Chapitre XII : Conclusion - L'enseignement de l'homme
Nous avons établi, dans les pages précédentes, les deux propositions suivantes. Tout d'abord, nous avons vu que l'objet de l'enseignement secondaire est d'éveiller et de développer les facultés de réflexion en général, sans les engager dans aucune tâche professionnelle déterminée ; d'où il suit que la notion d'un enseignement secondaire qui prépare spécialement à certaines professions, comme le commerce ou l'industrie par exemple, est contradictoire dans les termes. Mais, cette définition une fois posée, nous avons ajouté aussitôt que l'on n'exerce pas la réflexion à vide, mais en l'attachant à des objets déterminés. La seule manière de former la pensée, c'est de lui offrir des choses particulières à penser, c'est de lui apprendre à les appréhender, c'est de les lui présenter par le côté qui convient pour qu'elle puisse s'en saisir, c'est de lui montrer comment elle doit s'y prendre pour s'en faire des idées distinctes et exactes. Quand donc je dis qu'il faut cultiver les facultés de réflexion, je n'entends nullement qu'il faille les soumettre à je ne sais quelle culture formelle, qui serait vaine ; ce qu'il faut, c'est trouver les réalités sur lesquelles l'esprit doit s'exercer ; car c'est sur ces réalités qu'il doit se former. La culture intellectuelle ne peut avoir d'autre objet que de faire contracter à la pensée un certain nombre d'habitudes, d'attitudes qui lui permettent de se faire des plus importantes catégories des choses une représentation adéquate. Ces habitudes sont nécessairement fonction des choses auxquelles elles se rapportent ; elles varient suivant la nature de celles-ci. Le grand problème pédagogique est donc de savoir quels sont les objets vers lesquels il faut tourner la réflexion de l'élève. Nous voilà donc loin du formalisme dans lequel s'est maintenu et se maintient encore en partie l'enseignement secondaire.
Or, il n'y a que deux grands objets possibles de la pensée l'homme et la nature ; le monde physique et le monde mental. La première question qui se pose, et aussi la plus grave, est donc celle-ci : comment enseigner au collège l'homme et les choses humaines ?
Cet enseignement humain n'est pas à créer de toutes pièces dans nos collèges. Il s'y donne depuis des siècles et même, pendant très longtemps, il a été le seul qui y fût donné. Nous avons vu, en effet, que, sans parler de la scolastique, le grand service rendu par l'humanisme a été de faire réfléchir les élèves sur les choses humaines, représentées sous un certain aspect. Le moment est venu de savoir ce que valait cet enseignement, qui n'a pas encore été remplacé, pourquoi il ne répond plus aux justes exigences d'aujourd'hui, et comment il doit, en conséquence, se transformer.
Il reposait sur deux principes fondamentaux.
Le premier, c'est que la nature humaine est toujours et partout identique à elle-même et ne comporte pas de variations essentielles suivant les temps et les milieux. On admettait comme une vérité d'évidence qu'il existe une seule forme de mentalité et une seule forme de moralité qui soient normales pour le genre humain tout entier. En d'autres termes, l'humanité ne serait pas un produit de l'histoire ; elle ne se serait pas formée peu à peu, par une lente évolution, et elle ne serait pas appelée à se transformer sans terme dans l'avenir ; mais elle aurait été donnée d'un coup, dès le principe, et se retrouverait tout entière partout où il y a des hommes. Quant à la diversité qu'ils présentent dans l'histoire, elle viendrait uniquement de ce que cette nature fondamentale n'a jamais pu s'affirmer dans toute sa pureté ; partout elle est recouverte par une végétation parasitaire de préjugés différents, de superstitions diverses qui la faussent, qui l'altèrent, et qui la dérobent ainsi aux regards de l'observateur qui ne voit que la surface variable, non le fond immuable des choses. Les peuples les plus barbares sont ceux dont l'humanité est le plus complètement recouverte par cette couche d'alluvions étrangères. Les sociétés les plus élevées en dignité sont celles où l'homme est parvenu le mieux à s'en dégager et à manifester sa nature telle qu'elle est.
