Chapitre XIII - La dialectique et la dispute - La discipline à la Faculté des Arts
Si les hommes de la Renaissance ont été impitoyables pour l'enseignement scolastique, s'ils ont cru qu'ils pouvaient et qu'ils devaient en faire table rase pour édifier, à la place, un système pédagogique entièrement nouveau, c'est surtout en raison de la place prépondérante qu'y occupaient la dialectique et la dispute. Ils avaient pour elles une telle horreur qu'il ne leur est même pas venu à la pensée qu'un art pratiqué avec tant de passion par une longue suite de générations devait nécessairement répondre à une nécessité intellectuelle. Ils n'y ont vu qu'un monument de la bêtise humaine. Aussi ne s'arrêtent-ils pas à en faire la critique raisonnée ; ils se bornent le plus souvent à la railler, à la ridiculiser, à la rejeter dédaigneusement. Nul ne s'est plus égayé à ses dépens que Rabelais. C'est la dialectique en personne qu'il nous peint sous les traits de dame Quintessence, filleule d'Aristote, souveraine du royaume d'Entélechie. Cette vieille fille de dix-huit cents ans, entourée de ses abstracteurs patentés, ne mange rien à son dîner, « fors quelques catégories, jecabots (mot hébreu = abstraction)… secondes intentions, antithèses, métempsycoses, transcendantes prolepsies ». Les courtisans sont occupés à résoudre les questions les plus abstraites et les plus baroques. Les uns tirent le lait des boucs, les autres cueillent des épines aux raisins et des figues aux chardons ; d'autres « de néant font choses grandes et choses grandes font à néant retourner » ; d'autres « dedans un long parterre, soigneusement mesurent les sauts des pulces et cetuy acte m'affirmaient être plus que nécessaire au gouvernement des royaumes, conduite des guerres, administration des républiques ». On conçoit sans peine que la dialectique ait eu du mal à se relever de ces sarcasmes et qu'un art personnifié par l'ignoble Janotus et ses collègues « maraulx sophistes sorbonagres, sorbonigères, sorbonifous » ait été définitivement discrédité dans l'opinion. Et, cependant, il y a lieu, croyons-nous, de faire appel d'un jugement aussi sévère que précipité, et de réviser ce procès qui a été conduit par trop sommairement. C'est cette révision que nous avions commencée dans les pages précédentes.
Et, tout d'abord, il est bien certain qu'il n'y a pas d'enseignement où l'art de discuter n'ait normalement place. Il n'y a, en effet, qu'une sorte de propositions qui, en un sens, puissent être regardées comme en dehors et au-dessus de la dispute, ce sont celles qui sont démontrées par la science avec une rigueur qui exclut toute espèce de doute. Or, de quelque façon qu'on conçoive la science, alors même qu'on s'en ferait une représentation différente de celle qu'en avait Aristote et que nous avons exposée, il n'est pas douteux que les procédés rigoureux de la démonstration scientifique ne sont pas susceptibles de s'appliquer à toutes choses. Certes, je n'entends pas dire que l'on puisse assigner à la science des limites définies qu'il lui serait, à tout jamais, interdit de franchir ; nous l'avons toujours vue se jouer des barrières dans lesquelles on avait cru l'avoir enfermée, et envahir les domaines où elle passait pour ne pas pouvoir pénétrer. Mais, enfin, la science n'est et ne sera jamais qu'un système donné, un système fini, alors que la réalité est infinie dans tous les sens. Pratiquement, la pensée scientifique ne saurait donc épuiser le réel, et, en tout cas, nous sommes bien loin de cette limite idéale, de laquelle nous serons toujours, d'ailleurs, infiniment éloignés. Cependant, là où nous ne pouvons pas penser et raisonner avec les procédés les plus parfaits dont la science dispose, nous ne pouvons pas renoncer à penser et à raisonner. Nous ne pouvons pas abdiquer notre intelligence par cela seul que nous ne pouvons en faire un emploi impeccable. Nous raisonnons donc encore, seulement nos raisonnements n'ont pas la même valeur démonstrative que quand ils sont strictement scientifiques. Il faut nous résigner à ne leur demander que ce qu'ils peuvent nous donner dans ces conditions, à savoir des propositions vraisemblables, plausibles, que de bonnes raisons justifient sans les imposer nécessairement à notre esprit. Or, des propositions vraisemblables, ce sont des propositions discutables, des propositions qui appellent la controverse. Puisque aucune d'elles n'exclut impérieusement des propositions différentes ou contraires, il n'y a qu'une manière de choisir entre elles, c'est de les rapprocher et de les confronter ; c'est de les mettre en concurrence, afin que la plus apte à survivre témoigne de sa supériorité en triomphant des autres. Or, cette confrontation, c'est la discussion. Voilà comment en ces matières la discussion doit nécessairement avoir le dernier mot, et puisque la dialectique est l'art de raisonner avec vraisemblance, la discussion, la dispute en sont nécessairement un élément essentiel.
