Chapitre IV : La pédagogie de la Renaissance (Conclusion)
Nous avons commencé, à la fin du dernier chapitre, à comparer entre eux les deux grands courants pédagogiques du XVIe siècle. Ils ne s'opposent pas seulement en ce que l'un fait au savoir, à l'érudition, une place que l'autre réserve presque exclusivement aux belles-lettres ; mais, de plus, ils procèdent d'une inspiration morale tout autre. La manière différente dont ils conçoivent l'éducation intellectuelle aide à comprendre la conception qu'ils se font de l'éducation morale. Une culture scientifique, en effet, a le très grand avantage d'obliger l'homme à sortir de lui-même pour entrer en commerce avec les choses ; et, par cela même, elle lui fait prendre conscience de l'état de dépendance où il se trouve vis-à-vis du monde qui l'entoure. Il n'est pas possible que nous nous fassions une représentation, même imparfaite et confuse, de ce qu'est l'Univers, de son immensité, sans que nous apercevions aussitôt que nous n'en sommes pas le centre. Or, ce qui est à la racine de la vie morale, c'est le sentiment que l'homme ne s'appartient pas tout entier. Tout ce qui nous donne quelque conscience de ce qu'il y a d'impersonnel en nous fraye les voies à l'esprit de sacrifice et de dévouement ; car, pour que l'homme se donne, se sacrifie à autre chose que lui-même, encore faut-il qu'il relève d'autre chose que lui-même, et qu'il le sente.
Nous avons vu combien ce sentiment est présent et vivant dans l'œuvre de Rabelais. Au contraire, le lettré, le pur humaniste, dans les démarches de son esprit, ne vient se heurter à rien de résistant à quoi il puisse se prendre et dont il se sente solidaire ; car il se meut dans un monde de fictions, d'images qu'il a créées de toutes pièces, qui sont ce qu'il veut qu'elles soient, qui se disposent dans son esprit selon la forme qu'il lui plaît de leur donner : ce qui ouvre toute grande la porte à un dilettantisme plus ou moins élégant, mais qui laisse l'homme à lui-même, sans l'attacher à aucune réalité extérieure, à aucune tâche objective. Or, chez les humanistes du XVIe siècle, ce danger était encore aggravé par un commerce intime et continu avec la morale ancienne, qui ne pouvait qu'entretenir ce sentiment d'indépendance, cette tendance à l'isolement et à l'égoïsme, puisqu'elle fait de cette indépendance la condition du bonheur. Quand Épicure nous conseille de rechercher notre plaisir individuel, quand les stoïciens nous prescrivent d'extirper les passions qui nous attachent aux êtres divers qui nous entourent, les uns et les autres, sous des formes différentes, nous recommandent, en définitive, de nous affranchir du milieu et de nous isoler en nous-mêmes.
Et cependant, si réelle que soit, sous ce rapport, l'opposition des deux doctrines, elles ne laissent pas de présenter des ressemblances qui témoignent qu'elles ont, au fond, une commune origine, qu'elles sont nées dans un même milieu social dont elles expriment des aspects différents.
Tout d'abord, nous avons signalé dans la morale de l'humanisme comme un fléchissement du sentiment du devoir. Ce qui meut l'humaniste, c'est non pas le respect désintéressé pour la règle qui commande, mais une passion égoïste, bien qu'elle puisse inspirer de grandes choses : le goût de l'éloge, l'amour de la renommée ; ce qui, en pédagogie, avait pour conséquence de faire de l'émulation le ressort essentiel de la discipline. Or, le sentiment du devoir n'est pas moins absent de la morale et de la pédagogie rabelaisienne. Déjà, nous avons vu l'horreur que ressent Rabelais pour tout ce qui est règle : on se rappelle qu'à l'abbaye de Thélème il n'existe de réglementation d'aucune sorte : « Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. » Les Thélémites n'agissent donc pas par devoir, car le devoir est le type même de toute règle ; c'est la règle par excellence. Mais alors comment se fait-il que ces volontés, qui sont ainsi libres de suivre chacune sa direction propre, ne se heurtent pas les unes contre les autres ? L'abbaye de Thélème est une société, et une société ne va pas sans un certain ordre moral. Si cet ordre moral ne résulte pas d'une discipline commune qui fasse la loi aux égoïsmes, comment ceux-ci s'ordonnent-ils et s'accordent-ils ensemble ? Ce qui fait ce miracle apparent, c'est un sentiment que tout Thélémite possède naturellement et que Rabelais appelle l'honneur : « Gens libéres, dit-il, bien nés, bien instruicts, conversans en compagnies honnestes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faicts vertueux et retire de vice ; lequel ils nommaient honneur. » Or, le sentiment de l'honneur est proche parent de celui qui jouait chez les humanistes un rôle considérable, de l'amour de l'éloge et de la renommée.
