Chapitre V - La Renaissance carolingienne (fin) - L'enseignement de la grammaire
J'avais commencé, dans le dernier chapitre, à caractériser le premier système organisé d'enseignement que nous rencontrions dans l'histoire de notre pays et même, plus généralement, dans l'histoire des sociétés européennes : je veux parler de celui qui prit naissance à la fin du VIIIe siècle, en partie sous l'influence de Charlemagne. Ce qui caractérise cet enseignement, c'est qu'il cherchait à embrasser la totalité des connaissances humaines, c'est qu'il visait à être encyclopédique. Toutefois, nous avons vu aussi que les différentes disciplines qu'il comprenait ne jouaient pas un rôle égal dans la vie scolaire. Celles qui ont pour objet l'homme, l'esprit humain, le mécanisme de la pensée ou bien encore le mécanisme par lequel la pensée s'exprime, grammaire, rhétorique, dialectique, tenaient à peu près toute la place ; celles qui avaient pour objet les choses, arithmétique, géométrie, mécanique, musique, le monde extérieur, constituaient une sorte d'enseignement supplémentaire, réservé à un plus petit nombre d'élus. Le quadrivium était une sorte d'enseignement supérieur, tandis que le trivium correspondait plutôt à notre enseignement secondaire. D'où il suit que, dans la réalité de la pratique scolaire, l'enseignement consistait en un système de disciplines toutes formelles qui avaient pour objet de faire réfléchir sur les formes les plus générales de la pensée (logique) ou sur les formes les plus extérieures encore que prend l'idée en s'exprimant, c'est-à-dire sur le langage.
On s'explique, d'ailleurs, comment un système de ce genre, si incomplet qu'il soit, ait pu passer pour constituer une sorte d'encyclopédie ; c'est que, sous un certain rapport, il en jouait le rôle. En effet, le monde n'existe pour nous qu'autant qu'il est représenté ou représentable à nos esprits ; dans la mesure où il ne peut pas affecter notre intelligence, il est comme s'il n'était pas. Par conséquent, en un sens, tout ce qui est rentre dans les formes les plus générales, dans les cadres les plus généraux de la pensée, toutes les choses qui peuplent l'univers ressortissent à l'une quelconque des grandes catégories de l'intelligence, puisque ces catégories ne sont que les classes supérieures qui comprennent toutes choses et que, en dehors d'elles, il n'y a rien. Quand, donc, on connaît ce que sont ces catégories, ces notions cardinales, leurs rapports les unes avec les autres, les manières dont elles fonctionnent dans les jugements et les raisonnements, etc., - ce qui est l'objet des sciences de l'esprit, - on connaît du même coup le réel, dans son ensemble, sous ses aspects les plus généraux. L'esprit, a-t-on dit bien souvent, est un microcosme, un monde réduit, en miniature, résumé du grand. Par conséquent, connaître l'esprit, c'est une certaine manière de connaître le monde ; et les sciences, les disciplines qui ont l'esprit pour objet, constituent une sorte d'encyclopédie abrégée.
Mais cette première façon de caractériser l'enseignement qui fut donné dans les écoles des cathédrales et des monastères du VIIIe au XIe siècle est insuffisante. Car, même dans les siècles qui suivront, alors que l’Université sera fondée ainsi que les Collèges, le trivium restera la partie essentielle de l'enseignement. Et, cependant, ces deux phases de notre histoire scolaire sont très différentes. Le formalisme pédagogique du VIIIe siècle n'est pas celui du XIIe. Qu'est-ce donc qui singularise le premier ?
