Chapitre XII - L'enseignement dialectique dans les universités
Nous avons vu, dans le dernier chapitre, comment on enseignait dans les Universités du Moyen Age et plus spécialement à la Faculté des arts. On n'enseignait pas une science objectivement, en elle-même et pour elle-même ; on se bornait à commenter un ou plusieurs livres qui traitaient de cette science. Tantôt cet enseignement avait pour objet de retracer d'une manière positive la marche logique de la pensée chez un auteur autorise, tantôt le livre n'était qu'une occasion pour instituer devant les élèves une controverse méthodique sur l'un des problèmes traités dans l'ouvrage analysé. Mais, sous une forme ou sous l'autre, le but de l'enseignement était le même ; il s'agissait avant tout de dresser les élèves à la pratique de la dialectique. Dans le premier cas, on les mettait en face de la pensée d'un grand maître et on leur en expliquait la dialectique interne ; c'est pour cela qu'on démontait les raisonnements, pour ainsi dire, qu'on les décomposait en leurs éléments les plus simples ; et, afin que la contexture logique fût plus apparente, on mettait toute l'argumentation en forme de syllogisme. Ce que l'élève apprenait ainsi, c'est la dialectique pacifique d'une pensée qui s'expose et se déroule conformément à elle-même, sans se préoccuper directement des oppositions et des contradictions qu'elle peut soulever. Dans l'autre cas, au contraire, c'est à la dialectique animée et vivante de la controverse qu'il était initié ; on lui montrait comment il faut opposer opinion à opinion, arguments à arguments, et comment du choc des arguments contraires peut jaillir la vérité. Dialectique de l'état de paix, dialectique de l'état de guerre, dialectique de l'exposition, dialectique de la dispute, voilà surtout ce qu'on enseignait, beaucoup plus encore que telles ou telles doctrines déterminées. C'est dire que la logique tenait une place tout à fait prépondérante dans l'enseignement. Et, en effet, cette prépondérance se révèle non pas seulement, comme nous venons de le voir, dans la forme de l'enseignement, mais encore dans le choix des matières enseignées. Nous savons que les leçons ordinaires, celles qui avaient surtout lieu du 1er octobre au 25 mars, constituaient l'enseignement fondamental ; c'étaient elles qui préparaient au baccalauréat et qui correspondaient donc bien à notre enseignement des lycées ; or, elles étaient presque exclusivement consacrées à l'explication de traités de logique. Voici, en effet, la liste des auteurs qui devaient y être lus et commentés, au XIIIe siècle : l'introduction de Porphyre, les Catégories, le traité de l'interprétation, le traité de Boèce sur la division, les trois premiers livres de ses Topiques, les Topiques et les Elenchi d'Aristote, les premières et les secondes Analytiques ; enfin la Grammaire de Priscien, remplacée plus tard par celle d'Alexandre de Villedieu. En somme, l'Organon d'Aristote resta, même aux époques ultérieures, l'objet presque exclusif des leçons ordinaires.