C'est cette nature invariable et cachée que les philosophes du XVIIIe siècle s'efforcent d'atteindre à travers les mensonges des civilisations factices ; car elle est le roc inébranlable qui, seul, peut servir de base à leurs systèmes politiques comme à leurs spéculations morales. Tout le reste ne leur faisait l'effet que de sable mouvant sur quoi il était impossible de rien bâtir qui fût solide. Et, d'ailleurs, il s'en faut que l'idée fût née au XVIIIe siècle ; si l'on voulait aller en rechercher les origines, il faudrait remonter jusqu'aux jurisconsultes romains qui déjà étaient arrivés à concevoir un droit valable pour l'humanité tout entière. En tout cas, elle était déjà à la base du christianisme, puisque le dogme du péché originel implique que la nature humaine s'est corrompue par suite d'une cause accidentelle, pour se ressaisir par le bienfait de la rédemption. Mais, quoi qu'il en soit de cette histoire, ce qui est certain, c'est que cette conception était partout, dès la Renaissance, et que les humanistes l'ont utilisée, se sont appuyés sur elle, mais ne l'ont pas créée.
Ceci posé, il n'y avait et ne pouvait y avoir qu'une manière d'enseigner l'homme, c'était de mettre l'enfant en face de cette nature humaine une et invariable, et de lui en donner le sentiment. Mais où la trouver, où l'atteindre ? Pour un chrétien, le christianisme seul possède une notion adéquate de ce qu'est l'homme et, par conséquent, en bonne logique, c'est la doctrine chrétienne qui, seule, devrait être employée dans ce but, et nulle autre ne pourrait la suppléer dans la tâche. Mais nous avons vu que le christianisme, quoi qu'il en eût, ne pouvait pas se suffire à lui-même. Pour ouvrir les esprits aux idées chrétiennes, il fallait les cultiver, c'est-à-dire les initier à une civilisation déjà constituée. Or, les seules qui pussent alors remplir cet office, c'étaient les civilisations anciennes, mais plus spécialement la civilisation latine. Car c'est dans l'Empire romain que le christianisme s'était développé ; c'est le latin qui était la langue de l'Église ; entre la pensée latine et la pensée chrétienne, il y avait une incontestable parenté.
On en vint ainsi tout naturellement à concevoir Rome comme une société providentielle où, pour la première fois, l'homme était parvenu à prendre conscience de lui-même, de sa nature et, par conséquent, des principes qui sont à la base de la vraie morale et de la vraie religion. « La Providence, dit Rollin, après avoir montré dans Nabuchodonosor, dans Cyrus, dans Alexandre, avec quelle facilité elle renverse les plus grands empires…, a pris plaisir à en établir un d'un genre tout différent… dont la puissance fût le fruit de toutes les plus grandes vertus humaines, et qui par tous ces titres méritât de devenir le modèle de tous les autres gouvernements. » Non pas, sans doute, que la civilisation latine fût arrivée à se purger complètement des erreurs qui ne devaient se dissiper définitivement qu'à la lumière du christianisme, mais il suffisait de les laisser dans l'ombre, et de compléter les lacunes qui résultaient de ces omissions par les enseignements de l'Église. Il n'en restait pas moins que nulle part la pure nature humaine n'était arrivée à s'exprimer à un aussi haut degré d'approximation. Voilà le second postulat de l'humanisme : c'est cette excellence des lettres anciennes, mais surtout des lettres latines, qui en faisait la meilleure école possible d'humanité.