C'est que, parmi les disciplines du trivium, il en est qui prendront plus tard un essor considérable, qui deviendront la partie centrale de l'enseignement, et qui ne jouent alors qu'un rôle effacé. C'est le cas, tout d'abord, de la rhétorique. Pour s'en assurer, il suffit de lire le traité qu'Alcuin a écrit sur la matière. C'est une maigre, froide et faible reproduction de l'Orator de Cicéron. Il est manifeste qu'Alcuin n'en parle pas avec beaucoup d'intérêt. Cette image de l'orateur idéal que l'on sent planer sur tout le livre de Cicéron, qui l'anime et qui en fait l'unité, a disparu chez Alcuin. Tout ce qui reste, c'est une sèche énumération de définitions abstraites, de formules sans vie. Les exemples, destinés à illustrer ces formules, ne sont pas empruntés à l'Antiquité, à l'éloquence grecque ou romaine, si riche en modèles ; ils sont demandés à l'Écriture. Ainsi le passage de la Genèse où il est dit que Dieu accepta les offrandes d'Abel et refusa celles de Caïn est présenté comme un exemple du genre démonstratif ; les conseils contraires donnés par Achitofel et Chusai à Absalon sur la question de savoir s'il doit trahir ou non David sont donnés comme un exemple du genre délibératif. Les accusations des Juifs contre Paul et la défense de ce dernier, telles qu'on les lit aux Actes des Apôtres, sont citées comme le modèle du genre judiciaire. Et, en effet, comment le Moyen Age aurait-il pu attacher une grande importance à un enseignement qui n'avait plus alors de raison d'être ? Autant le rhéteur était nécessaire dans l'Antiquité en raison du rôle si considérable qu'y jouait l'éloquence, autant il devait apparaître comme une superfétation dans ces sociétés aussi grossières, où il n'y avait pas de place pour les joutes oratoires. Si même on s'en tient aux définitions d'Alcuin, la rhétorique n'aurait d'utilité que dans les questions politiques, in civilibus quaestionibus, et par conséquent ne servirait qu'à ceux qui sont appelés par leurs fonctions à en traiter ; et c'est la raison qu'invoque Charlemagne au début du dialogue, pour demander à son maître Alcuin d'être initié dans cet art. Ut optime nosti, propter occupationes regni et curas palatii in hujuscemodi quaestionibus assidue nos versari solere, et ridiculum videtur ejus praecepta nescisse cujus occupatione involvi necesse est. Voilà l'usage de la rhétorique singulièrement restreint. Il est vrai que tous les pédagogues du temps ne s'en faisaient pas une conception aussi étroite. Un disciple d'Alcuin, un de ceux qui ont le plus contribué à renouveler la vie scolaire en Allemagne, Rabanus Maurus, qui, d'ailleurs, ne faisait sur ce point que reprendre la doctrine de saint Augustin, admettait que la rhétorique pouvait servir à des fins pieuses. C'est, disait-il, une arme nécessaire au défenseur de la vérité pour lutter avec succès contre le mensonge. Puisque les ennemis de la religion peuvent recourir aux artifices de la rhétorique pour répandre l'erreur, pourquoi serait-il interdit au chrétien d'en user pour défendre sa foi ? Mais c'est sous ce rapport seulement qu'elle lui paraît utile. La rhétorique n'a d'intérêt pour lui que dans la mesure où elle peut servir la religion. Et encore les services qu'elle rend à ce titre lui paraissent-ils secondaires. Aussi estime-t-il que le chrétien ne doit pas y donner trop de temps. « Nous n'y attachons pas tant de prix que nous aimions à voir les hommes s'y adonner pendant leur maturité. C'est une occupation des tout jeunes gens (Satis est ut adolescentulorum cura sit). Même il n'est pas nécessaire que tous ceux que nous désirons élever dans l'intérêt de l'Église la cultivent, mais ceux-là seulement qui ne sont pas encore pris par des devoirs plus urgents et plus importants. »
La dialectique n'était pas beaucoup plus en honneur. Sans doute, c'était déjà un progrès important que de lui avoir fait une place, si petite fût-elle, dans l'enseignement. Il ne faut pas oublier, en effet, que, de toutes les disciplines héritées du paganisme, la dialectique était celle que les Pères et les docteurs de l'Église voyaient avec le plus de défiance. Ils estimaient, en effet, que la vraie foi n'éprouve pas le besoin d'être démontrée et, d'autre part, ils sentaient que l'appel à la raison, à la logique, telle que l'entendaient les Anciens, avait toujours profité aux hérésiarques. Aristote est qualifié par l'un d'eux d'évêque des Ariens. Mais, si, au IXe siècle, on commence à revenir un peu de ce préjugé, il ne laisse pas de faire encore sentir son influence. Si la dialectique est appréciée, c'est comme un moyen de combattre les hérésies ; c'est l'existence de l'erreur qui la rend nécessaire. Là-dessus Alcuin et Raban Maur sont d'accord. Aussi, bien que Raban Maur recommande en principe au clerc de se donner très sérieusement à l'étude de la dialectique, il paraît très probable qu'elle n'était alors que très peu développée. La meilleure preuve en est le traité même que nous a laissé Alcuin. Il n'est pas seulement très élémentaire, mais il est encore composé d'une manière que Prantl n'a pas craint d'appeler « monstrueuse ». On conçoit de quelle influence pouvait être une dialectique ainsi conçue et enseignée.