En dehors de la logique, il est vrai, une place, une petite place, était réservée à la grammaire. Mais, beaucoup plus encore qu'à l'époque carolingienne, la grammaire était alors entendue comme une science étroitement parente de la logique. Les frontières entre ces deux disciplines sont souvent indécises. Sans doute, les éléments premiers et usuels du latin étaient enseignés, d'une manière plus ou moins mnémonique, dans les petites écoles de grammaire, et plus tard, quand ces écoles furent rattachées aux collèges, dans les classes du même nom. Mais, quand l'élève avait cessé d'être un grammairien, comme on disait, quand il était devenu un artiste, quand il était passé à la seconde période de sa vie scolaire, de douze à quinze ans, l'enseignement grammatical prenait un tout autre caractère. Alors, on étudiait la langue non en elle-même, et comme si elle se suffisait, mais dans ses rapports avec la pensée ; on ne se bornait pas à faire retenir un certain nombre de règles, on entendait expliquer, et c'est par les lois des idées qu'on expliquait les lois du langage. Aussi, parce que la pensée humaine est partout semblable à elle-même, parce qu'elle est partout soumise aux mêmes lois essentielles, on en concluait qu'il en était ainsi de ses manifestations verbales ; que, par conséquent, il y avait une grammaire unique, fondamentale, une grammaire humaine comme il y a une pensée humaine, et dont les grammaires nationales ne sont que des formes particulières et contingentes. « Puisque, dit un grammairien du XIIIe siècle, la nature des choses, la manière d'être et de penser sont semblables chez tous les hommes, par conséquent il en est de même des manières de s'exprimer. Et ainsi la grammaire qui est immanente à un idiome est tout entière semblable à celle qui est immanente à un autre idiome ; l'une et l'autre sont des variétés d'une seule et même espèce, simplement diversifiées par la forme des mots, laquelle n'est qu'un accident. Aussi, quiconque sait la grammaire d'une langue sait la grammaire des autres langues, au moins dans ce qu'elles ont d'essentiel. »
Cette grammaire unique, ou cette grammaire générale, est une science abstraite, tout à fait analogue à la géométrie, et qui a pour objet de dégager les lois générales du langage. « De même que, dit Robert Kilwardby, de même que la géométrie ne traite pas de la grandeur des lignes ou des surfaces, mais traite de la grandeur d'une manière absolue (simpliciter) ; de même la grammaire traite non de la construction qui convient en latin ou en grec… mais de la construction convenable d'une manière générale, abstraction faite de tout ce qui concerne toute langue spéciale. » Cette grammaire générale, c'est donc bien la logique du langage. Ce n'est pas à dire qu'on enseignait cette science du langage sous une forme abstraite, ne se rattachant spécialement à aucune langue déterminée, comme pourrait procéder aujourd'hui un savant qui enseignerait la grammaire générale. En réalité, la science grammaticale avait pour objet particulier le latin ; mais, dans le latin, ce sont les formes et lois générales du langage que l'on cherchait à atteindre. Et le latin, surtout le latin des savants, des clercs, paraissait tout particulièrement propre à ce rôle ; car il était par lui-même une sorte de langue générique, de langue universelle, dont les différents latins populaires, ceux de Gaule, de Germanie et d'Italie étaient des espèces particulières. C'était donc la matière toute naturelle de cette géométrie du langage qu'on rêvait de constituer.
Quant aux disciplines autres que la logique proprement dite et que la logique du langage, elles n'étaient pas complètement exclues de l'enseignement ; mais il n'en était traité que dans des leçons spéciales qu'on appelait extraordinaires. On entendait par cette expression qu'elles ne faisaient pas partie de l'enseignement régulier ; aussi n'avaient-elles pas lieu aux jours et heures proprement scolaires, mais les jours de fête, ou bien les jours ordinaires, pendant l'après-dîner, la matinée étant réservée aux enseignements essentiels. L'été, de Pâques à la Saint-Rémi, leur était plus particulièrement affecté. C'est dans ces leçons que l'on traitait de métaphysique, de morale, de mathématique, d'histoire naturelle, de l'astronomie, etc. La liste des matières n'avait d'ailleurs rien de limitatif ; quand les maîtres voulaient expliquer un livre parmi ceux qui n'étaient pas prescrits par les Facultés, ils n'avaient qu'à en demander l'autorisation. Mais ces enseignements avaient comme on voit, un caractère surérogatoire et de luxe ; il en est bien qu'il fallait suivre en vue de la licence, mais ils n'étaient pas destinés aux candidats au baccalauréat. Ils ne faisaient donc pas partie du cycle d'études qui nous intéresse plus particulièrement, je veux dire de celui qui répond à notre enseignement secondaire. C'étaient des connaissances qu'il fallait acquérir pour devenir maître, mais que l'on n'exigeait pas du jeune bachelier.
