Introduction

L'ouvrage que nous présentons aux lecteurs est la reproduction d'un cours sur l'Histoire de l'enseignement en France, fait par Durkheim en 1904-1905 et repris les années suivantes jusqu'à la guerre. On avait décidé, au moment de la réforme de 1902, d'organiser dans les Facultés un stage pédagogique théorique pour tous les candidats à l'agrégation. C'est à Durkheim qu'en avait été confiée la direction à l'Université de Paris.

C'est un fait, qu'il faut rappeler sans y insister, que la sociologie n'a pas été admise d'emblée à la Sorbonne, mais qu'elle s'y est introduite par la porte étroite de la pédagogie. Durkheim a été nommé en 1902 comme suppléant, puis, en 1906, comme successeur de Ferdinand Buisson, et chargé d'enseigner la Science de l'Éducation. Il y était préparé, d'ailleurs, par son enseignement de Bordeaux, dont une large part, un tiers, a toujours été consacrée à cette discipline. Qu'on se reporte à la liste des écrits pédagogiques de Durkheim, reproduite ci-dessous. On verra que ce cours n'était qu'en partie une improvisation. Il venait après de longues années durant lesquelles il n'avait pas cessé de s'occuper des problèmes de l'éducation et de l'enseignement. Éducation morale, psychologie de l'enfant, histoire des doctrines pédagogiques : Durkheim s'est successivement placé à ces trois points de vue, qui sont ceux de la pédagogie classique. Il n'est guère de provinces de ce domaine qu'il n'ait explorées. Non pas seulement pour s'acquitter d'une tâche imposée. Mais c'est une partie, et aussi une des applications pratiques essentielles de la science de l'homme, qui lui paraissait mériter l'effort qu'il y donnait.

Tout cela a pénétré dans le Cours sur l'enseignement en France, s'y est intégré. Mais il s'y trouve autre chose encore. Durkheim nous a donné ici l'exemple et le modèle de ce que pouvait être une étude des institutions d'enseignement dans un cadre historique, faite par un grand sociologue. De même qu'une sociologie religieuse, une sociologie politique, etc., il y a, en effet, une sociologie pédagogique, qui n'est pas la moins importante. Car l'éducation est le moyen le plus efficace dont dispose une société pour former ses membres à son image. Certes, la famille prend d'abord l'enfant tout entier, l'enveloppe de toutes parts et le façonne à sa manière. Mais qu'on songe à la révolution qui s'accomplit en lui, lorsqu'il va pour la première fois à l'école ou au lycée. Il change de manière d'être et, presque, de nature. A partir de ce moment, il y a en lui une véritable dualité. Lorsqu'il revient chez lui, ses parents sentent qu'il leur appartient de moins en moins. Pères et enfants : la différence entre les générations se détermine alors. Soumis à la discipline du milieu scolaire, l'enfant, le jeune homme découvre progressivement tout un monde social extérieur à la famille, dans lequel il ne se fera sa place qu'à condition de s'y plier, de s'y incorporer. La famille elle-même en est peu à peu modifiée.

Comme toutes les grandes fonctions sociales, l'enseignement a un esprit, exprimé dans les programmes, les matières enseignées, les méthodes, et un corps, une structure matérielle, qui, en partie, exprime l'esprit, mais qui, aussi, réagit sur lui, qui met quelquefois sur lui son empreinte, et lui oppose temporairement ses limites. Des écoles cathédrales aux universités médiévales, de celles-ci aux collèges de jésuites, puis à nos lycées, il y a eu, certes, bien des transformations. C'est que les organes de l'enseignement sont, à chaque époque, en rapport avec les autres institutions du corps social, avec les coutumes et les croyances, avec les grands courants d'idées.