Ce qui fait l'honneur, en effet, c'est l'estime et la considération dont nous jouissons, c'est l'opinion qu'autrui a de nous ; or, la gloire, elle aussi, est affaire d'opinion. L'honneur, c'est le diminutif de la renommée. La renommée, la gloire ont pour base l'opinion que tous les hommes en général ont de nous, à quelque société, à quelque condition sociale qu'ils appartiennent ; l'honneur, c'est plutôt l'opinion des hommes qui font partie de notre milieu immédiat. Nous avons perdu notre honneur, quand nous sommes déconsidérés aux yeux de nos proches, de nos pairs, de nos égaux, des gens de notre classe, de notre profession, etc. De même, tout comme la gloire, l'honneur met les hommes en concurrence. Car, quiconque tient à être honoré veut n'être pas honoré moins que ses pairs ; de là, un effort pour ne pas se laisser devancer par les autres et pour les devancer plutôt au besoin. Et c'est bien ainsi que les choses se passaient à Thélème d'après Rabelais : « Par cette liberté (les Thélémites) entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu'à un seul voyaient plaire. » Ainsi, le stimulant de l'action est le même chez Rabelais que chez Érasme : c'est, au fond, l'émulation.
En même temps, la nature de ce mobile nous montre que, par un autre côté encore, les deux pédagogies se rapprochent. En effet, il n'est pas nécessaire de démontrer que l'honneur est un sentiment qui a, par lui-même, quelque chose d'aristocratique. Comme le dit Montesquieu, « la nature de l'honneur est de demander des préférences et des distinctions », et, s'il en fait le principe fondamental du gouvernement monarchique, c'est précisément parce que ce gouvernement « suppose des prééminences, des rangs et même une noblesse d'origine ». N'est-ce pas, d'ailleurs, au sein même de l'aristocratie féodale que le point d'honneur a pris naissance ? Et, s'il a paru si naturel à Rabelais d'attribuer à ce sentiment un tel empire sur l'âme des Thélémites, c'est qu'en définitive Thélème est pour lui le modèle idéal, l'exemplaire parfait de la noble société. C'est qu'en effet l'honneur est surtout une chose de classe ; chaque classe a son honneur, et plus une classe occupe un rang élevé dans l'échelle sociale, plus l'honneur a de prix. Le noble était beaucoup plus sensible à tout ce qui concernait son honneur que le simple roturier ; aussi est-ce dans les milieux aristocratiques que ce stimulant moral a toujours atteint son maximum d'action.
Ainsi la pédagogie de Rabelais n'est pas sans être, elle aussi, orientée dans un sens aristocratique. Et c'est d'ailleurs ce qui ressort de la conception même qu'il se fait de l'idéal pédagogique. Il veut faire avant tout de son élève un savant, un érudit. Mais dans quel but ? Est-ce parce que la science peut servir dans la pratique de la vie, parce qu'en nous faisant connaître les choses elle nous permet de nous y mieux adapter ? Mais il est clair que, dans une multitude de cas tout au moins, l'érudition qu'il recommande est dépourvue de toute utilité pratique. Pour que nous sachions comment il convient de se conduire dans la vie, il n'est pas nécessaire de connaître ce qu'ont dit des choses et Pline, et Athénée, et Dioscoride, et Jullius Pollux, et Galien, et Porphyre, et tant d'autres. Est-ce donc que la science sert comme discipline intellectuelle à informer l'esprit, à exercer et à développer d'une manière générale nos facultés de juger et de raisonner ? Rabelais ne paraît même pas se douter que la science puisse être employée comme un instrument de culture logique. Manifestement, pour lui, ce qui fait le prix du savoir est dans le savoir lui-même, et non dans les effets qu'il peut avoir. Il estime qu'il faut savoir pour savoir, parce qu'il est bon de connaître, et alors même que la science ne servirait à rien dans la vie. Elle a sa valeur en elle-même ; c'est un absolu, une fin en soi, et non un moyen en vue d'une autre fin. C'est ce qui explique la place considérable qu'il fait aux exercices de mémoire dans son plan d'études. A chaque instant, Gargantua est occupé à apprendre, à réciter, à réviser, récapituler les leçons apprises ; on compte jusqu'à huit révisions ou récapitulations dans sa journée scolaire. Mais alors, la science ainsi comprise ne se rapporte à aucun but utile, quel qu'il soit. C'est donc une chose de luxe en un sens, tout comme l'élégance et la politesse de l'humaniste. De même que pour Érasme il est laid de parler une langue inélégante, pour Rabelais il est laid d'ignorer. La science joue chez lui un rôle tout à fait analogue à celui que joue chez les humanistes l'art d'écrire ; c'est non un instrument d'action destiné à servir dans la vie sérieuse, mais une parure dont il est beau que l'esprit soit orné. La culture scientifique est entendue ainsi comme une sorte de culture esthétique.