Mais, si l'on comprend bien ainsi que la fin de non-recevoir absolue et dédaigneuse, que les hommes de la Renaissance ont opposée à la dialectique et à la dispute, n'était en rien justifiée, il reste à rechercher pourquoi, au Moyen Age, ce mode spécial de raisonnement a pu recevoir un développement à ce point pléthorique qu'il est devenu l'instrument presque unique de l'investigation et l'exercice scolaire par excellence ? - C'est dans l'état de la science à cette époque qu'il faut aller chercher la réponse à cette question.
La seule science démonstrative et explicative qui fût alors constituée, c'était la mathématique que les Grecs avaient déjà poussée assez loin. Il en résulte que, comme nous l'a prouvé l'exemple d'Aristote, la démonstration scientifique ne pouvait être conçue que sous la forme de la démonstration mathématique. Mais la méthode mathématique n'est pas applicable à la réalité empirique, au monde des faits qui, par conséquent, paraît être normalement en dehors des conditions de la preuve scientifique. Sans doute, les Anciens et les hommes du Moyen Age savaient ce que c'est qu'observer ; mais ils ignoraient que l'observation pût être arrangée, transformée, de manière à fournir les éléments d'une preuve régulière et démonstrative. Pour eux, l'observation ne pouvait servir qu'à constater la façon dont les faits s'étaient spontanément produits dans un certain nombre de cas ; or, ces constatations, même concordantes, ne pouvaient donner l'assurance que les rapports ainsi constatés étaient également vrais des cas non observés. L'observateur semblait donc ne pouvoir prouver une proposition générale d'aucune sorte. Et, en effet, pour qu'elle pût avoir une vertu démonstrative, il fallait que, au lieu de la laisser se produire au hasard, au gré des rencontres et des circonstances, on eût enfin l'idée de la provoquer, de l'instituer de propos délibéré, afin de pouvoir la régler méthodiquement et l'organiser conformément à certains principes rationnels ; car c'est seulement à condition de la constituer d'une manière réfléchie qu'il est possible d'en faire une véritable opération logique.
Cette observation concertée, organisée, c'est ce qu'on appelle l'expérimentation ou le raisonnement expérimental. Car expérimenter, c'est tout autre chose qu'observer ; c'est combiner des observations de telle sorte qu'une conclusion s'en dégage comme la conclusion d'un syllogisme se dégage de ses prémisses. Aussi, alors qu'une observation n'a d'intérêt scientifique qu'à condition d'être souvent répétée, la valeur, la portée d'un raisonnement expérimental est, dans une large mesure, indépendante du nombre d'expériences sur lesquelles il repose ; ce qui importe, ce n'est pas qu'elles soient nombreuses, c'est qu'elles soient bien faites, bien démonstratives, bien méthodiques. Il y a plus ; de même qu'un théorème de géométrie est démontré pour l'éternité dès qu'il a été démontré une seule fois, de même il est aujourd'hui reconnu qu'avec une expérience bien faite, bien conduite, le savant peut démontrer une loi valable pour tous les pays et tous les temps : le vaccin du charbon, par exemple. L'expérimentation est donc bien un mode de démonstration qui joue dans l'étude de la nature le même rôle que le raisonnement mathématique dans l'étude des nombres et des grandeurs.