Mais ils ont aussi une vie propre, une évolution qui est relativement autonome, au cours de laquelle ils conservent bien des traits de leur structure ancienne. Ils se défendent quelquefois contre les influences qui s'exercent sur eux du dehors, en s'appuyant sur leur passé. On ne comprendrait point, par exemple, la division des universités en facultés, les systèmes des examens et des grades, l'internat, les sanctions scolaires, si l'on ne remontait pas très loin en arrière, au moment où se construisait l'institution dont les formes, une fois nées, tendent à subsister à travers le temps, soit par une sorte de force d'inertie, soit parce qu'elles réussissent à s'adapter aux conditions nouvelles. Envisagée de ce point de vue, l'organisation pédagogique nous apparaît comme plus hostile au changement, plus conservatrice et traditionnelle peut-être que l'église elle-même, parce qu'elle a pour fonction de transmettre aux générations nouvelles une culture qui plonge ses racines dans un passé éloigné. Mais, d'autre part, il n'en est pas aussi qui ait été soumise, à certaines époques, à des changements plus radicaux, par de véritables révolutions, qui ont quelquefois dépassé le but. Comme l'a remarqué Durkheim, les hommes de la Renaissance, par hostilité vis-à-vis de la scolastique, n'ont pas retenu de l'enseignement médiéval ce qui méritait d'en être conservé, le souci d'une forte culture logique, et ont ainsi frayé les voies à une culture purement littéraire, gréco-latine, qui cherche à former surtout des écrivains diserts, des maîtres d'éloquence, des causeurs mondains.

Histoire mouvementée et complexe, très vaste aussi, puisqu'elle embrasse toute la période qui s'étend de l'époque carolingienne jusqu'à la fin du XIXe siècle. Certes, Durkheim n'était pas un historien de profession. Mais il connaissait bien les méthodes historiques modernes, ayant été élève, et un élève très apprécié, de Fustel de Coulanges à l'École normale. Il s'est reporté aux sources, par exemple il a lu Alcuin dans le texte. Un historien aussi averti que Christian Pfister, qui a connu ses deux leçons sur la Renaissance carolingienne, n'y trouvait rien à reprendre. Il s'est documenté aussi solidement qu'il l'a pu : à la plupart de ses leçons étaient jointes des bibliographies qui témoignent de vastes lectures, et que nous n'avons pas reproduites simplement parce qu'elles n'étaient, bien entendu, plus à jour.

Mais, surtout, il faut voir quel était le dessein de Durkheim. Quand il avait accepté de faire ce cours, il avait bien spécifié qu'il ne traiterait pas des problèmes pédagogiques de façon doctrinale, en psychologue ou en moraliste. Il montrerait plutôt comment ils se sont posés dans les faits, sous la pression des circonstances et du milieu social, quelles solutions ont prévalu, quelles en ont été les conséquences, et quels enseignements nous devons en tirer. Il a cherché dans le passé les leçons dont devait profiter le présent. C'est ainsi que l'histoire a été pour lui matière à réflexion sur un certain nombre de grandes expériences pédagogiques, dont elle nous présente le cadre et les grandes lignes. Il lui a fallu les évoquer, les imaginer, les revivre en pensée et, surtout, les comprendre et les interpréter dans leurs liaisons et leur développement. Comme Auguste Comte le disait du positivisme, la sociologie sait rendre pleine justice aux conceptions qui l'ont précédée, qu'elle se croit destinée à remplacer. Durkheim a reconnu les lacunes, les exagérations, les vices congénitaux des systèmes pédagogiques anciens. Mais il a senti aussi et compris ce qu'ils avaient apporté de nouveau et de fécond, et quelles avaient été les raisons légitimes de leur succès plus ou moins prolongé.

C'est tout cela qu'on retrouvera dans cette fresque ample et audacieuse qui court le long de dix siècles d'histoire, dans cette sorte de discours continu sur les progrès de l'esprit humain en France, que Durkheim était seul capable de composer.

