'intérieur desquels le système de la classe pourrait être maintenu dans sa rigueur ancienne. Mais un autre facteur est intervenu, qui a modifié la physionomie première de la classe, posant ainsi un problème dont la solution n'est peut-être pas mûre, mais qu'il faudra bien aborder un jour. En définitive, ce que suppose la classe, avec son unité indivisible, c'est l'unité de l'enseignement. Elle n'a toute sa raison d'être que quand l'enseignement porte sur une seule et unique matière ou sur des matières étroitement connexes. Une classe, en effet, est un groupe d'enfants qui sont instruits ensemble. Mais cette communauté d'instruction implique qu'ils présentent une suffisante homogénéité intellectuelle.

Pour qu'ils puissent être instruits en même temps et de la même manière, ils ne doivent pas être trop distants intellectuellement les uns des autres. Cette homogénéité est facile à obtenir quand l'enseignement est réduit à une seule discipline ou à quelques disciplines particulières : car il n'y a aucune difficulté à grouper ensemble des enfants qui, sous cet unique rapport, sont sensiblement parvenus au même degré de culture. Cette condition était réalisée dans nos anciens Collèges. On n'y enseignait que le latin. Même quand on y eut ajouté un peu de grec et un peu de français, l'enseignement, en somme, ne réclamait qu'un même ordre d'aptitudes, les aptitudes littéraires. Mais il n'en est plus de même aujourd'hui où les disciplines les plus diverses, les plus hétérogènes sont professées dans nos lycées, et déjà cette hétérogénéité était très grande dans les Écoles centrales de la Convention. Dès lors, à supposer que l'homogénéité nécessaire soit réalisée pour l'un de ces enseignements, il ne s'ensuit pas qu'il en soit de même pour les autres. Très souvent, les élèves les mieux doués pour les lettres n'ont pas la même aptitude pour les sciences. Dès lors, d'après quel critère déterminer le numéro de la classe à laquelle il faut les affecter ? Est-ce d'après leur degré d'avancement en lettres ? Alors ils se traîneront misérablement et inutilement à la suite de leurs camarades pour tout ce qui regarde les sciences. Est-ce d'après l'étendue de leurs connaissances scientifiques ? Alors ils perdront leur temps dans les exercices littéraires. La diversité des matières enseignées est donc difficilement conciliable avec la rigidité du système des classes. C'est ce que sentirent vivement les hommes de la Révolution. Et le même sentiment a été exprimé depuis par nombre de bons esprits.

En 1868, Victor Duruy, tout en reconnaissant que l'idée n'était peut-être pas d'une application facile, la recommandait pourtant à l'attention de Napoléon III. Ernest Bersot, esprit modéré s'il en fut, s'en fit également le défenseur. « Nous voudrions, dit-il, qu'on renonçât à envisager une classe comme une unité indivisible, comprenant des cours de lettres, d'histoire, des sciences mathématiques et physiques, unité qui contraint un élève à suivre des leçons diverses, auxquelles il n'est pas également prêt quand il est au niveau des unes, au-dessus des autres ou au-dessous. » Au cours de la dernière enquête sur l'Étude de l'enseignement secondaire, la même idée a été exprimée par plusieurs des personnes qui ont déposé, et définitivement adoptée par la Commission.

Elle n'a cependant pas triomphé complètement, et le problème paraît, en effet, trop complexe pour qu'une solution trop radicale n'éveille pas de légitimes inquiétudes. Les inconvénients de la classe ne peuvent être contestés. Mais, d'un autre côté, il ne faut pas perdre de vue qu'un groupe d'enfants qui travaillent en commun n'a pas seulement besoin d'une certaine homogénéité intellectuelle ; il lui faut aussi une certaine unité morale, une certaine communauté d'idées et de sentiments, comme un petit esprit collectif qui serait impossible si les différents groupes n'avaient pas de fixité et de stabilité, si, d'une heure à l'autre, ils se décomposaient pour se reformer sur d'autres bases, pour se recomposer et se combiner entre eux de mille manières différentes ; si les mêmes élèves n'étaient en commerce suffisamment continu, s'ils ne participaient pas aux mêmes exercices, s'ils n'étaient pas attachés aux mêmes hommes, soumis aux mêmes influences, s'ils ne vivaient pas d'une même vie, s'ils ne respiraient pas une même atmosphère morale. Tout le monde reconnaît combien était défectueuse l'assiette morale de ces anciennes classes de mathématiques élémentaires, précisément parce qu'elles manquaient de cette unité, étant formées d'élèves disparates, venus de tous les coins de l'horizon scolaire, rhétorique, mathématiques préparatoires, philosophie, etc.