C'était donc l'enseignement de la grammaire qui tenait toute la place. C'est elle qui était considérée comme l'art par excellence. « Elle est, dit Raban Maur, l'origine et la base de tous les autres arts. » Haec et origo et fundamentum est artium liberalium. En effet, c'est elle qui apprend à comprendre les textes, car toute science repose sur la lecture et l'intelligence d'un texte. Cette conception livresque de l'enseignement, que l'on a bien souvent reprochée à la scolastique, lui est, en réalité, antérieure. La civilisation humaine est conçue comme résidant tout entière dans des livres, et par conséquent la science qui initie à l'intelligence des livres est la science des sciences, la clef nécessaire pour ouvrir toutes les serrures. Elle est surtout indispensable au chrétien, puisque seule elle peut lui permettre de comprendre le livre qui contient en lui toute vérité. Voilà comment il se fait que l'âge qui va du IXe siècle au XIIe peut être appelé, tant au point de vue scientifique que pédagogique, l'âge de la grammaire. C'est le moment où la grammaire constitue la matière principale de l'activité scolaire, comme de l'activité littéraire.
Les nombreux traités de grammaire qui parurent alors et qui servaient de base à l'enseignement étaient tous construits sur le même plan et d'après la même méthode. On se bornait à reproduire les ouvrages des grammairiens latins de la fin de l'empire et des siècles suivants. « On les suivait scrupuleusement, on ne s'en écartait, dit Thurot, que par respect pour le texte sacré de la Vulgate. » Parmi les auteurs qui servaient ainsi de modèle, il en est deux qui étaient spécialement mis à contribution, c'étaient Priscien et Donat. Leurs noms ont symbolisé la science grammaticale pendant presque tout le Moyen Age. Donat, en particulier, fut le Lhomond des écoliers de cette époque. A ces deux textes fondamentaux, le maître n'ajoutait généralement que des commentaires et des gloses où l'on s'attachait servilement et minutieusement à la lettre. Par exemple, Donat, en parlant des noms, dit : qualitas nominum bipertita est, alors que, quand il en vient aux pronoms, il change d'expression et met : qualitas pronominum duplex est. Aussitôt le grammairien de se demander pourquoi ce changement de tournure. Priscien commence son traité De nomine et pronomine et verbo par la proposition suivante : Omnia nomina quibus latina utitur eloquentia. Un des principaux grammairiens du IXe siècle, Rémy d'Auxerre, s'interroge gravement pour savoir quelle raison a pu déterminer Priscien à mettre eloquentia et non lingua, et cette raison, bien entendu, il la trouve. Croit-on apercevoir une faute, une incorrection, on emploie toutes les inventions de l'exégèse pour montrer qu'elle n'est qu'apparente. On ne pouvait pas admettre que des auteurs d'une autorité aussi considérable aient pu se tromper. On voit que cette méthode d'interprétation, ainsi que Thurot en fait la remarque, rappelle de très près celle qu'on appliquait à la Bible. Ce qui complète la ressemblance, c'est qu'on cherchait très souvent aux expressions, définitions, classifications des grammairiens des sens mystiques comme ceux que l'on découvrait dans la Bible à l'aide de l'interprétation dite anagogique. Ainsi, « si les verbes ont trois personnes, c'est, dit un grammairien, par suite d'une inspiration divine » : Quod credas divinitus esse inspiratum. De cette façon, la foi en la sainte Trinité se retrouve jusque dans nos discours. De même, suivant le grammairien Smaragde, s'il y a huit parties dans le discours, c'est parce que le nombre huit est souvent présenté dans la sainte Écriture comme un nombre sacré.