On s'étonnera peut-être de ne pas voir mentionné parmi les enseignements réguliers et obligatoires, même pour les adolescents, l'enseignement religieux ; en raison du caractère ecclésiastique que l'on attribue si volontiers aux Universités du Moyen Age, on s'attendrait à ce que la religion y ait été expressément enseignée. Or, en réalité, elle est tout à fait absente des cours d'études de l'époque. Nous avons pu comparer les collèges à des couvents auxquels ils ressemblaient, en effet, par la manière dont ils étaient clos à la vie extérieure ; mais ce serait une erreur de les comparer à des séminaires. Car on ne savait pas, au Moyen Age, ce que c'est que l'instruction religieuse. Aucun cours n'était fait sur le dogme, sur la signification des cérémonies religieuses. Un enseignement proprement religieux n'apparaît dans les collèges qu'après la réforme ; ce fut un des résultats de la contre-réforme, c'est-à-dire du mouvement qui amena l'Église, pour mieux lutter contre la réforme, à lui emprunter ses propres armes. Mais, jusque-là, il semble bien que l'ignorance en matière religieuse, non seulement chez les élèves, mais dans le clergé, ait dépassé dans beaucoup de cas tout ce que nous pouvons imaginer. On peut même se demander si jamais l'ordination a été refusée à un clerc pour cause d'ignorance théologique. Tout ce qu'on demandait, c'est qu'il sût dire la messe.
Ainsi les matières et la forme de l'enseignement étaient étroitement en rapport. D'une part, les méthodes pédagogiques, alors même qu'elles étaient employées à enseigner d'autres sciences que la logique, avaient avant tout pour objet de donner une culture logique ; et, d'un autre côté, c'est la logique qui constituait d'une manière à peu près exclusive l'objet même de l'enseignement que recevait l'adolescent, jusqu'à ce qu'il ait quitté les bancs du collège, comme nous dirions aujourd'hui, c'est-à-dire jusqu'à l'âge du baccalauréat. Et ainsi se continue l'évolution pédagogique aux débuts de laquelle nous avons précédemment assisté. Nous avons vu, en effet, comment, dans la société européenne, l'enseignement, tout en visant à être encyclopédique, a eu d'emblée un caractère tout formel ; car, dans les écoles carolingiennes, il avait pour objet de faire connaître à l'homme l'esprit où le monde vient se prendre, et non le monde lui-même ; le microcosme, non le macrocosme ; or, dans le microcosme qu'est l'esprit, dans cette miniature de la réalité qu'est la conscience, le monde ne se retrouve que sous ses formes les plus générales. Et voilà pourquoi tout enseignement qui prend l'esprit pour objet est presque nécessairement formel. Nous voyons aujourd'hui, avec l'Université et la scolastique, le même mouvement se poursuivre seulement, le formalisme pédagogique a changé de nature de verbal et de grammatical, il est devenu logique. L'enseignement a cessé de s'arrêter à cette forme extérieure qu'est le langage, pour pénétrer plus avant et atteindre les formes même de la pensée.
Mais le mot de logique est beaucoup trop général et ne suffit pas à caractériser ce qu'avait de spécial cet enseignement. La logique y présentait, en effet, un caractère tout particulier, c'est que la discussion y tenait une place tout à fait prépondérante. Il s'agissait beaucoup moins d'apprendre à raisonner que d'apprendre à disputer. Ce qu'on enseignait surtout, c'était l'art d'argumenter contre autrui, l'art de réfuter plutôt encore que l'art de prouver.