Ainsi, après avoir marqué par où ces deux courants pédagogiques s'opposent, nous voyons maintenant le point où ils se rencontrent et à partir duquel ils bifurquent. De part et d'autre, l'enfant, et par conséquent l'homme, est considéré comme un objet d'art qu'il faut parer, embellir, beaucoup plutôt que comme une force utile qu'il faut développer en vue de l'action. De part et d'autre, on donne pour objectif à l'éducation non de susciter chez l'élève des énergies productives, non d'armer son esprit pour la lutte, mais de le parer soit d'une richesse luxuriante de connaissances, soit des grâces séduisantes que communiquent les belles-lettres. De part et d'autre, il semble que l'on ait perdu de vue les nécessités immédiates de la vie, et l'urgence qu'il y a à mettre par avance l'enfant en état d'y faire face.
Il semble donc que, d'une manière générale, au XVIe siècle, du moins dans toute l'étendue de cette société cultivée dont les idées et les sentiments sont parvenus jusqu'à nous à travers la littérature - car de ce que pensait et sentait le reste du pays nous ne savons rien - on ait conçu comme réalisable, comme en train même de se réaliser, une vie affranchie de toutes ces préoccupations, débarrassée de toutes ces contraintes et de ces servitudes, un genre de vie où l'activité ne serait pas astreinte à se subordonner à des fins étroitement utilitaires, à se canaliser, à se compasser pour s'adapter au réel, mais où, au contraire, elle se dépenserait pour le seul plaisir de se dépenser, pour la gloire et la beauté du spectacle qu'elle se donne à elle-même quand elle se déploie en toute liberté, sans avoir à tenir compte de la réalité et de ses exigences. On vient de sortir du Moyen Age ; on vient de traverser ces longs siècles pendant lesquels les individus et les sociétés ont eu tant de peine à substituer à l'état chaotique, convulsé, précaire, auquel avait donné naissance la dissolution de l'Empire carolingien, une organisation plus stable et plus harmonique. Et alors, maintenant que les hommes sentent le sol plus solide sous leurs pas, que les fonctions sociales se sont régularisées, que l'existence matérielle est devenue plus facile, plus abondante, on dirait que, par contraste avec la sombre et laborieuse période qui a précédé, l'humanité éprouve une impression d'allègement et d'allégresse. L'atmosphère paraît moins lourde aux épaules, on respire plus librement ; il semble qu'on se meuve dans un milieu moins résistant, moins rebelle aux désirs humains. De là une sensation de puissance, d'autonomie, d'indépendance, d'activité aisée, que rien n'arrête et qu'il suffit d'abandonner à elle-même.
C'est en vue de cette existence facile, libre, exempte de toute gêne et de toute contrainte, existence que l'on croit non seulement possible, mais actuelle, que l'on se propose de former l'enfant. Voilà ce qui a donné naissance à ces différents systèmes pédagogiques, qui tous s'adressent aux fils d'une aristocratie privilégiée, pour lesquels les difficultés de la vie sérieuse n'existent pas.