L'ignorance était d'ailleurs très grande. Ainsi on trouve quelque part dans Donat ces deux expressions : Eunuchus comoedia, Orestes tragoedia. Or, les grammairiens du IXe siècle prenaient Eunuchus et Oreste pour des poètes tellement illustres que leurs noms étaient devenus synonymes de comédie et de tragédie. On conçoit que, dans ces conditions, les citations d'auteurs profanes aient été rares. Celles qu'on rencontre sont presque toutes directement empruntées aux deux grammairiens latins que l'on copie. De préférence, on tirait les exemples de l'Écriture sainte pour joindre l'édification à l'instruction. Cependant, il n'était pas interdit de compléter et d'illustrer la grammaire par l'étude des poètes. Mais Raban Maur, lui-même, pourtant plus libéral qu'Alcuin, recommande de laisser de côté dans ces auteurs tout ce qui ne peut servir au christianisme. Encore ajoute-t-il qu'il faut bien prendre garde de ne pas scandaliser les faibles.
Et, cependant, si imparfait que pût être cet enseignement, il constituait un important progrès par rapport à ce qui avait précédé. En effet, dans la période obscure qui suivit l'invasion franque, l'étude de la grammaire n'avait pas complètement disparu ; elle avait survécu, mais sous une forme qu'il n'est pas sans intérêt de faire connaître, d'abord parce que, par elle-même, elle est curieuse, symptomatique d'un état d'esprit bien fait pour nous déconcerter, et aussi parce qu'elle nous permet de mieux apprécier l’œuvre des grammairiens de l'époque carolingienne.
Vers la fin du VIe siècle, ou au commencement du VIIe, vivait à Toulouse un grammairien qui prit le nom de guerre, sous lequel il est resté connu, de Virgile l'Asiatique. Ce nom de Virgile était très aimé des barbares, convertis au christianisme, qui s'en paraient volontiers, si bien que nous connaissons à ce moment un très grand nombre de Virgiles. « C'était pour eux, dit Ozanam, le nom d'un sage, d'un prophète qui, dans la quatrième églogue, avait prédit l'avènement du Sauveur : j'allais dire le nom d'un saint. » Nous avons conservé de ce Virgile plusieurs écrits, notamment des Lettres sur différentes questions de grammaire. Nous pouvons ainsi reconstituer la manière dont la grammaire était alors enseignée. Car la méthode suivie par Virgile ne lui était pas personnelle. Nous savons, en effet, que ce Virgile fit école ; il eut une très grande influence et, d'ailleurs, son école n'était pas la seule. Il y avait d'autres maîtres qui, tout en ne s'accordant pas avec lui sur des questions de détails, devaient avoir de la grammaire une conception très voisine.
Or, ce qui frappe tout d'abord dans ces écoles, c'est le culte extravagant dont la grammaire était l'objet. Virgile nous raconte qu'il avait assisté dans sa jeunesse à une assemblée de trente grammairiens réunis pour traiter des intérêts de leur art. On y décida que l'objet le plus élevé auquel pussent s'appliquer les méditations des savants, c'était la conjugaison du verbe. Dans ces conciles de grammairiens, deux écoles se trouvaient en présence, qui se livraient de continuelles batailles, et voici quelques-uns des thèmes de discussions. Les deux chefs débattirent pendant quatorze jours et quatorze nuits la question de savoir si le pronom ego avait un vocatif. Quinze jours et quinze nuits furent nécessaires pour décider si tous les verbes latins ont un fréquentatif, etc. Ce qui explique cette passion, c'est que le latin était à leurs yeux une langue mystérieuse et qu'ils s'efforçaient eux-mêmes d'envelopper de mystère ; une réunion de grammairiens ressemblait plutôt à une société secrète qui se livrait dans l'ombre à la célébration des actes mystiques. Ils ne se bornaient pas à coordonner les règles et à les enseigner le plus clairement possible ; ils soumettaient la langue à une élaboration délirante, torturant le sens des mots, la forme, l'orthographe, de façon à en faire un système de signes inaccessible au vulgaire. C'est alors qu'ils en étaient arrivés à établir l'existence de douze latinités superposées et hiérarchisées. La plus basse était représentée par la langue commune ; les autres s'éloignaient de plus en plus de ce point de départ. Virgile nous donne, à titre d'exemple, les douze noms différents par lesquels on désignait le feu. Le vulgaire l'appelle ignis, mais les sages, de leur côté, l'appellent ardor, parce qu'il s'embrase, spiridon, parce qu'il exhale une vapeur, etc. Or, des traités entiers furent écrits dans ce galimatias mystique, et nous trouvons des passages de ces traités cités par de bons esprits. C'est la prouve de l'autorité dont jouit cette école. Le mystère même dont elle s'enveloppait attirait l'attention des barbares pour qui le savant devait encore être une sorte de magicien et d'initié. C'est ainsi que l'École du Palais était une sorte de société secrète, où l'on n'entrait qu'après une initiation préalable et un nouveau baptême (changement de nom). De là, encore, le goût si surprenant et si répandu des énigmes qui tenaient une place importante même dans les exercices scolaires.