En réalité, une classe n'est pas et ne doit pas être une foule. Il y a donc là des nécessités différentes et même contraires dont il faut également tenir compte. Le seul moyen que, pour l'instant, j'entrevois d'y faire face, c'est, au lieu de disposer les divers enseignements hétérogènes en séries parallèles qui se développent côte à côte le long des classes, de les masser suivant leurs affinités naturelles, de telle sorte que chaque classe se définisse non par un numéro d'ordre, mais par la nature des enseignements qui y sont donnés. Cette disposition serait d'autant plus naturelle qu'il existe une hiérarchie logique des différentes disciplines que l'enseignement devrait respecter ; la Convention, d'ailleurs, en avait le sentiment. Mais, en tout cas, on voit que la réforme dont la Convention a pris l'initiative n'était pas le produit d'une sorte de fantaisie irréfléchie. Il y avait là, il y a toujours un problème important qui reste pendant et que la Convention a eu le mérite de poser, si la solution qu'elle en a donnée n'est pas de nature à pouvoir être acceptée définitivement. C'est en étudiant la pédagogie révolutionnaire que je me suis convaincu qu'il y avait un problème de la classe.

Mais ce n'est pas la seule idée que nous lui devions. Tout le monde reconnaît d'abord le grand service qu'elle a rendu en consacrant la valeur pédagogique des sciences physiques et naturelles, et en leur attribuant une place en rapport avec leur importance. Mais ce qui a été moins remarqué et ce qui pourtant méritait de l'être, c'est la manière toute nouvelle dont la Convention entreprit de faire enseigner les choses humaines. Ce n'est plus à la littérature qu'elle s'adresse dans ce but, c'est encore à la science ; mais c'est à des sciences d'un genre nouveau. Alors que les sciences de la nature, bien que depuis longtemps constituées, avaient attendu près de deux siècles qu'on leur ouvrît la porte des écoles, la Révolution, d'emblée, y fit entrer ces sciences nées d'hier : les sciences de l'homme et des sociétés.

On a pu dire que ces sciences étaient encore dans l'enfance et, par conséquent, n'étaient pas dignes d'un tel honneur. Et sans doute, en raison de l'état rudimentaire où elles sont encore, elles n'étaient pas de nature à suffire à la tâche. Mais, si c'était une raison pour les compléter, ce n'était pas une raison pour les exclure. Il y avait lieu de chercher à y ajouter d'autres moyens d'enseigner l'homme, mais sans s'interdire ceux-là. Puisque ces sciences suffisaient aux adultes, pourquoi n'eussent elles pas été utiles à des enfants de seize à dix-huit ans ? Telles qu'elles étaient, elles étaient déjà pleines de vues fécondes, de nature à faire réfléchir de jeunes esprits et, par conséquent, pouvaient être utilement employées comme instruments de culture. Pour accorder droit de cité dans les écoles à une discipline, il n'est pas nécessaire que celle-ci ait pris forme définitive - ce moment, d'ailleurs, arrive-t-il jamais ? - il suffit qu'elle soit propre à exercer une influence utile sur les esprits. J'ajoute, enfin, que la place assignée à ces sciences dans les Écoles centrales était bien en rapports avec leur nature. Il convient qu'elles soient enseignées après les sciences de la nature, puisqu'elles se sont constituées ensuite. L'ordre des enseignements doit reproduire l'ordre dans lequel les sciences enseignées se sont développées historiquement.