Postulat si essentiel que c'est encore lui qu'invoquent les partisans actuels de ce système d'enseignement. On admet encore que c'est à Rome que les vérités fondamentales ont trouvé leur expression définitive. « Il existe en morale, dit Bréal, des vérités qu'on n'a pas eu besoin d'exprimer deux fois ; elles ont trouvé, il y a des siècles, une expression définitive qui dispense d'y revenir ; elles sont supposées présentes à tous les esprits… Tous ces lieux communs de la sagesse antique sur la sainteté du devoir, sur le mépris des biens fortuits, sur l'amour de la patrie, sur l'idée de liberté, sur l'obligation de rapporter notre conduite au bien public, tout cet arrière-plan de morale, de civisme et d'honneur ne se retrouve pas chez les écrivains modernes précisément parce qu'il est chez les Anciens, et qu'on a cru avec raison ne point devoir y revenir. »
Voilà les deux postulats de l'humanisme. Or, si, au XVIe siècle, au XVIIe, il était naturel qu'ils fissent l'effet de vérités d'évidence, ils sont inconciliables avec les résultats auxquels sont aujourd'hui parvenues les sciences historiques et sociales. Et c'est pourquoi, quelques services qu'ait pu rendre dans le passé cette manière d'enseigner l'homme, et ces services sont incontestables, bien que c'eût été un important progrès de mettre ainsi l'esprit en face, non pas d'un homme réduit à son seul aspect logique, mais d'un homme complet, intégral, tel qu'il s'est manifesté dans une grande civilisation, cependant, une autre conception de l'homme est aujourd'hui nécessaire, avec d'autres méthodes pour l'enseigner ; conception et méthode ne sont pas, d'ailleurs, à créer de toutes pièces ; elles se dégagent spontanément et progressivement de la marche des idées, et il nous suffira d'en prendre plus clairement conscience.
Et, d'abord, il est bien clair que cette espèce de primauté accordée à Rome est dénuée de toute base historique. La civilisation latine n'a droit à aucune prééminence. Est-ce que la civilisation grecque n'est pas infiniment plus riche ? Rome ne fut vraiment originale et créatrice qu'en matière de droit et d'organisation politique. La fécondité du génie grec s'est manifestée sous les formes les plus diverses, dans l'art, dans la poésie, dans l'histoire, dans la philosophie, dans la science. Combien la religion romaine apparaît pauvre, froide et sèche à côté de cette magnifique floraison des mythes que nous devons à la Grèce, etc. ! Si donc l'homme est arrivé à réaliser quelque part l'intégralité de sa nature, c'est à Athènes beaucoup plutôt qu'à Rome. C'est pourquoi, vers le début du XIXe siècle, des humanistes allemands, Herder, Guillaume de Humboldt, estimèrent que, pour rester fidèle au principe même de l'humanisme, il fallait détrôner le latin et la civilisation latine au profit de la civilisation grecque. Mais leur tentative échoua, et le grec est toujours resté l'arrière-plan de la culture humaine. D'ailleurs, nous connaissons aujourd'hui de grandes civilisations qui peuvent soutenir la comparaison avec celles de l'Antiquité classique. Croit-on, par exemple, que la civilisation si merveilleusement complexe de l'Inde ait une moindre vertu éducative que celle de Rome, que l'humanité qu'elle représente soit une moindre humanité ? Et plus l'histoire et l'archéologie étendent le cercle de leurs découvertes, mieux on sent tout ce qu'il y avait d'étroit à vouloir faire l'homme sur le seul modèle, ou à peu près, de cette civilisation spéciale et limitée qui fut celle du peuple romain. Même les quelques emprunts que l'enseignement humaniste a généralement faits à la Grèce ne pouvaient qu'atténuer très imparfaitement cet exclusivisme.
Mais, quoi qu'il en soit de ce point particulier, remontons à la conception fondamentale sur laquelle repose tout ce système. On admet qu'il existe une nature humaine, unique et immuable, qui aurait été donnée à l'homme depuis qu'il existe des hommes, et que seule l'inconscience humaine aurait empêché de se manifester en liberté. Or, il n'est pas d'assertion qui soit en contradiction plus flagrante avec les enseignements de l'histoire. Bien loin que l'humanité soit invariable, elle se fait, se défait, se refait sans cesse ; bien loin qu'elle soit une, elle est infiniment diverse, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Et par là je n'entends pas dire simplement que les formes extérieures de la vie varient ; que les hommes ne parlent pas partout le même langage, ne portent pas les mêmes vêtements, n'observent pas les mêmes règles cérémoniales, etc. Mais c'est ce qui fait le fond même de la mentalité et de la moralité humaines qui est perpétuellement en voie de transformations, qui n'est pas le même ici et là. L'idée qu'il existe une morale unique, valable pour tous les hommes, n'est plus actuellement soutenable. L'histoire nous apprend qu'il existe autant de morales différentes qu'il y a de types différents de sociétés, et que cette diversité ne tient pas à je ne sais quel aveuglement qui aurait fait méconnaître aux hommes les besoins vrais de leur nature, mais ne fait qu'exprimer la diversité des conditions de l'existence collective. Il en résulte que les sentiments que nous croirions volontiers les plus profondément enracinés dans la constitution congénitale de l'homme ont été complètement inconnus d'une multitude de sociétés, et cela non par suite de je ne sais quelle aberration, mais parce que les conditions nécessaires à la genèse et au développement de ces sentiments n'étaient pas donnés.