Quand on compare à ces élucubrations les grammaires de l'époque carolingienne, celle d'Alcuin, par exemple, elles apparaissent, malgré leurs défauts et leurs insuffisances, sous un tout autre aspect. C'était un progrès d'avoir échappé au prestige de ces fantaisies, d'être revenu, par-dessus Virgile l'Asiatique et ses disciples, à la tradition des grammaires latines, à Donat et à Priscien. C'était un réveil du bon sens, du besoin de clarté et, par conséquent, de l'esprit vrai de la science, par opposition à ces conceptions mystiques, à ce goût de l'obscur qui témoignent de l'entière confusion qui régnait auparavant dans les esprits. C'est la preuve que les ténèbres qui voilaient les intelligences commencent à se dissiper. Voilà tout d'abord ce qu'il ne faut pas oublier pour apprécier équitablement ce premier enseignement.
Cependant, quelle qu'en ait été la valeur relative, il semble résulter de tout ce qui vient d'être dit qu'il ne laissait pas d'encourir un grave reproche. Nous avons vu que, par suite de l'importance prépondérante attribuée aux sciences du trivium, l'enseignement des écoles était alors tout formel. Mais il y a des degrés dans le formalisme pédagogique, suivant que l'enseignement porte sur des formes plus ou moins éloignées des choses elles-mêmes. Or, dire, comme nous venons de le faire, que l'enseignement a commencé par être exclusivement grammatical, n'est-ce pas reconnaître qu'il a débuté aussi par le formalisme le plus extérieur, le plus superficiel, le plus vide qui soit, à savoir par le formalisme verbal ? En effet, les formes grammaticales sont déjà une traduction des formes générales de la pensée, qui, à leur tour, expriment les formes générales des choses. C'est du formalisme au second degré. Que faut-il penser d'un enseignement qui prenait ainsi pour matière un système de signes aussi éloigné de la réalité ?
Assurément, il est permis de trouver que c'était pour l'esprit un aliment insuffisant, et il ne saurait être question de donner tort à nombre de pédagogues qui, dans les temps qui suivront, réclameront avec insistance la substitution de la chose au mot. Mais, d'un autre côté, beaucoup de ceux qui ont combattu avec le plus de violence cet enseignement purement grammatical ont aussi méconnu sa valeur éducative qui est considérable. Bien loin qu'il soit nécessairement vide, stérile, purement mécanique, il constitue, s'il est bien entendu, un excellent, un irremplaçable instrument de culture logique.