Mais l'idée du raisonnement expérimental était alors totalement inconnue. Sans doute, elle nous paraît aujourd'hui toute naturelle ; mais, en fait, elle est le produit d'une très longue évolution. Elle ne pouvait apparaître et elle n'apparut qu'au XVIe siècle, avec Galilée et le mouvement scientifique qui se rattache à son nom ; et c'est seulement au XVIIe siècle, avec Bacon, que l'on commença à comprendre qu'il y avait là une opération logique sui generis, un mode nouveau de démonstration.
On s'explique maintenant pourquoi la dialectique et la dispute ont été cultivées par le Moyen Age d'une manière aussi exclusive. C'est que, les choses mathématiques exceptées, la discussion devait nécessairement apparaître comme le seul moyen que possédât l'esprit humain pour faire, avec le moins de chances d'erreurs possible, la sélection entre le vrai et le faux. Tout était abandonné à la discussion, puisque, en dehors de ces sciences spéciales et limitées, tout était justiciable de la controverse. La formule Deus tradidit mundum hominum disputationi était alors prise à la lettre ; la dispute, au sens propre du mot, était considérée comme la maîtresse du monde ; c'était la méthode universelle, le seul instrument dont nous disposions pour soumettre les choses à l'esprit. Le soin intempérant que l'on mettait alors à dresser le jeune homme à la pratique de la dialectique ne doit donc pas être attribué à une sorte de dilettantisme morbide, à je ne sais quelle hypertrophie du sens logique ; mais c'est que, dans l'état où se trouvait alors la science, il n'y avait pas, il ne pouvait pas y avoir d'autre manière de raisonner applicable au monde de l'expérience. Et, par conséquent, on peut dire qu'à ce moment apprendre à discuter, c'était, en un sens, apprendre à penser.
En même temps, le caractère livresque de cet enseignement n'a plus rien qui étonne et puisse scandaliser. Pour pouvoir discuter, confronter les opinions des hommes, il faut commencer par les connaître ; or, c'est dans les livres qu'elles sont consignées. De ce point de vue, pour savoir les choses et leurs lois, il était logiquement indispensable d'apprendre au préalable ce que les hommes en ont dit, en ont écrit ; car c'est seulement du conflit des idées qu'on peut faire jaillir la vérité. Même l'importance primordiale attribuée à certains auteurs, particulièrement réputés, devient toute naturelle. Pour en rendre compte, il n'est pas nécessaire de faire intervenir je ne sais quelle servilité acquise par l'esprit. La méthode dialectique ne permettait pas qu'on procédât autrement. Car, si, pour la pratiquer, il faut connaître les opinions humaines, il est surtout indiqué de s'attacher spécialement à celles des sages, et des sages les plus autorisés, parce qu'elles ont plus de chances d'être vraies. Le respect, souvent superstitieux, que l'on avait alors pour les grands penseurs ou ceux qui passaient pour tels, ne venait pas de ce que l'on posait comme un axiome évident que la vérité devait nécessairement résider tout entière dans un livre déterminé ; mais c'est que, dans ce monde des simples vraisemblances où se mouvait l'esprit, on ressentait le besoin d'un guide plus assuré. Je ne veux pas dire, certes, que l'éducation catholique ait été étrangère à cette déférence pour les autorités consacrées ; mais ce qui montre bien qu'elle doit tenir essentiellement à quelque autre cause, à savoir à la notion même de la dialectique, c'est que nous en trouvons énoncé le principe chez le plus libre des penseurs, chez Aristote. Il y a, dit-il, deux signes auxquels nous reconnaissons qu'une opinion est plausible, c'est quand elle paraît vraie à tous ou à la majorité des hommes, ou bien aux sages, soit à tous, soit à la plupart, soit aux plus réputés. Ainsi le culte du livre ne vient pas de ce que le sens de la réalité vivante était alors atrophié, de ce que la lettre écrite était l'objet d'une sorte de fétichisme ; mais c'était le produit nécessaire d'une certaine conception de la science qui s'imposait à cette époque.