Malheureusement, comme je l'annonçais en commençant, toutes les idées fécondes que contenait la pédagogie révolutionnaire furent compromises par la manière dont elles furent appliquées, par de graves défauts d'organisation. L'enseignement élevé que l'École centrale donnait aux enfants, dès leur entrée, supposait qu'ils avaient déjà reçu une première culture de quelque étendue. Songez qu'on ne leur apprenait pas le français ; on admettait donc qu'il avait été appris ailleurs. Or, au-dessous des Écoles centrales, il n'y avait que les écoles primaires, dont l'enseignement était des plus humbles. Entre elles et l'École centrale, il y avait une lacune que les hommes du temps sentaient très bien, sans qu'on soit parvenu à la combler. D'autre part, nous avons déjà fait remarquer ce qu'il y avait d'excessif dans l'incoordination des cours. Cette incoordination était encore accrue par l'absence de toute direction intérieure : l'École n'avait pas de chefs. L'objet de chaque enseignement n'était même que très imparfaitement fixé, et chaque professeur le déterminait un peu à sa guise. Ajoutez à tout cela la difficulté de trouver des maîtres pour tous ces enseignements nouveaux. Songez que, dans les Collèges de l'Ancien Régime, ni la physique, ni la chimie, ni les sciences naturelles, ni la grammaire générale n'étaient enseignées. Il fallut donc improviser un personnel que rien ne préparait à cette tâche. On le recruta dans les professions les plus diverses. Les choix, d'ailleurs, étaient faits par des jurys locaux, qui n'avaient pas toujours eux-mêmes la compétence nécessaire.

Et, cependant, tous ces défauts, si réels soient-ils, n'eussent peut-être pas suffi à ruiner les Écoles centrales, qui paraissent, au moins sur certains points du territoire, avoir produit des résultats satisfaisants, si la passion politique ne s'en était mêlée. Mais les Écoles centrales étaient l’œuvre de la Convention ; sous le Consulat, cela suffisait à les discréditer. D'ailleurs, elles ne répondaient en rien aux conceptions pédagogiques de Bonaparte. Sous sa pression, une loi fut votée le II floréal an X, qui les supprima et qui anéantit du même coup toute la pédagogie révolutionnaire. Les Écoles centrales furent remplacées par des lycées avec, aussi, de petites écoles secondaires, préparation au lycée, sous le nom de Collèges. L'organisation, les matières et les méthodes d'enseignement redevinrent ce qu'elles étaient sous l’Ancien Régime. Les sciences ne se maintinrent qu'à cause des cours militaires. Le latin reprit son ancienne prépondérance. C'était le retour à l'ancien système. Tout était à recommencer.

En somme, l'œuvre de la Révolution a été dans l'ordre scolaire ce qu'elle a été dans l'ordre des choses sociales et politiques. L'effervescence révolutionnaire a été éminemment créatrice d'idées neuves ; mais, pour ces idées, la Révolution n'a pas su créer d'organes qui les fassent vivre, d'institutions qui les réalisent. Soit parce que ses conceptions étaient souvent démesurées, soit parce que les institutions ne s'improvisent pas, ne se tirent pas du néant, et que, celles de l'Ancien Régime étant abattues, les matériaux indispensables pour les reconstructions nécessaires faisaient défaut, soit plutôt pour l'une et l'autre raison à la fois, la Révolution a proclamé des principes théoriques plus qu'elle n'en a fait des réalités. Même les tentatives qu'elle a faites pour les réaliser se sont souvent retournées contre eux ; car, comme ces entreprises ont généralement échoué, les échecs ont passé pour une condamnation des idées dont elles s'inspiraient et qui, pourtant, devaient survivre à un mouvement de réaction qui, avec des oscillations diverses, a rempli la majeure partie du XIXe siècle, et que l'on a eu tant de peine à enrayer et à remonter. C'est à cette tâche qu'a été employé, pendant tout ce temps, le meilleur de nos forces intellectuelles.

On peut dire que, finalement, le seul résultat à peu près de tout cet effort est de nous avoir ramenés au point de départ, d'avoir reposé le problème pédagogique - et j'en pourrais dire autant de bien d'autres - presque dans les termes où il s'était posé de lui-même au début de la Révolution, sauf que nous sommes avertis par une longue expérience dont nous pouvons tenir compte. Il en résulte que l'histoire scolaire du XIXe siècle n'est pas très riche en nouveautés ; ce n'est qu'un lent et progressif réveil d'idées que le XVIIIe siècle connut déjà ; aussi ne sera-t-il pas nécessaire de nous y arrêter longuement.