Des deux méthodes qui étaient concurremment employées pour commenter et interpréter les livres authentiques, l'une, l'expositio, se bornait à mettre en relief les raisonnements de l'auteur expliqué ; l'autre, au contraire, la méthode des quaestiones, était une sorte de dispute. Le maître qui la pratiquait instituait une véritable discussion ; il discutait avec lui-même ; il mettait aux prises les opinions contraires, les confrontait, les opposait, et c'est ce conflit qui faisait l'intérêt de cet exercice. Or, la première de ces deux méthodes ne tarda pas à tomber en discrédit. En 1452, le cardinal d'Estouville rappelle aux maîtres qu'ils doivent expliquer de point en point le texte d'Aristote ; preuve que cette explication était négligée. La méthode, beaucoup plus vivante, des quaestiones avait remplacé cette analyse exhaustive et laborieuse ; elle répondait beaucoup mieux aux besoins et aux goûts de l'époque. En dehors de ces exercices, où les maîtres discutaient en quelque sorte avec des adversaires imaginaires, ils étaient tenus de disputer réellement entre eux, au moins une fois par semaine, en présence des étudiants. De plus, une dispute solennelle avait lieu une fois par an en hiver dans l'église de Saint-Julien-le-Pauvre. Quatre maîtres, élus chacun par leur Nation, disputaient sur des questions relatives à tous les arts libéraux. On appelait cet acte actus quodlibetarius. Il tomba, il est vrai, en désuétude pendant la guerre des Armagnacs. Les disputes hebdomadaires elles-mêmes ne tardèrent pas à être négligées par les maîtres ; mais ceux-ci furent remplacés par les bacheliers qui argumentaient dans les écoles de leur Nation sous la présidence d'un maître.
Outre les disputes entre maîtres ou bacheliers, auxquels les élèves ne faisaient qu'assister, il y en avait d'autres entre élèves. C'était même la seule forme d'exercice qu'aient connue les écoliers du Moyen Age. On ne savait pas ce que c'était qu'une composition écrite. Le seul travail actif que l'on demandait aux élèves était, outre la lecture, la récapitulation chaque semaine des leçons entendues (resumptiones), la dispute (disputatio). « Cet exercice, dit Robert de Sorbon, est encore plus avantageux que la lecture, parce qu'il a pour résultat d'éclairer tous les doutes. Rien n'est parfaitement su qui n'ait été trituré sous la dent de la dispute. » Une fois que les collèges eurent absorbé la vie universitaire, la dispute ne fit que se développer. Les boursiers disputaient tous les samedis, sous la présidence du chef de l'établissement ; chacun était, à son tour, répondant et opposant. Et ces disputes hebdomadaires n'étaient certainement pas les seules : « On dispute pendant le dîner, écrivait Vivès en 1531, on dispute après dîner ; on dispute en public, en particulier, en tout lieu, en tout temps. »
Il n'est pas d'exercice qui ait été plus violemment attaqué par les hommes de la Renaissance, et il est facile d'en faire la critique. Il est évident que, dans ces discussions publiques, le don de briller devait induire les esprits à faire assaut de vaine subtilité. On soulevait des controverses à propos des questions les plus simples. Vivès et les humanistes nous ont conservé le souvenir de certaines discussions où la dialectique tourne en jeu d'esprit, en jeu de mots, et en jeu de mots de médiocre valeur. Témoin cette dispute dont nous parle un auteur et qui avait pour objet de décider si le porc qu'on mène au marché est tenu par son conducteur ou par la corde. D'autres fois, le problème est posé en termes tellement amphigouriques et sibyllins que nous avons grand mal à comprendre. D'un autre côté, un faux point d'honneur déterminait souvent les combattants à ne reculer devant aucune absurdité pour avoir l'air au moins de ne pas céder. Enfin, il est incontestable que la dispute dégénérait souvent en violences, en grossièretés, en injures, en menaces. « On en venait même aux coups de pied, aux soufflets, aux morsures. » Des blessés et des morts restaient sur le carreau.