D'ailleurs, il faut se garder de croire que la notion d'un enseignement livresque constituât, par elle-même, une sorte de scandale imputable à je ne sais quelle aberration. Tout au contraire, c'était elle qui devait, dès l'abord, se présenter le plus spontanément à l'esprit des hommes dès qu'un système d'enseignement commença à s'organiser. Car qu'est-ce qu'enseigner, sinon transmettre d'une génération à la génération qui suit une civilisation, un ensemble d'idées et de connaissances qui sont alors considérées comme la partie essentielle de la civilisation ? Or, c'est dans les livres que se trouve condensée et conservée la civilisation intellectuelle des peuples ; il était donc naturel que l'on vît dans les livres les instruments, par excellence, de l'enseignement. L'idée contraire, l'idée qu'il y avait lieu de substituer, en partie tout au moins, aux livres les choses mêmes, le contact direct de la réalité, ne pouvait pas être une idée primitive. Elle suppose déjà une culture scientifique relativement avancée. Aussi ne la verrons-nous s'affirmer qu'au XVIIe siècle et ne prendre son essor que dans la seconde moitié du XVIIIe Nous aurons à rechercher, quand le moment en sera venu, ce qui l'a suscitée. Pour l'instant, il nous suffit de remarquer qu'elle n'était pas d'une telle évidence et d'une telle simplicité qu'elle eût dû saisir immédiatement les esprits, de telle sorte qu'il y ait lieu d'être surpris qu'elle ait commencé par être ignorée. La question qu'elle soulève est de savoir comment elle a fini par naître, et non comment elle a pu tout d'abord être méconnue.
En même temps que nous voyons d'où vient l'importance si considérable de la dialectique et de la dispute dans l'enseignement médiéval, nous sommes maintenant en état de comprendre pourquoi cette importance, alors justifiée, ne saurait plus être la même aujourd'hui. C'est que le sens du raisonnement expérimental et de sa valeur s'est développé. C'est que nous savons aujourd'hui qu'il y a un autre mode de preuve, une autre manière de raisonner ; et, cette manière de raisonner, il est aussi indispensable de l'inculquer à nos enfants qu'il était essentiel d'enseigner aux écoliers du Moyen Age l'art de la dialectique. D'ailleurs, il était d'autant plus naturel que le raisonnement expérimental prît ainsi la place de la dialectique, qu'il est lui aussi une sorte de dialectique, mais de dialectique objective. De même qu'elle consiste dans une confrontation méthodique des opinions, il se ramène à une confrontation méthodique des faits.
Maintenant, si la dialectique ne saurait conserver aujourd'hui tout son ancien prestige, si nous comprenons mieux qu'autrefois tout ce qu'elle a d'imparfait, si nous n'y recourons et ne devons y recourir qu'avec une plus grande circonspection, ce n'est pas à dire cependant qu'elle soit désormais sans emploi, et qu'il faille l'exclure radicalement de l'enseignement. Quelques progrès qu'aient faits les sciences expérimentales, elles laissent encore et laisseront toujours en dehors d'elles des portions plus ou moins considérables de la réalité, tout simplement parce qu'elles ne sauraient l'épuiser. Or, en ces matières où nous ne pouvons employer le raisonnement expérimental, nous sommes pourtant obligés très souvent de prendre parti, ne fût-ce que pour agir : car l'action ne peut attendre. Pour pouvoir nous conduire d'une manière intelligente, il nous faut raisonner notre action, nous faire des choses sur lesquelles elle porte une idée réfléchie, et, puisque le raisonnement scientifique n'est pas applicable, il nous faut procéder comme nous pouvons, par voie d'analogie, de comparaison, de généralisation, de supposition, en un mot dialectiquement. Et comme les conclusions de ces raisonnements ne peuvent être que vraisemblables, elles relèvent nécessairement de la controverse.