C'est qu'en effet, le langage n'est pas, comme on l'a dit tant de fois, par une métaphore qui, pour être traditionnelle, n'en est pas plus exacte - le langage n'est pas une sorte de vêtement extérieur qui viendrait envelopper la pensée du dehors sans pouvoir jamais s'y ajuster d'une manière satisfaisante. En réalité, le langage est beaucoup plutôt un élément intégrant de la pensée. Il la rend possible au moins autant qu'il la suppose. Sans lui, elle ne saurait s'élever très haut ; car toutes les formes un peu complexes de la vie mentale n'auraient pu se constituer sans l'aide des mots. Donc, avec le mot, avec la langue, nous avons quelque chose de la pensée, et, par suite, étudier la langue, c'est encore, si l'on sait s'y prendre, étudier la pensée elle-même. Classer les différentes espèces de mots ou, comme on dit aussi, les différentes parties du discours, n'est-ce pas classer les éléments ultimes de la pensée, les catégories les plus générales de nos idées, celles qui forment comme le canevas constant de notre vie intellectuelle, canevas sur lequel les objets concrets de l'expérience viennent dessiner leurs formes changeantes ? Le nom correspond à la catégorie ou notion de substance, l'adjectif à la catégorie de l'attribut, les verbes à la catégorie de l'agir et du pâtir, le verbe substantif à la catégorie abstraite d'être, etc. On ne peut donc pas traiter les questions les plus élémentaires de grammaire sans toucher aux plus graves problèmes de logique. Qu'est-ce qu'expriment les règles d'accord sinon la manière dont les idées, dans de certaines conditions, vibrent sympathiquement ensemble, participent les unes des autres et vivent d'une même vie ? Qu'est-ce qu'expriment les règles de construction, sinon la manière dont les éléments derniers de la phrase se composent les uns avec les autres, etc. ? En un mot, il y a dans toute langue une logique immanente que la grammaire a précisément pour objet de dégager, de mettre en évidence. Ainsi, bien qu'il soit d'usage aujourd'hui de répéter que la grammaire doit tenir la moindre place dans l'enseignement, elle n'en saurait disparaître sans laisser un vide, une très grosse lacune dans l'éducation de l'intelligence. Ce serait du même coup la réflexion qui disparaîtrait de l'étude des langues. Une bonne partie de leur intérêt pédagogique serait perdue.
Or, s'il est bien évident que les humbles essais des grammairiens du IXe ou du Xe siècle ne répondaient pas à tous les desiderata d'un enseignement grammatical ainsi conçu, cependant ils étaient loin de s'en désintéresser. La grammaire d'Alcuin, par exemple, n'est nullement un simple recueil de recettes grammaticales ; mais, elle affecte manifestement une allure scientifique. Dès le début, l'auteur rattache le mot à l'idée et la grammaire à la logique. « Le discours, dit-il, comprend trois éléments. Il y a les objets que nous recevons de la raison, les idées par lesquelles nous nous assimilons les choses, et les mots par lesquels nous traduisons au-dehors nos idées. » Pour chaque élément du langage, pour chaque catégorie de mots, il cherche des définitions philosophiques qui expriment le rôle du mot et de l'idée correspondante dans la vie intellectuelle. Beaucoup de ces définitions sont même très abstraites. Dans certains des extraits qu'a publiés Thurot, nous trouvons même des dissertations métaphysiques sur la nature de la lettre, sur ce que c'est qu'une espèce propre, etc. Voilà ce qu'il faut avoir bien présent à l'esprit si l'on veut comprendre le rôle si considérable alors joué par cet enseignement. Il était beaucoup moins destiné à apprendre le latin aux enfants qui ne le savaient pas qu'à coordonner et à préciser les idées qu'avait pu laisser une première et préalable pratique de cette langue. Ce n'étaient pas des grammaires pour les commençants ; des adultes mêmes, comme Charlemagne, y trouvaient leur profit. Il ne s'agissait pas d'apprendre des règles, mais de les expliquer et de les systématiser logiquement. Définitions, classifications, explications peuvent aujourd'hui nous surprendre par leur excès de simplicité et de naïveté, ou bien encore par leur obscurité ; elles n'en témoignent pas moins du but poursuivi.
De ce point de vue, la culture grammaticale nous apparaît sous un tout autre aspect ; elle prend une importance qu'on ne lui soupçonnait pas tout d'abord. Ce n'est plus un enseignement verbal ; c'est une première forme de la culture logique. C'est une première manière pour l'esprit de réfléchir sur lui-même. Certes, je ne veux pas dire que les grammairiens aient délibérément choisi les mots et la syntaxe comme un intermédiaire commode pour atteindre et observer la pensée et sa vie. Mais leur besoin de réflexion et d'analyse prit tout naturellement comme matière le langage, parce que c'était le plus immédiat, le plus proche, le plus facilement saisissable auquel l'esprit pût se prendre, et voilà comment l'époque que nous étudions et qui fut l'âge de la grammaire a préparé l'âge qui va suivre, celui où nous entrerons dans la prochaine leçon et qui fut l'âge de la scolastique, c'est-à-dire de la logique et de la dialectique. C'est que la dialectique médiévale, qui a joué un rôle si considérable dans l'histoire intellectuelle de l'Europe, était déjà contenue en germe dans les recherches grammaticales qui ont suffi à occuper l'activité de la période carolingienne.