Maintenant, à partir de ce point de départ commun, les esprits s'orientèrent dans des directions différentes, et nous avons vu quelles étaient ces directions. Cette libre existence, les uns allaient la chercher dans le commerce des beaux esprits tant du présent que du passé ; les autres, de préférence (car il ne s'agit de rien d'exclusif), dans la pratique de la science et de l'érudition. Pour les uns, il s'agit avant tout de satisfaire les exigences d'un goût délicat ; pour les autres, d'apaiser sans obstacle la curiosité ardente qui les travaille. Et, sans doute, ces différences d'orientation ne sont pas chose secondaire et de peu de prix ; il n'est pas indifférent qu'on demande la matière de cette éducation aux sciences ou aux lettres. Quoi qu'on fasse, en effet, alors même que la science est considérée comme une chose de luxe que l'on recherche sans lui demander d'être expressément utile, malgré tout, sans qu'on le veuille, il est difficile qu'elle ne serve à rien, par cela seul qu'elle se rapporte à la réalité ; il est difficile, en dépit de tout, qu'il n'y ait pas quelque profit à tirer de connaissances relatives aux choses réelles, et, par cela seul qu'elle nous fait vivre dans leur commerce, la science nous arme plus efficacement pour la lutte, et nous fait bien plus facilement et bien plus naturellement sentir le sérieux de la vie. Ainsi, alors même que le savoir n'est considéré que comme une noble parure, il y a en lui quelque chose qui résiste à ce caractère aristocratique et esthétique, qui le corrige et qui en atténue les conséquences.
Par là s'explique la plus haute inspiration morale qui anime la doctrine de Rabelais. Il y a quelque chose de plus élevé et de plus fécond à faire consister cette vie de luxe à laquelle on aspire dans le savoir que dans l'art d'écrire. Et, cependant, il ne laissait pas d'y avoir un grave danger à ce que la culture scientifique fût ainsi entendue, et rabaissée au rang de culture esthétique : car rien n'est plus contraire à sa nature vraie. La science ne peut être appréciée par l'opinion que si, directement ou indirectement, elle sert à éclairer l'action et si l'on en a conscience. Quand donc on la détourne ainsi de son but véritable, il est fort à craindre que, une fois passé le premier moment d'enthousiasme et d'ivresse où l'on est tout à la joie de connaître librement, de satisfaire cette curiosité, cette soif de savoir récemment allumée, on ne regarde pas au-delà ; il est fort à craindre que, passé ce premier moment, la réflexion ne s'éveille, ne s'interroge sur la portée de cette érudition qui se glorifie d'être inutile et de luxe, que, par suite, on ne vienne à en mettre en doute la raison d'être et l'utilité éducative. Il est fort à craindre que l'on ne prépare ainsi les voies à une sorte de scepticisme pédagogique. Et ce qui prouve que ce danger n'a rien d'imaginaire, c'est l'existence dans ce même XVIe siècle d'une pédagogie qui n'est ni celle de Rabelais, ni celle d'Érasme, ni celle des érudits, ni celle des humanistes, mais qui présente franchement le caractère que je viens de dire : c'est la pédagogie de Montaigne.
Montaigne écrivit environ cinquante ans après Érasme et après Rabelais. Il connaissait donc leurs idées ; il les avait même vues appliquées au collège de Guyenne où il acheva son enfance, et où les doctrines pédagogiques de la Renaissance commençaient à entrer dans la pratique. Or, il montre pour les unes et pour les autres une égale indifférence.
Esprit pratique et de bon sens, Montaigne se rend bien compte de ce que la culture littéraire ne se suffit pas à elle-même et ne vaut pas la peine qu'elle coûte. Ce n'est pas qu'il soit insensible aux charmes du beau langage, mais il se refuse à en faire la chose principale de l'éducation : « Ce n'est pas à dire, écrit-il, que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire, mais non pas si bonne qu'on l'a fait. » Et il regrette tout le temps qu'on y donne : « Suis dépist de quoi nostre vie s'embesogne tout à celà. » La langue est le vêtement de l'idée, mais c'est un vêtement dont le rôle est de laisser transparaître ce qu'il recouvre. Sa principale qualité, la seule qui ait vraiment du prix, c'est la transparence. La parole n'est utile, ne remplit son office que quand elle laisse clairement apparaître l'idée, et elle va contre son but quand elle cherche à briller d'un éclat profus qui attire sur elle l'attention : « L'éloquence fait injure aux choses qui détournent à soy… Je veux que les choses surmontent et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celui qui écoute, qu'il n'aye aucun soin des mots. » Puisque c'est donc l'idée qui est la chose essentielle, c'est à elle à donner le branle ; le mot n'en est que le prolongement et il n'y a pas lieu, par conséquent, de soumettre la faculté verbale, la faculté de l'expression, à une culture spéciale. Que la pensée soit ferme, claire, et les paroles suivront de même : « C'est aux paroles à servir et à suivre, et que le gascon y arrive si le français n'y peut aller. » « Que notre disciple soit bien pourvu de choses (d'idées), les paroles ne suivront que trop, il les traînera si elles ne veulent suyvre. » On conçoit que, dans ces conditions, il n'attache pas une très grande importance à l'étude des langues anciennes. Sans doute, esprit très peu révolutionnaire, il ne va pas jusqu'à en faire fi, mais la manière dont il en parle ne témoigne pas d'un bien grand enthousiasme : « C'est un bel et grand agencement, sans doute, que le grec et le latin ; mais on l'achète trop cher. » Il voudrait tout au moins qu'on y consacrât moins de temps. Même la langue nationale et les langues étrangères lui paraissent beaucoup plus utiles à connaître. C'est par elles, suivant lui, qu'il faudrait commencer : « Je voudrais premièrement bien savoir ma langue et celles de mes voisins où j'ay plus ordinaire commerce. »
Mais alors la culture littéraire écartée va sans doute être remplacée par la culture scientifique ? Nullement. Partant de la notion même que les pédagogues de son temps, j'entends les plus favorables à la science, se font de celle-ci, il en tire la conclusion qui y est logiquement impliquée, à savoir qu'elle est sans utilité pédagogique.