Mais tous ces faits, fussent-ils plus multipliés encore, ne suffiraient pas à justifier le discrédit radical que la Renaissance a réussi à jeter sur cet exercice et sur tout le système d'enseignement dont il est le rouage essentiel. Il ne faut pas perdre de vue que rien ne tend aussi facilement à se stéréotyper et à dégénérer qu'un procédé scolaire, quel qu'il soit. Le nombre de ceux qui s'en servent avec intelligence, avec le sentiment toujours présent des fins qu'il sert et auxquels il doit rester subordonné, est toujours peu considérable. Une fois qu'il est entré dans l'usage, qu'il a pour lui l'autorité de l'habitude, il est presque inévitablement enclin à fonctionner de façon machinale. On l'emploie sans avoir conscience du but où il tend, comme s'il était là pour lui-même, comme s'il était lui-même son propre but. Il devient l'objet d'une sorte de fétichisme qui ouvre la voie à toutes les exagérations et à tous les excès. Il n'est pas de pratique pédagogique qui ne puisse être facilement ridiculisée par l'usage qui en est fait journellement. Est-ce que les leçons de choses, cet exercice si fécond, ne dégénèrent pas très souvent en vains exercices verbaux, et est-ce qu'il n'est pas facile de se moquer de ces maîtres qui, comme Pestalozzi à qui la critique a été adressée, perdent leur temps à faire compter à leurs élèves les trous d'une vieille tapisserie ou à les faire soit nommer, soit décrire des choses qu'ils connaissent fort bien ? Et pourtant la manière dont on peut ainsi abuser du principe ne prouve rien contre le principe, qui ne laisse pas d'être bienfaisant s'il y a véritablement en lui des vertus bienfaisantes, et cela alors même qu'il est manié d'une manière outrancière ou maladroite. Si donc la dispute servait à quelque chose, si elle répondait à quelque besoin, tous les excès, tous les ridicules dont elle a pu être l'occasion ne suffisent pas à la condamner. C'est en elle-même qu'il faut l'examiner et l'apprécier. Et déjà le rôle important qu'elle a joué dans l'enseignement européen, pendant près de trois siècles, ne permet guère à l'historien de supposer qu'elle a pu être ce monument d'aberration pédagogique que crurent y voir les doctrinaires de la Renaissance.
En effet, c'est si peu un accident dû à quelque conception passagère et monstrueuse que, pour bien comprendre ce que c'est que la dispute et quelle en était l'utilité pédagogique, le mieux est de remonter jusqu'à Aristote, qui en a clairement analysé la notion. Ce n'est pas, sans doute, que le Moyen Age n'ait pratiqué la dispute que pour l'avoir découverte chez Aristote. Si les hommes de cette époque ont tant discuté, ce n'est pas simplement par fidélité à des doctrines aristotéliciennes et par respect pour leur autorité ; mais c'est que la dispute répondait à des besoins, à des nécessités du temps. Et le meilleur moyen de comprendre ces besoins et ces nécessités est de nous adresser à Aristote lui-même, qui en a fait une théorie à laquelle le Moyen Age n'a rien ajouté d'essentiel.
Pour Aristote, le rôle, le propre, la raison d'être de la science, c'est de démontrer, c'est-à-dire de faire voir les raisons des choses. Mais, s'il n'y a pas de science sans démonstration, toute démonstration n'est pas scientifique. Celle-là seule mérite vraiment d'être appelée de ce nom qui permet d'établir des rapports nécessaires, c'est-à-dire des rapports qui s'imposent à l'adhésion, qu'un entendement ne puisse nier sans se contredire. Tels sont, par excellence, les rapports énoncés dans les propositions mathématiques. Mais comment est-il possible d'établir des propositions de ce genre ? C'est à condition qu'en analysant un des termes qui entrent dans cette proposition, nous y trouvions quelque caractère ou élément qui implique nécessairement l'autre terme, qui ne fasse qu'un avec ce dernier. Par exemple, nous dirons que la somme des angles d'un triangle est nécessairement égale à deux angles droits, parce que dans la notion de la somme des trois angles d'un triangle nous trouvons une propriété qui fait qu'ils sont exactement superposables aux angles faits autour d'un point d'un même côté d'une droite, et que, d'un autre côté, les angles faits autour d'un point d'un même côté d'une droite sont exactement superposables à deux angles droits. De même, nous pourrons dire qu'une éclipse est nécessairement le produit d'un obscurcissement du disque lunaire, si nous savons que la notion d'éclipse implique le passage du disque solaire sur celui de la Lune. On voit que, pour Aristote, la démonstration mathématique est le modèle de la démonstration scientifique, et qu'une science ne mérite vraiment d'être appelée une science que dans la mesure où elle participe de la nature des mathématiques. Nous verrons tout à l'heure ce qui explique cette conception en apparence exclusive.