Si donc les questions juridiques, morales, politiques restent le domaine de la discussion, c'est que la méthode expérimentale commence seulement à s'y introduire. Voilà pourquoi, sur tous les sujets de cet ordre, il nous faut connaître non seulement des choses, mais des livres ; c'est qu'en ces matières controversables, nous ne pouvons nous faire une opinion éclairée ; il nous faut méditer, comparer les opinions de nos devanciers et les textes où elles sont consignées. Il n'en est pas de même dans les sciences physiques, naturelles ; mais conçoit-on une éducation philosophique, juridique, sociologique même sans l'étude préalable des penseurs les plus réputés ? Ainsi se justifie la place faite à l'étude des textes dans certains de nos examens. En un mot, si la science, à mesure qu'elle progresse, qu'elle arrive à des résultats plus précis et mieux démontrés, fait reculer la controverse, elle ne saurait cependant la chasser de ce monde. Il y a ainsi toujours une place pour la discussion dans la vie intellectuelle, et pour l'art de discuter dans l'enseignement.
Après avoir décrit et expliqué l'organe de la vie scolaire au Moyen Age, nous avons essayé de reconstituer cette vie elle-même. Mais toute vie scolaire est faite de deux sortes d'éléments : l'enseignement et ses méthodes, d'une part ; la discipline morale, de l'autre. Il nous reste à parler de cette dernière.
La discipline scolastique n'a pas été moins vivement attaquée par les écrivains de la Renaissance que la dialectique et la dispute. Tout le monde a présentes à l'esprit les violentes invectives de Rabelais et de Montaigne contre les collèges de leur temps, contre cette « pouillerie de collège Montaigu », contre ces « geôles de jeunesse captive » qu'ils nous montrent toutes remplies du bruit des coups et des cris des suppliciés. Sur la foi de ces témoignages, une tradition s'est établie d'après laquelle le Moyen Age aurait été l'époque où la discipline scolaire aurait atteint son maximum de rigueur et même d'inhumanité. Il semblait d'ailleurs que cette rudesse s'alliait bien avec la grossièreté des mœurs d'alors, et aussi avec l'âpre sévérité de cet enseignement scolastique qui, tout hérissé de formules barbares, ignorant de l'art de plaire, plus apte, par conséquent, à rebuter les élèves qu'à les séduire, paraissait ne pouvoir s'imposer à l'attention studieuse que de force et par contrainte. - Or, en réalité, cette tradition est, en grande partie, une légende qu'il importe de réviser.
Il est bien vrai que, dès l'origine, dans les petites écoles de grammaire, le fouet fut en usage. Le maître de grammaire était toujours représenté armé de verges ; c'était l'insigne symbolique de sa fonction. Mais il était toujours le seul à porter cet insigne. Sur la façade de la cathédrale de Chartres, les sept arts libéraux sont représentés par autant de figures allégoriques ; la grammaire seule tient des verges dans les mains. Or, dans les écoles de grammaire, il n'y avait que des enfants de moins de douze ans. Une fois, au contraire, que les écoliers avaient passé cet âge, une fois qu'ils avaient commencé à étudier les arts libéraux, une fois qu'ils étaient devenus des artistes, la discipline qui leur était appliquée était d'une très grande douceur. Jusqu'au XVe siècle, nous ne trouvons pas trace de punitions corporelles. Les infractions aux règlements universitaires étaient punies ou de l'excommunication ou par de simples amendes ; mais ces règlements n'intervenaient pas dans la vie privée des écoliers, à moins que par leur conduite ils ne troublassent la paix publique. Un livre intitulé De Disciplina scolarium, qui a été faussement attribué à Boèce, mais qui est au plus tard du XIIIe siècle, montre bien avec quelle mansuétude étaient alors traités les élèves. Il est, en effet, recommandé au maître d'être ferme, sans doute (rigidus), mais en même temps doux (mansuetus) ; il faut, y est-il dit, savoir parfois supporter elationem discipulorum, l'arrogance des élèves. Un peu plus bas, il est question d'un maître qui, ne parvenant pas à dominer ses élèves, se pendit de désespoir ; il aurait mieux fait, dit l'auteur anonyme, d'user de mansuétude, sapientius egisset si mansuetudine usus fuisset. C'est seulement vers 1450 que nous voyons l'Université montrer plus de rigueur dans la répression. A ce moment, elle cherchait à prévenir ces continuelles batailles dont les écoliers faisaient leur passe-temps et qui souvent ensanglantaient les rues. Pour cette raison, elle défendit que l'on parût en armes à la fête des fous. Les transgresseurs de cette défense devaient être châtiés publiquement, en présence de délégués de la Faculté. Mais on voit que c'était là une mesure extraordinaire dont la solennité même attestait le caractère exceptionnel.