Et c'est là, d'ailleurs, la seule manière d'expliquer l'origine du grand problème qui, à partir du XIIe siècle, défraiera seul les controverses philosophiques et suffira pour ainsi dire à alimenter la vie intellectuelle du Moyen Age. C'est le problème des universaux. Il s'agissait de savoir ce que sont les idées abstraites et générales. Expriment-elles des choses, des réalités ? Sous les mots blanc, bon, divers, profane, rouge, corporel, etc., y a-t-il des réalités extérieures, analogues aux êtres individuels et concrets ? La blancheur, la bonté, la corporalité existent-elles en elles-mêmes, en dehors des individus qui présentent ces qualités ? Ou bien, au contraire, ne sont-elles que de simples conceptions de l'esprit, ou même n'ont-elles qu'une existence purement nominale ? Tel est le thème auquel, pendant de longues suites de générations, des hommes d'une rare subtilité ont appliqué toutes les forces de leur réflexion.
Pour expliquer comment cette question avait pu à ce point et pendant si longtemps absorber les esprits, on a invoqué l'influence des systèmes philosophiques de Platon, d'Aristote et des Alexandrins. Le Moyen Age les a connus, du moins indirectement ; or, cette controverse y tenait certainement une grande place, il est vrai. Mais il s'y trouvait aussi bien autre chose. Pourquoi donc, de tous les problèmes qui y étaient traités, est-ce celui-là seul qui a attiré la curiosité des penseurs ? Il faut bien que quelque cause spéciale les ait inspirés ainsi particulièrement à leur méditation. Est-il donc si naturel que des hommes qui, hier encore, étaient des barbares, qui commencent seulement à s'initier aux choses intellectuelles, se soient épris tout de suite d'un sujet aussi abstrait, aussi éloigné de la réalité vivante, aussi dépourvu de toute utilité pratique ?
Or, tout s'explique sans peine une fois qu'on a compris que la réflexion du Moyen Age a commencé par s'appliquer aux choses de la grammaire et que, d'un autre côté, la grammaire était un acheminement à d'autres questions. Car, en somme, le problème scolastique peut, en quelque sorte, s'énoncer en termes grammaticaux et se formuler ainsi : que signifient les mots qui expriment des idées abstraites et générales ? Le substantif, comme son nom l'indique, correspond-il toujours à des substances ? Alors aux substantifs abstraits et généraux correspondent aussi des substances abstraites et générales. Les genres existent réellement. Ce sont les réalistes qui ont raison.
Ainsi, à propos de simples classifications grammaticales, on était tout naturellement amené à se poser des problèmes d'ontologie. Nous pouvons trouver chez Alcuin l'explication de ce fait que le réalisme a commencé par être la doctrine la plus répandue et la plus accréditée. Ce n'est pas seulement pour des raisons d'orthodoxie ; mais c'est qu'elle était selon la pensée naturelle de l'esprit humain tel qu'il était alors, et tel que nous le voyons prendre conscience de lui-même dans les oeuvres des grammairiens. En effet, nous voyons, par la définition qu'Alcuin donne du substantif, qu'il lui était impossible d'en distinguer l'adjectif. Pour lui, montanus (montagneux) est un nom aussi bien que mons (montagne). L'esprit n'était pas encore assez formé à l'analyse mentale pour distinguer la chose des qualités qu'elle pouvait avoir. Dans la grammaire d'Alcuin, l'adjectif ne constitue pas une espèce de mots à part. Or, pour pouvoir réunir dans un même genre, sous un même chef, et la notion des sujets concrets et individuels que l'on observe dans l'expérience et que désignent les noms concrets, et l'idée des qualités que ces sujets peuvent présenter, il faut être évidemment enclin à considérer ces qualités comme des réalités analogues aux sujets, comme constituant par cela même des sujets et non des attributs, ce qui est le postulat fondamental du réalisme. Si blanc est un substantif comme table, n'est-ce pas que blanc existe en soi comme la table ? Et nous retrouvons d'ailleurs ce principe expressément formé chez un autre des maîtres de l'École du Palais, chez Fridugise. « Tout substantif, dit-il, exprime quelque chose de défini. » Omne nomen finitum aliquid significat, ut homo, lupus, lignum. A tout nom correspond une réalité déterminée. D'où il conclut qu'au mot nihil, rien, néant, correspond aussi quelque réalité, c'est-à-dire que le néant lui-même est une chose positive, que le non-être existe.