Nous croyons bien servir sa mémoire en faisant connaître cette face de sa pensée, de son activité spirituelle. Ses adversaires l'ont représenté quelquefois comme un esprit scolastique, étroit, nourri d'abstractions, incapable de rien apercevoir au-delà de son système. On lui a reproché aussi, s'en tenant à une partie de son œuvre, si étendue et si diverse cependant, l'attention trop exclusive qu'il aurait portée aux sociétés sauvages et archaïques. A ceux qui liront ce livre, il apparaîtra tel qu'il était en réalité, comme un esprit dégagé de toute idée préconçue, soumis avant tout au contrôle des faits, et qui se meut, d'ailleurs, avec aisance, dans un horizon élargi. On y verra aussi comment, pour lui, l'histoire de l'enseignement en France s'éclaire sans cesse par l'histoire de la pensée française et européenne depuis plus de dix siècles. Y a-t-il rien de plus réel et de plus actuel, qui soit plus proche de nous, et qui nous touche davantage ?

Au reste, une nouvelle raison s'est ajoutée aux précédentes, qui nous a décidé, en ce moment même, à ne pas laisser cette œuvre dormir et disparaître de vétusté, comme tant de manuscrits oubliés. C'est qu'elle répond directement à des questions qui se posent à nous aujourd'hui avec plus d'urgence que jamais, et qu'il convenait donc de la remettre dans le courant de la vie actuelle, dans l'atmosphère des débats et des polémiques qui est son milieu naturel.

Ce cours a été entrepris immédiatement au lendemain de la grande enquête parlementaire sur l'enseignement, où les représentants qualifiés de tous les milieux, de toutes les professions, de tous les partis et de toutes les écoles vinrent déposer en témoins, et qui aboutit à la réforme de 1902. Il paraît au moment où se prépare une autre réforme de l'enseignement secondaire, ou, comme on dit maintenant, du second degré. Durkheim a décrit, dans une de ses dernières leçons, les variations des plans d'études au cours du XIXe siècle. Il ne se serait pas étonné que, dans le premier tiers du XXe, ces allées et venues incessantes, sinon quelque peu désordonnées et contradictoires, d'un système à l'autre, d'une conception à l'autre, d'un pôle à l'autre, se soient prolongées. Mais, d'autre part, il estimait que ce n'était là qu'un état d'incertitude qui ne pourrait pas durer indéfiniment, qu'on serait bientôt au pied du mur, et qu'au lieu de réformes timides, incomplètes, qui n'allaient pas au fond des choses, il faudrait entreprendre une réorganisation intégrale de notre institution d'enseignement. Il faudrait, à ce moment, reprendre le problème pédagogique dans son ensemble, et c'est à en bien préciser les termes, à indiquer les voies dans lesquelles on devrait en chercher les solutions, que Durkheim voulait aider, lorsqu'en conclusion de cette longue étude historique, il écrivait deux longs chapitres de doctrine. Il y distinguait les deux grands objets de l'enseignement, l'homme et les choses, et examinait successivement quel parti l'on pourrait tirer, à cet égard, de l'étude des sciences, de l'étude de l'histoire et de l'étude des langues. Ces pages contiennent toute une doctrine pédagogique, à la fois positive et systématique, bien adaptée aux nécessités de l'heure. Nous la soumettons en pleine confiance à ceux qui ont la responsabilité des réformes de structure qu'appelle notre vieil édifice scolaire et universitaire, aussi bien qu'à l'ensemble des professeurs et maîtres de tous degrés. Ces derniers, en particulier, aideront d'autant mieux ces réformes à passer dans les faits qu'ils se représenteront mieux la partie de la courbe correspondant à l'évolution jusqu'ici accomplie. Ainsi sauront-ils, du moins, comment s'est constitué peu à peu l'organisme scolaire dont ils font partie, d'où il vient, sinon où il va, et quels principes se dégagent d'une réflexion bien conduite sur une période déjà longue de l'histoire pédagogique en France.

Maurice HALBWACHS.