A partir du moment où les collèges et les pédagogies se multiplièrent et où l'obligation d'y résider devint plus stricte pour les élèves, la discipline tendit, il est vrai, à devenir plus sévère en ce sens que des actes jusqu'alors tolérés furent désormais interdits. Mais les peines restèrent très douces. Nous avons le règlement du collège d'Harcourt, au moment de sa fondation (XIVe siècle) ; les peines se réduisaient à des amendes et, pour les fautes les plus graves, à l'expulsion (voir Bouquet, règlement). Plusieurs statuts ne punissaient l'introduction de femmes suspectes au collège qu'en cas de double récidive. Très souvent, l'amende était remplacée par la simple obligation d'offrir à la communauté un certain nombre de bouteilles de bon vin. La raison de cette indulgence, c'est que les premiers collèges étaient encore organisés démocratiquement. Le principal était élu par les boursiers et le règlement était un peu placé sous la sauvegarde de la collectivité. Or, les démocraties ne sont jamais portées à la sévérité dans la répression ; quand justicier et patient sont et se sentent égaux, la loi est douce à chacun, par cela seul que le patient d'aujourd'hui peut jouer demain le rôle de justicier et réciproquement. Pour qu'elle devienne dure, il faut qu'elle soit représentée par un ou plusieurs personnages qui apparaissent et s'apparaissent à eux-mêmes comme supérieurs à la multitude dont ils contrôlent et jugent la conduite, et qui ne soient pas soumis, de la même manière que tous, au règlement qu'ils ont pour fonction d'appliquer.
C'est seulement au XVIe siècle, à l'aube même de la Renaissance, que le fouet entra dans la pratique régulière des collèges. C'est dans la grande salle, en présence de tous les élèves convoqués au son de la cloche, qu'il était administré ; de là cette phrase consacrée pour désigner la correction : habuit aulam. On disait aussi habuit dorsum, expression qu'un écrivain du temps, Mathurin Cordier, commente sentencieusement comme il suit : omnino aliud est quam tergum ; verum ubi agitur de poena, tergum dici solet. C'est ce même dorsum qui, dans une pièce de vers de Pierre du Pont, se lamente sur le triste et injuste sort qui lui est fait d'avoir a expier toutes les fautes commises par les autres parties du corps :
Quidquid delirant alii crudeliter artus
Plectimur.
Il y eut surtout un collège où l'usage du fouet paraît avoir reçu un développement tout à fait exorbitant : c'est ce collège de Montaigu dont Rabelais, Montaigne, Érasme qui y fut élève, Vivès nous parlent avec horreur et indignation. Sur ce point, tous les témoignages sont d'accord. C'est là qu'opérait le célèbre Pierre Tempête, ce « grand fouetteur d'écoliers », dont il est question dans Rabelais. Encore ne faudrait-il pas, avec les écrivains de la Renaissance, généraliser outre mesure et étendre à tous les collèges ce qui était vrai dans Montaigu, qui paraît bien avoir été un cas exceptionnel. Ce collège, en effet, qui datait de 1314, fut, au début du XVIe siècle, complètement réformé par une sorte de mystique et d'ascète, Jean Slaudonc, qui, pour protester contre l'existence trop facile que menaient les élèves dans les autres collèges, entreprit d'y introduire une discipline ultra-monacale. Le jeûne, l'abstinence y faisaient partie du régime normal. Les élèves n'avaient littéralement pas de quoi manger. On leur donnait pour leur nourriture un potage aux légumes, un œuf souvent gâté ou la moitié d'un hareng, quelques pommes cuites ou des pruneaux, le tout arrosé d'eau de puits. Les plus âgés avaient un hareng entier ou deux œufs, un morceau de fromage ou quelques fruits, avec un vin largement additionné d'eau. La viande était inconnue. Aussi disait-on qu'à Montaigu tout était aigu, le nom, l'esprit de la maison, les dents des élèves qui mouraient de faim.