Mais il n'est pas toujours possible, il s'en faut, d'établir des rapports de ce genre. Nous pouvons faire de ces démonstrations quand il s'agit de concepts mathématiques, parce que ces concepts sont simples, pauvres en caractères et en éléments et que, de plus, nous les avons construits nous-mêmes. Nous les connaissons donc bien ; nous savons bien tout ce qui s'y trouve, et par suite nous pouvons facilement découvrir dans un de ces concepts le moyen terme qui sert de trait d'union entre lui et quelque autre, et qui soude le second au premier d'une manière indissoluble. Mais il n'en est pas de même quand il s'agit de choses que nous ne connaissons que par l'expérience, choses du monde sensible ou du monde moral. Les rapports qui les unissent, nous ne pouvons les établir que par l'observation et l'induction ; or, ni l'un ni l'autre de ces procédés ne peuvent donner des relations nécessaires. De ce que nous avons toujours trouvé dans l'expérience A associé à B, il ne s'ensuit nullement que A soit nécessairement associé à B. De ce que tous les cygnes que nous connaissons sont blancs, il ne s'ensuit pas que le cygne soit nécessairement blanc, qu'un cygne noir implique contradiction. Est-ce à dire que nous ne puissions que constater de tels rapports, sans en connaître aucunement le pourquoi, sans que nous puissions, par conséquent, savoir d'aucune façon s'ils sont vraiment nécessaires ou si, malgré leur généralité, ils ne sont que des accidents plus ou moins répétés ? Nullement. Une méthode de démonstration qui n'est pas et qui ne vaut pas la démonstration scientifique, mais qui pourtant ne laisse pas d'avoir son prix, peut nous fournir des raisons sérieuses ou d'affirmer comme probable ou de nier avec vraisemblance cette nécessité. Et voici en quoi cette méthode consiste.
Soit la proposition : les mulets sont inféconds, que nous pouvons vérifier quotidiennement par l'observation. Il s'agit de savoir si elle est nécessaire ou non, et par suite il faut rechercher s'il y a dans la nature du mulet quelque chose qui le rend nécessairement infécond. Pour faire cette démonstration scientifiquement, c'est dans la notion même du mulet qu'il faudrait trouver la cause de cette infécondité ; et, puisque le mulet est le produit de l'union du cheval et de l'âne, c'est parmi les particularités distinctives du cheval et de l'âne, de leur constitution anatomique et physiologique, qu'il faudrait aller chercher le point de départ de la démonstration. Mais, dans l'état actuel de nos connaissances (c'est Aristote qui parle), cette démonstration rigoureuse est impossible. Voici alors comment nous pouvons procéder. Au lieu de considérer le mulet en lui-même, nous pouvons le rapprocher de quelque autre classe d'animaux avec laquelle il a des ressemblances, et voir si dans cette notion nous ne trouvons pas quelque caractère que présente aussi le mulet et qui soit de nature à jeter de la lumière sur la question. En un sens, l'union du mulet et de la mule est une union entre parents de même espèce ; en un autre, c'est une union entre parents d'espèce différente, puisqu'en eux coexistent les deux espèces différentes des parents dont ils sont issus. Or, deux parents de même espèce ne peuvent reproduire une espèce différente de la leur, et il en est ainsi du mulet et de la mule en tant qu'ils sont considérés comme étant de même espèce. D'un autre côté, deux parents d'espèces différentes ne peuvent engendrer un animal de même espèce qu'eux ; et cette loi s'applique au mulet et à la mule, en tant que leur union est assimilée à celle de deux animaux d'espèce différente. Donc le mulet et la mule ne peuvent reproduire ni leur espèce, ni une autre espèce que la leur, donc ils sont nécessairement stériles. De même de la politique. On veut chercher comment les gouvernements se détruisent. Va-t-on partir de la notion de gouvernement et de la notion de destruction ? Nullement ? On sait déjà comment les gouvernements se conservent. Or, les contraires produisent les contraires, et la conservation est le contraire de la destruction. Il en résulte que le contraire des causes qui conserve les gouvernements, c'est aussi celui qui les détruit. Le principe de cette démonstration peut donc s'énoncer ainsi : à la notion particulière, qu'il faudrait analyser, et qui seule pourrait fournir la raison décisive de la nécessité et de la non-nécessité du rapport, en substituer une ou plusieurs autres, parentes de la précédente, et à propos desquelles on est en mesure d'établir des propositions que l'on applique ensuite à la première.