Toute notre morale actuelle est dominée par le culte de la personne humaine ; les Romains et les Grecs l'ignoraient. Si ce sentiment n'a pas pris racine sur le sol de la cité, c'est que la constitution caractéristique de ces sociétés le repoussait et l'excluait ; c'est qu'il n'aurait pu y germer, sans y introduire un principe de dissolution et de mort. S'il est quelque chose qui nous paraît naturel et éternel chez l'homme, c'est l'affection mutuelle des parents et des enfants : il est pourtant des peuples où elle est si faible que la structure juridique de la famille n'en porte pas la marque, tout simplement parce que d'autres groupes tiennent lieu de la famille telle que nous l'entendons. Il en est d'autres encore où l'enfant est lié au père, non à la mère ; d'autres où c'est l'inverse, suivant que les nécessités de la vie sociale amènent la famille à se grouper autour du père, ou bien de la mère et de ses parents.
Aussi rien de moins historique que cette affirmation que les vérités cardinales de notre morale ont trouvé leur expression définitive chez les sages de l'Antiquité. Sans doute, si nous détachons les maximes que nous trouvons chez les écrivains anciens du milieu dans lequel et pour lequel elles ont été écrites, si nous effaçons l'empreinte du temps qu'elles portent d'une manière si apparente, nous pourrons réussir à en faire artificiellement des lieux communs applicables à une société présente ; mais nous n'arriverons à ce résultat qu'en les dénaturant, qu'en les vidant de leur contenu, de leur esprit primitif, pour n'en garder que la forme extérieure. Les idées de patrie, de patriotisme, d'honneur, d'humanité, de travail, de courage, etc., ont pour nous un tout autre sens que pour les Anciens. Comparons les conceptions morales qui semblent les plus parentes, quelle distance les sépare! Quel écart entre l'idéal eudémonique de l'apathie stoïcienne et l'idéal chrétien de l'abnégation et de la sainteté !
Et ce que je dis de la moralité peut se répéter de la mentalité. S'il est un principe qui nous paraisse essentiel à toute pensée, c'est le principe de contradiction. Une pensée qui se contredit nous fait l'effet de se nier et de se détruire. Or, il existe de grands systèmes de représentations qui ont joué dans l'histoire un rôle aussi ou plus considérable que la science, et où ce principe est, à chaque instant, violé : c'est le système des représentations religieuses. Dans les mythes, il est sans cesse question d'êtres qui sont, au même moment, eux-mêmes et autres qu'eux-mêmes, qui sont à la fois un et double, spirituels et matériels. L'idée qu'une même substance puisse se diviser à l'infini, sans se diminuer, tout en restant tout entière dans chacune de ses parties - idée qui viole le principe de la conservation de la force et de la matière - est à la base de toutes sortes de croyances et de pratiques que l'on retrouve chez beaucoup de peuples, et qui n'ont même pas disparu. Il y a aussi des logiques différentes, qui se sont succédé ou qui coexistent, et qui pourtant n'avaient rien d'arbitraire, mais étaient également fondées dans la nature des choses, c'est-à-dire des sociétés. Car, dans la mesure où les sociétés étaient nécessitées à se penser elles-mêmes et le monde sous forme religieuse et mythique, dans la mesure où un système religieux leur était indispensable, il était également nécessaire qu'elles pratiquassent une logique qui ne pouvait pas être celle de la pensée scientifique.
Mais alors, s'il en est ainsi, on voit que l'humanisme s'abuse lui-même quand il croit enseigner à l'enfant la nature humaine en général : car cette nature n'existe pas. Ce n'est pas une réalité définie, que l'on retrouve ici plutôt que là, dans telle littérature, dans telle civilisation, que l'on peut toucher du doigt, par conséquent : mais ce n'est qu'une construction de l'esprit et une construction arbitraire. Car rien ne nous permet de dire en quoi elle consiste, de quoi elle est faite, où elle commence et où elle finit. Nous venons de voir, en effet, que les sentiments qui nous paraissent les plus naturels, les notions que nous serions portés à regarder comme indispensables au fonctionnement normal de toute pensée, ont fait défaut à des peuples tout entiers, et cela normalement.