Mens acutus, ingenium acutum, dentes acuti
Mais nous savons qu'il n'en était pas ainsi des autres collèges. D'après Vivès lui-même, on y trouvait non des mets délicats, mais de quoi se nourrir suffisamment. On peut donc croire que les excès de règle reprochés justement à ce collège lui étaient également spéciaux. La preuve en est qu'à la même époque, au collège de Tours, la peine du fouet n'était appliquée qu'aux élèves de grammaire au-dessous de quinze ans, et encore avec modération et sans sévices, dit le règlement, modeste et non saeve.
En tout cas, on voit que les sévérités disciplinaires, les abus des corrections manuelles n'ont rien de proprement médiéval ; elles ne soutiennent aucun rapport avec l'enseignement scolastique. Au contraire, elles apparaissent quand la scolastique commence à tomber en décadence et que les précurseurs de la Renaissance se sont déjà fait entendre. On peut presque dire qu'elles sont un produit des temps nouveaux. Au XIIIe, au XIVe siècle, le jeune artiste, âgé de douze à quinze ans, était, suivant le mot de Rashdall, une sorte de gentleman, qui n'était soumis à aucun traitement dégradant, qui jouissait d'une large liberté, qui en usait et en abusait. A la fin du XVe et au début du XVIe siècle, ce n'est plus qu'un petit écolier et il est traité comme tel. Il y a eu à ce moment comme une déchéance de la jeunesse studieuse, qui, après avoir vécu jusque-là une vie très semblable à celle des adultes, a été frappée comme de minorité. Ce qui a déterminé cette déchéance, c'est l'institution des collèges, et surtout la réforme qu'on fit des cloîtres élevés au dehors et monarchiquement organisés. Une fois que les principaux, au lieu de représenter les élèves, représentaient l'Université, une fois que, en raison même de la dignité nouvelle dont ils se trouvaient ainsi investis, ils furent armés de pouvoirs réglementaires plus considérables, une fois que, d'autre part, les élèves furent séparés du milieu extérieur et séquestrés, ils tombèrent nécessairement sous la dépendance étroite de ces maîtres contre le despotisme desquels rien ne les protégeait plus. En face de ces personnages considérables, dignitaires de l'Université, interprètes du règlement, le jeune artiste semblait être bien peu de chose ; ses résistances, ses rébellions apparurent donc comme des sacrilèges et furent réprimées en conséquence. C'est que la discipline alors s'était transformée. Et c'est si bien la forme nouvelle prise par les collèges qui fut cause du changement, qu'en dépit des attaques des humanistes les disciplines nouvelles se perpétuent, avec des différences de degrés, bien au-delà de la scolastique, bien au-delà de la Renaissance, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Il fallut plusieurs siècles à la jeunesse pour se relever de cette déchéance.
Mais une discipline scolaire implique, outre un système de punitions, un système de récompenses. Sous ce second rapport, la discipline scolastique présente pour nous un intérêt tout particulier.