Une telle méthode peut-elle donner une certitude absolue ? En aucune façon. Il est évident, au contraire, que cette manière d'étendre à un objet plus particulier, plus spécial, des propositions établies à propos d'objets plus généraux ouvre toute grande la marge à l'erreur. La meilleure preuve en est dans le raisonnement même que nous venons de rapporter d'après Aristote, et qui est faux parce que trop général. Il s'applique, en effet, à tous les métis ; or, il y a des métis qui se reproduisent. Tout ce qu'on peut établir à l'aide de ce procédé, ce sont des propositions plausibles, vraisemblables, mais qui ne lient pas nécessairement l'esprit. Cela est si vrai que le contraire d'une proposition plausible peut être aussi plausible. A une démonstration comme celle dont nous donnions plus haut des exemples, on peut opposer une démonstration contraire et qui pourtant, elle aussi, mérite d'attirer l'attention. Est-ce donc à dire que ces raisonnements sont sans valeur ? Sans doute, il en serait ainsi si par propositions plausibles il fallait entendre des propositions qui n'ont que l'apparence extérieure de la vérité. Mais tout autre est le sens du mot. Une proposition plausible est celle qui, sans s'imposer immédiatement et par elle-même, a cependant des chances d'être vraie ; c'est celle que l'on a de bonnes raisons - quoique non décisives - de regarder comme vraie. Aussi est-il impossible qu'elle ne contienne pas quelque chose de la vérité. Les vraisemblances de ce genre ont donc leur prix : le tout est de savoir les utiliser.
Puisqu'elles n'excluent pas des vraisemblances différentes ou contraires, il est évident qu'on ne doit en admettre aucune sur la seule foi du raisonnement à l'aide duquel elle a été déduite. Mais il faut, au préalable, la mettre en regard de ces opinions opposées que d'autres raisonnements paraissent justifier ; il faut confronter les unes avec les autres, comparer les arguments sur lesquels les unes et les autres sont fondées, en un mot discuter. Voilà pourquoi Aristote, toutes les fois qu'il aborde un problème, se fait une règle de méthode, une véritable obligation de rechercher et de rassembler les solutions différentes qui ont pu en être données par ses devanciers, pour les rapprocher de la sienne, pour les examiner concurremment, c'est-à-dire pour discuter. Souvent même, il imagine en lui-même des objections à sa thèse, il discute contre des adversaires imaginaires. Mais cette confrontation ne donnerait-elle pas de meilleurs résultats si, au lieu d'y procéder dans notre for intérieur, nous la faisions au-dehors, au grand jour, sous les yeux de tous ; si, au lieu de discuter intérieurement contre des adversaires idéaux qui, n'ayant en somme d'autre voix que celle que nous leur prêtons, risquent de parler un peu comme nous voulons, suivant nos passions et nos préférences, nous affrontions résolument des adversaires réels en chair et en os, c'est-à-dire si nous venions heurter notre opinion, dans une discussion publique, contre les défenseurs d'une opinion différente ? Ce débat vivant et réel n'est-il pas bien plus propre à révéler la force de résistance véritable des opinions en présence, et, par conséquent, leur valeur relative ? Ainsi dans le cercle des choses où nous ne pouvons arriver qu'à des opinions plausibles, la discussion, la dispute apparaît comme un procédé de méthode, comme un instrument indispensable à la recherche de la vérité. Il est vrai que c'est une arme délicate dont on peut faire un mauvais usage. On peut ne s'en servir que pour embarrasser l'adversaire par des arguments captieux, qui ne sont plausibles qu'en apparence. Alors on est un sophiste. Mais on peut aussi disputer de bonne foi, dans le seul but de chercher le vrai ; alors on est un dialecticien. Car la dialectique, c'est précisément l'art de démontrer des propositions plausibles, et, puisque la dispute est un procédé essentiel de cet art, c'est essentiellement l'art de discuter.