D'ailleurs, ce n'est pas seulement dans l'orientation générale de l'enseignement que l'époque que nous étudions annonce celle qui suivra ; on observe de remarquables ressemblances jusque dans le détail des procédés pédagogiques employés. Nous verrons que l'un des exercices qui tenait le plus de place dans la pédagogie des Universités et des Collèges à l'époque scolastique est la discussion, la disputatio, et nous aurons à déterminer le sens, la forme, la signification pédagogique de ce procédé de culture intellectuelle. Nous verrons qu'il tient à des causes très profondes, à tout le système d'enseignement du temps. Or, des traités didactiques d'Alcuin sont déjà présentés sous la forme de la disputatio. Deux élèves, ou bien Alcuin lui-même et Charlemagne, y discutent sur les questions traitées, au lieu qu'elles soient exposées ex professo. Il en est qui portent expressément le titre de Disputatio (Migne, 101, p. 975). Sans doute, ces discussions ne sont pas encore conduites dans la forme scolastique, mais elles n'en sont pas moins des discussions, et il est curieux de voir dès ce moment des ouvrages scolaires affecter cette forme. C'est évidemment la preuve que ce genre d'exercices avait ses racines dans l'esprit du Moyen Age d'une manière générale.
Si j'ai cru devoir insister sur les analogies que présente l'enseignement de l'époque carolingienne avec celui de la scolastique, c'est d'abord, sans doute, pour bien marquer le lien qui unit l'une à l'autre ces deux périodes, mais c'est surtout pour montrer l'esprit de cet enseignement grammatical, et quelle en était la véritable forme. Quand on a compris qu'il préparait la philosophie scolastique et le magnifique système scolaire qui a servi de cadre à cette dernière, on n'est plus exposé à le regarder avec dédain. L'avenir qu'il portait en lui lui donne sa vraie signification. En même temps, de ce point de vue, tout le développement intellectuel du Moyen Age présente une unité qu'on ne lui soupçonne pas d'ordinaire. Ce qui le caractérise, depuis ses premières origines jusqu'à la Renaissance, c'est une prépondérance marquée des besoins logiques. Dès le IXe siècle, ces besoins s'éveillent, encore incertains, mal définis ; dès le XIe, ils se précisent, s'affirment et vont de plus en plus en se développant. Il y a là un trait tout à fait distinctif de l'évolution mentale dans les sociétés chrétiennes. Alors que la Grèce commence par philosopher sur la nature, sur l'univers, et n'en vient que tardivement, avec Socrate et Platon, à spéculer sur l'esprit, tout de suite, d'emblée, le Moyen Age a pris la pensée, et sous son aspect le plus formel et le plus abstrait, comme matière de ses réflexions et de ses enseignements. Quand nous le voyons écarter plus ou moins dédaigneusement les beautés littéraires de l'antiquité, ce n'est pas simplement par passion iconoclastique et par pure barbarie ; c'est qu'il est orienté dans un autre sens, c'est qu'il se sent d'autres besoins et qu'il cherche à les satisfaire. Pour que cette évolution se soit produite en ce sens avec une telle continuité du IXe au XVe siècle, il fallait évidemment qu'elle tînt par des racines profondes à la structure intellectuelle des pays européens, c'est-à-dire des pays chrétiens. C'est cela qu'il nous faudra avoir bien présent à l'esprit quand nous apprécierons l'œuvre de la Renaissance.
Mais, jusqu'à présent, nous n'avons étudié cette évolution que de sa phase préparatoire. Nous arrivons maintenant au moment où ces germes vont se développer et fructifier. Avec leur épanouissement, avec la scolastique, nous rencontrerons les grands organes de notre enseignement public tels qu'ils existent encore aujourd'hui.