Tout d'abord, qu'elle puisse servir à rendre plus heureux, à prévenir ou à atténuer les misères inhérentes à notre condition d'homme, c'est ce qui ne vient même pas à la pensée de Montaigne. Et, en effet, si la science consiste surtout à savoir ce que tous les Anciens ont dit des choses, de la santé et de la maladie, comment cette vaine érudition pourrait-elle, en quoi que ce soit, diminuer la part de la douleur en ce monde ? « De quel fruit pouvons-nous estimer avoir été à Varro et à Aristote cette intelligence de tant de choses ? Les a-t-elle exemptés des incommodités humaines ? Ont-ils été deschargez des accidents qui pressent un crocheteur ? Ont-ils tiré de la logique quelque consolation dans la goutte ? Pour avoir sceu comme cette humeur se loge aux joinctures, l'en ont-ils moins sentie ? A-t-on trouvé que la volupté et la santé soient plus savoureuses à celui qui sçait l'astrologie et la grammaire ?… J'ay veu en mon temps cent artisans, cent laboureurs plus sages et plus heureux que des recteurs de l'Université. » Tout ce qui importe, c'est de savoir bien supporter ces misères inévitables, c'est de savoir bien goûter les joies que la nature nous octroie par compensation. Or, cela ne s'apprend pas. Un paysan sait mourir aussi courageusement qu'un philosophe : « Fussé-je mort moins allégrement avant d'avoir lu les Tusculanes ? » N'est-ce pas, à peu de chose près, le langage que tiennent les modernes détracteurs de la science, quand ils l'accusent de n'être qu'une inutile description de la réalité, qui peut bien nous renseigner sur ce qui est, mais sans nous rien apprendre sur ce que nous devons vouloir, sur les fins que nous devons chercher a réaliser, c'est-à-dire sur ce qu'il nous importe le plus de connaître ?
A défaut d'utilité pratique, la science a-t-elle du moins une utilité pédagogique ? Si elle ne sert guère à nous guider dans la vie, peut-elle aider du moins à façonner l'intelligence ? Pas davantage. Comme Rabelais, Montaigne ne voit dans la science qu'une accumulation de connaissances que l'on peut bien déposer dans l'enfant, mais qui lui restent extérieures. Nombreux et bien connus sont les passages où Montaigne compare l'esprit à un vase dans lequel on verse la science. Or, de même que la forme d'un vase ne dépend pas du liquide qu'il renferme, la forme de l'esprit n'est pas moins indépendante de la science qu'il se trouve contenir. La science ne saurait le modeler. Ce n'est pas elle qui fait la droiture du jugement, de même que l'on peut posséder un jugement droit sans aucune espèce de science. « La science et la vérité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut être aussi sans elle. » Tel est le sens véritable de ces aphorismes si célèbres où, sous des formes différentes, Montaigne nous recommande de préférer en toutes choses « une tête bien faite à une tête bien pleine ». On vante souvent ce précepte et les préceptes similaires comme de parfaits modèles de sagesse pédagogique. On ne voit pas qu'ils expriment avant tout une profonde indifférence pour la science, un vif sentiment de son inefficacité éducative. Si Montaigne oppose aussi formellement l'instruction et le jugement, c'est qu'il ne voit pas que l'instruction bien employée est un moyen, et le meilleur, de cultiver le jugement. Il ne sent pas que dans la science il y a non seulement un trésor de connaissances accumulées, mais des méthodes de penser que nous ne pouvons apprendre ailleurs ; et que, par conséquent, en initiant l'esprit de l'enfant à la science, non seulement on le meuble, mais on le forme. La scolastique avait, elle, un sens beaucoup plus exact de l'utilité pédagogique des disciplines scientifiques. En fait de science, elle ne connaissait, il est vrai, que la dialectique, mais par la dialectique elle entendait donner aux esprits une forte culture logique. Au XVIe siècle, la dialectique discréditée est reléguée au rang des curiosités pédagogiques ; mais rien n'a pris sa place.