Or, cette conception de la dialectique et de la dispute fut aussi celle du Moyen Age. Il faut se garder, en effet, de croire que dialectique et logique sont deux termes synonymes, et que, pour le Moyen Age, la dialectique ait été la méthode de la science. Au contraire, la dialectique ne commence que là où finit la science proprement dite ; c'est la méthode applicable aux choses qui ne comportent que des vraisemblances et des propositions plausibles. Et, par là déjà, on commence à s'expliquer la place que le Moyen Age fit à la dispute dans la vie scolaire et dans la vie intellectuelle. On ne disputait pas de tout, mais seulement de ce qui ne pouvait pas être scientifiquement démontré. Il ne s'agissait pas de mettre la dispute à la place de la science ; mais de mettre la dispute à côté de la science, là où la science véritable n'a pas (encore) accès. Or, sans qu'il soit nécessaire de traiter la question à fond, on comprend sans difficulté qu'en effet, en ces matières, la discussion est le seul procédé dont nous disposions pour distinguer et éclairer les opinions diverses qui peuvent solliciter notre adhésion. On s'explique donc que l'art de disputer, l'art de discuter ait été pratiqué dans les écoles du Moyen Age, on prévoit même qu'il a une place dans tout système d'éducation.
La seule question qui reste à examiner est celle de savoir pourquoi la dispute y a été pratiquée d'une manière aussi exclusive, pourquoi elle a été considérée comme le procédé logique et pédagogique par excellence, pourquoi, en un mot, elle a accaparé à peu près toute la place. C'est évidemment que le domaine du vraisemblable et du plausible apparaissait alors comme infiniment plus étendu que celui de la science et de la démonstration scientifique. Mais pourquoi cela ? D'où vient cette disproportion si marquée entre ces deux domaines, ces deux sphères de la pensée ? Que cette question soit élucidée, et dans la mesure où cette disproportion nous apparaîtra comme fondée, justifiée, dans la même mesure l'importance attribuée à la dispute cessera de nous apparaître comme exorbitante. Or, c'est déjà un fait remarquable qu'Aristote lui-même se soit presque exclusivement servi de la méthode dialectique, avec la discussion qui en est l'élément essentiel. De son propre aveu, il n'a appliqué la méthode vraiment scientifique que pour faire la théorie du syllogisme. Cette prépondérance de la dialectique et de la dispute ne dépend donc pas de quelque accident de la pensée médiévale, de je ne sais quelle erreur momentanée, mais doit tenir à des causes profondes. Quelles sont-elles ? C'est seulement quand nous les connaîtrons que nous serons en état de juger cette méthode pédagogique tant décriée, et d'apprécier comme il convient et les critiques violentes que lui ont adressées les hommes de la Renaissance, et le système d'enseignement qu'ils ont substitué à celui qu'ils combattirent et qu'ils récusèrent.