En réalité, l'homme que les humanistes enseignaient et continuent encore à enseigner, n'était que le produit de la fusion de l'idéal chrétien avec l'idéal romain et l'idéal grec : ce sont ces trois idéaux qui ont servi à le former, parce que ce sont ces trois idéaux qu'ont vécus les hommes qui l'ont élaboré. Voilà ce qui explique ce qu'il a d'abstrait et de relativement universel ; c'est qu'il est le produit d'une sorte de généralisation spontanée. Mais, en dépit de cette généralité, il n'en est pas moins un idéal très particulier et très temporaire, qui exprime les conditions très particulières aussi dans lesquelles s'est formée la civilisation des peuples européens et, surtout, la nôtre. On n'est donc aucunement fondé à le présenter comme le seul idéal humain, le seul qui exprime la nature de l'homme ; il tient, au contraire, très étroitement à un temps et à un milieu déterminés. Si donc nous voulons arriver à donner à l'élève quelque idée de ce qu'est vraiment et objectivement l'homme, et non pas seulement de la manière dont il a été conçu idéalement à tel ou tel moment de l'histoire, il faudra nous y prendre autrement. Il faudra bien trouver quelque moyen de lui faire sentir non pas seulement ce qu'il y a de constant, mais aussi ce qu'il y a d'irréductiblement divers dans l'humanité.
Mais, objecte-t-on, si l'on fait de cette diversité la matière de l'enseignement, si c'est sur elle que l'on attire de préférence l'attention des élèves, on va faire passer au premier plan ce qu'il y a de plus particulier, de plus accidentel, de plus contingent et de plus éphémère dans le développement de l'espèce humaine. Or, quel profit pourra bien en retirer l'esprit ? Que gagnera-t-il à savoir que, ici ou là, chez tel peuple ou chez tel autre, on a observé telle particularité de la vie morale ou religieuse, et que cette particularité était impliquée dans tel ou tel état, également passager et local, du milieu social ? Il est bien certain que, si tout devait se borner à faire connaître aux enfants telle ou telle curiosité plus ou moins piquante, telle ou telle relation plus ou moins surprenante, nous estimerons nous aussi que cette manière d'enseigner l'homme, pour être plus scientifique, serait pourtant dépourvue de toute utilité pédagogique. Mais c'est qu'en réalité du spectacle de la diversité, de la variabilité infinie de la nature humaine - et sans qu'il soit même nécessaire que ce spectacle soit complet - se dégagent des enseignements d'une très haute importance ; car ils ont pour effet de nous donner de l'homme une idée très différente de celle que nous en donnaient les humanistes, et il est difficile de croire que ce ne soit pas là une acquisition du plus haut prix.
En effet, si l'humanité est à ce point diverse, si elle est susceptible de varier et de se transformer sans qu'une limite soit a priori assignable à ses transformations possibles, il ne peut plus être question de la concevoir sous les espèces d'une réalité aux formes nettement arrêtées et que l'on peut exprimer une fois pour toutes dans une formule. Ce qui fait que nous sommes très facilement enclins à cette conception, c'est que, par suite d'une très vieille tendance, nous sommes portés à croire que l'humanité vraie, la seule qui mérite d'être appelée de ce nom, c'est celle qui apparaît à travers les civilisations que nous sommes habitués à entourer d'un culte particulier. Mais, en réalité, quand, pour se faire une idée de ce qu'est l'homme, on s'adresse uniquement à quelque peuple dit privilégié, la représentation qu'on s'en fait est grossièrement tronquée. Sans doute, en un sens, on peut dire que cette humanité est supérieure à celle des peuples moins avancés, mais cette dernière est, elle aussi, une forme d'humanité. Tous les sentiments, tous les états mentaux que traduisent les formes même inférieures de la civilisation sont eux aussi des états humains qui dérivent de la nature humaine, qui en expriment certains côtés ; ils montrent ce qu'elle est susceptible d'être et de produire dans des conditions déterminées. Il entre dans les mythes, les légendes, les techniques des peuples les moins cultivés des processus mentaux très complexes qui nous donnent sur le mécanisme de l'intelligence, des renseignements parfois plus instructifs que les opérations plus réfléchies qui sont à la base des sciences positives.