Mais alors, si la science ne sert ni à diriger notre pratique ni à former notre intelligence, faut-il donc l'exclure totalement de l'éducation ? Montaigne aisément en ferait le sacrifice sans beaucoup de peine ; il va jusqu'à louer ceux qui y renoncent systématiquement : « J'ay pris plaisir de voir en quelque lieu des hommes, par dévotion, faire vœu d'ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de pénitence ; c'est aussi chastrer nos appétits désordonnés d'émousser cette cupidité qui nous époinçonne à l'estude des livres, et priver l'âme de cette complaisance voluptueuse qui nous chatouille par l'opinion de la science ; et est richement accomplir le vœu de pauvreté d'y joindre encore celui de l'esprit. » Cependant, Montaigne est un esprit trop conservateur et trop modéré pour pousser les choses à cette rigueur. Il ne va donc pas jusqu'à réclamer qu'on entretienne l'enfant dans un état d'ignorance systématique. Seulement, puisque la science est une chose inutile, elle ne peut servir que d'ornement à l'esprit ; par conséquent, il ne faut la rechercher qu'à ce titre, c'est-à-dire qu'il ne faut pas lui donner plus de temps et de peine que n'en mérite une agréable superfluité. « La doctrine (id est la science) tient rang entre les choses nécessaires à la vie comme la gloire, la noblesse, la dignité ou, pour le plus, comme la beauté, la richesse et telles autres qui y servent (à la vie), mais de loin et plus par fantaisie que par nature. » La science est une parure extérieure pour le discours, qu'elle enrichit, auquel elle donne plus d'intérêt et de diversité. Mais elle ne tient pas au fond des choses. « La plupart des instructions de la science… ont plus de montre que de force, et plus d'ornement que de fruit. » On conçoit de quel profit peut être une science reçue et enseignée dans cet esprit.
Montaigne passe généralement pour un classique et figure à ce titre dans tous nos programmes. On en recommande la lecture comme celle d'un pédagogue dont les futurs éducateurs ne sauraient trop méditer la pensée. Il est douteux pourtant que sa doctrine ait la vertu réconfortante qu'on lui attribue si libéralement. Il en est peu qui soit plus décourageante. Et, en effet, si, comme nous venons de le voir, ni les belles-lettres ni la science ne servent à rien d'utile, où donc faudra-t-il aller chercher la matière de l'enseignement sérieux ? Il ne reste plus grand-chose qui puisse être enseigné. En somme, Montaigne n'est pas loin d'aboutir à une sorte de nihilisme pédagogique plus ou moins consistant. De fait, sa pensée, c'est que l'éducateur ne peut rien sur ce qui constitue le fond de notre nature. Celle-ci se dérobe à toute influence profonde. « Nature peut tout, dit-il, et fait tout. » C'est elle qui importe. Il répète sans cesse que nous possédons en naissant, à l'état inné, toute la science qui nous est nécessaire pour vivre. « Il ne nous faut guère de doctrine pour vivre à notre aise, et Socrate nous apprend qu'elle est en nous et la manière de la trouver et de s'en ayder. » Tous les produits de la civilisation, quels qu'ils soient, science, enseignement moral, religion, usages de toutes sortes, ne sont à ses yeux qu'une sorte de vêtement extérieur dont l'esprit s'enveloppe plus ou moins élégamment, mais qui n'atteint pas la substance de notre âme. Or, qu'est-ce que peut être une éducation qui attache si peu d'importance aux acquêts de la civilisation humaine, qu'elle a précisément pour fonction de transmettre ? La seule éducation qui soit possible dans cette doctrine, c'est une éducation toute pratique. Ce sens naturel, ce jugement inné, il faut que l'enfant apprenne à l'appliquer dans ses relations avec les hommes et les choses, il faut qu'il s'exerce à s'en servir de façon à pouvoir discerner ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, à peu près comme le fait l'animal qui, sans science, sait si bien ce qui lui convient. Il faut donc qu'il acquière ce qu'on appelle de l'expérience, de la pratique, et que son gouverneur l'y aide autant qu'il est possible. Mais, de culture proprement intellectuelle, de culture qui ait pour objet de former l'intelligence en tant que telle, il ne saurait être question. Comment serait-elle possible ? Toute matière manque pour l'alimenter. Et, d'ailleurs, la pratique suffit à diriger notre conduite. Or, l'éducation pratique puisque la raison naturelle, aidée par l'expérience, n'est pas de celles qui puissent vraiment se donner à l'école ; cette éducation, nous la recevons surtout de la vie, et elle se prolonge pendant toute notre existence. Voilà donc le rôle du maître et, par suite, de l'éducateur proprement dit, réduit à bien peu de chose.