Nous sommes tellement habitués à nous représenter l'émulation comme le ressort essentiel de la vie scolaire que nous ne concevons pas facilement qu'une école puisse exister sans une savante organisation de primes graduées qui tienne perpétuellement en éveil l'ardeur des élèves. Bonnes notes, témoignages solennels de satisfaction, distinctions honorifiques, compositions et concours, distribution des prix nous semblent, à des degrés divers, l'accompagnement nécessaire de tout bon système d'enseignement. Or, en fait, le système qui a fonctionné en France et même en Europe jusqu'au XVIe siècle présentait cette particularité remarquable qu'il n'y existait aucune sorte de récompense, en dehors du succès aux examens. Et, d'ailleurs, tout candidat ayant suivi avec assiduité et application les exercices scolaires était sûr de réussir. Sans doute, le désir de briller dans les disputes pouvait exciter l'amour-propre des élèves ; mais ces joutes étaient sans sanctions légales et définies. Tout ce qui pouvait ressembler alors à un classement officiel, plus ou moins analogue à ceux qui sont entrés dans nos mœurs scolaires, c'est l'usage en vertu duquel les étudiants que la Faculté envoyait au chancelier pour qu'il leur conférât solennellement la licence étaient rangés par ordre de mérite. Quant à une distribution des prix, il n'en est pas question avant la fin du XVIe siècle. Sous François 1er, on voit apparaître une cérémonie annuelle, au cours de laquelle une sorte de concours était ouvert entre les meilleurs élèves ; un bonnet d'étudiant était attribué au plus méritant. Mais ce n'était pas encore une distribution véritable, consacrant tout un vaste système de compétitions ; et puis, dès ce moment, la scolastique est entrée dans l'histoire. Nous sommes en pleine Renaissance.
Le Moyen Age a ainsi fait une expérience qui a. pour nous, un intérêt tout actuel. Nous en sommes encore à discuter pour savoir si les concours et les compositions, les récompenses périodiques et solennelles sont ou non un rouage essentiel de toute activité scolaire. Or, il exista un grand système d'enseignement, qui a duré pendant plusieurs siècles, qui a éveillé et entretenu dans toute l'Europe une vie intellectuelle particulièrement intense, et qui, pourtant, a complètement ignoré ces artifices pédagogiques. Je sais bien que l'absolue liberté dont jouissait à l'origine le jeune élève ès arts, combinée avec cette absence de tout stimulant immédiat, ne fut probablement pas sans inconvénient. On peut penser que, si ce libre régime était excellent pour les bons esprits, pour les jeunes gens vraiment désireux de savoir, les médiocres eurent sans doute à en souffrir. Car, comme rien ne les incitait à réagir contre leur médiocrité, ils s'y abandonnaient et, par conséquent, ne pouvaient guère profiter de l'enseignement qu'ils recevaient ou étaient censés recevoir. Aussi y avait-il beaucoup d'étudiants purement nominaux. C'est ce qui explique comment, sur le nombre total des immatriculés, la moitié seulement arrivait au baccalauréat, et sur le total des bacheliers il n'y en avait pas même la moitié qui parvenait aux grades supérieurs. Mais le moyen de remédier à cet état de choses n'était pas d'instituer un système compliqué de primes auxquelles les bons élèves sont seuls sensibles, puisqu'ils sont seuls à les obtenir. C'était un moyen de surexciter l'ardeur des meilleurs, non d'entraîner les pires. Ce qu'il fallait, c'était établir une discipline moins relâchée, moins complaisante aux défauts des jeunes gens, et c'est à quoi servirent les collèges. D'ailleurs, il est particulièrement remarquable que, lorsque les collèges furent fondés et que, désormais, les élèves y furent traités en écoliers, et non plus en étudiants, on ne songea pas à leur appliquer ce luxe de stimulants factices qui sont en usage dans nos classes. Certes, je suis loin de dire qu'il nous faille faire table rase des punitions et des récompenses, et supprimer d'un trait de plume tout ce vieux mécanisme. On ne peut le détruire sans le remplacer, sans trouver d'autres moyens d'exciter le zèle des élèves. Mais, là où le Moyen Age a réussi, pourquoi échouerions-nous ? Pourquoi notre enseignement serait-il moins capable d'intéresser, d'éveiller et de soutenir la curiosité des élèves que la sévère et rude dialectique de la scolastique médiévale ?