Si j'ai tenu à définir l'esprit de cette doctrine, ce n'est pas en raison de l'intérêt qu'elle présente lorsqu'on l'envisage en elle-même, mais c'est surtout parce qu'elle met en pleine lumière le vice inhérent à la pensée pédagogique du XVIe siècle. Nous venons de voir qu'elle aboutit à une sorte de nihilisme pédagogique. Or, d'un autre côté, elle n'est que le développement logique des principes posés par les grands pédagogues du temps. Elle repose, en effet, sur un certain nombre de postulats que Montaigne n'a pas inventés, mais qu'il emprunte à ses contemporains. Elle est contenue tout entière dans la conception que Montaigne se fait des belles-lettres, de la science, et de leur rôle éducatif ; or, ces notions ne lui sont pas personnelles, il les a reçues d'Érasme, de Rabelais et des autres. Seulement, il en a tiré les conséquences qu'elles impliquaient, et que ses devanciers immédiats, dans le feu de leur enthousiasme, n'avaient pas aperçues. Si l'étude des belles-lettres ne sert qu'à apprendre à écrire, si les sciences se réduisent à une inutile érudition, il faut dire alors que l'éducation n'atteint que la surface extérieure de l'esprit, mais ne réussit pas à en entamer le fond. Son œuvre est toute de façade, et on peut se demander si elle vaut le prix qu'elle coûte. Dès lors, il n'y a plus place pour aucune foi pédagogique, et que dire d'une pédagogie qui n'est susceptible d'éveiller aucune foi chez ceux qu'elle entend inspirer ?
Le XVIe siècle est donc une époque de crise pédagogique et morale. Sous l'influence des changements survenus dans l'organisation économique et sociale, une éducation nouvelle est devenue nécessaire. Mais, cette éducation, les penseurs du temps ne la conçoivent que sous la forme d'une éducation aristocratique et, directement ou indirectement, esthétique, dont nous venons de voir tous les dangers. Bien qu'une éducation scientifique, telle que se la représente Rabelais, fût certainement supérieure à l'éducation purement littéraire recommandée par Érasme, cependant, elle aussi avait le tort grave de rester étrangère à la vie sérieuse, et de n'occuper les esprits qu'à un noble jeu. La question se pose donc de savoir si, quand ces conceptions, encore toutes théoriques, vont entrer en contact avec la réalité, quand les praticiens s'y emploieront pour les faire passer dans les faits, ils en découvriront, par l'expérience, les défauts fondamentaux et s'efforceront de les corriger, ou bien, au contraire, si nous allons voir se constituer un système scolaire qui ne sera que la réalisation de cette idée vicieuse. Tel est le grave problème pratique qu'avait à résoudre le XVIe siècle, et de la solution duquel dépendait l'avenir intellectuel et moral de notre pays. Car il est évident que, suivant la voie dans laquelle on va s'engager, l'esprit français est destiné à s'orienter dans des directions tout à fait différentes. Les responsabilités de la solution qui va intervenir incombent, d'ailleurs, moins à l'Université dont le rôle scolaire va cesser d'être prépondérant, qu'à une nouvelle corporation enseignante qui, en peu de temps, deviendra toute-puissante : ce sont les Jésuites. C'est à déterminer la nature de leur influence et les conditions de leur succès que seront consacrés les prochains chapitres.