Or, dès le moment où on a bien présente à l'esprit l'infinie variété de combinaisons mentales que l'homme a ainsi tirées du fond de sa nature, on se rend compte qu'il est impossible de dire à un moment donné : voilà ce qui constitue cette nature, voilà de quoi elle est faite. Car la richesse des productions passées ne nous autorise aucunement à assigner une limite aux productions à venir, et à penser qu'un jour doive jamais venir où l'homme, arrivé au terme de ses créations, soit condamné à se répéter perpétuellement lui-même. On en vient ainsi à concevoir l'homme, non pas comme un système d'éléments définis et nombrables, mais comme une force infiniment flexible et protéiforme, capable de prendre les aspects les plus divers, sous la pression de circonstances sans cesse renouvelées. Bien loin que nous soyons tout entier dans les états réalisés que nous constituons à tel moment de l'histoire, il y a en nous sous ces états une multitude de possibles non actualisés, de germes qui peuvent dormir éternellement, ou bien, au contraire, s'éveiller à la vie si la nécessité les y appelle. Ces états actuels peuvent s'envelopper à nouveau, des états nouveaux peuvent naître, des états anciens et périmés peuvent renaître sous des formes nouvelles adaptées aux nouvelles conditions de la vie. Voilà la conception que l'histoire nous donne de l'homme, singulièrement différente de celle qu'impliquait et qu'inculquait le vieil enseignement humaniste.
Mais cette conception de l'homme ne constitue pas seulement une précieuse acquisition théorique, elle est aussi - et comment en serait-il autrement ? - capable d'affecter la conduite.
Une raison qui nous fait souvent reculer devant les entreprises sociales un peu nouvelles, même quand nous ne sommes pas sans en sentir plus ou moins nettement la nécessité, une raison, par conséquent, qui entretient dans un certain misonéisme même les esprits réfléchis, c'est que nous nous représentons la nature humaine comme étroitement circonscrite, et que cette rigidité même nous paraît la rendre réfractaire aux nouveautés de quelque importance. Il nous semble sentir très proche la limite au-delà de laquelle elle ne peut plus varier. Nous croyons, par exemple, que les sentiments qui sont à la base de notre organisation morale d'aujourd'hui sont indestructibles, coéternels avec l'humanité, et par suite tout réarrangement qui aurait pour effet de modifier un peu profondément ces sentiments nous fait facilement l'effet d'une utopie irréalisable ou dangereuse. Or, s'il est bien évident que la nature humaine n'est pas indéfiniment extensible et malléable, il est non moins certain que la limite de ses variations possibles est autrement plus reculée que ne le ferait croire l'observation vulgaire. C'est l'accoutumance qui nous fait apparaître comme nécessaires des formes d'organisation morale dont l'histoire démontre le caractère passager ; car, en nous montrant qu'elles sont nées à un moment donné, et dans des conditions données, l'histoire nous autorise à penser qu'un jour peut venir où elles céderont la place à d'autres. Parmi les progrès réalisés, il n'en est guère auxquels cette fin de non-recevoir n'ait été opposée, et pourtant l'évolution historique s'est toujours jouée des bornes dans lesquelles on a voulu l'enfermer. Combien le souvenir de ces expériences doit nous rendre circonspects quand nous prétendons la borner dans l'avenir !
En un mot, ce qu'implique la nature de l'homme, telle qu'elle se dégage de l'histoire, c'est que nous devons et pouvons faire un large, un très large crédit à la nature humaine, à sa souplesse et à sa fécondité. Et, cependant, il n'y a pas à craindre que cette confiance ne fasse verser les esprits du misonéisme, qui est un mal, dans l'intempérance révolutionnaire, qui en est un autre. Ce qu'apprend l'histoire, c'est que l'homme ne change pas arbitrairement ; il ne se métamorphose pas à volonté, à la voix de prophètes inspirés ; car toute transformation, venant se heurter au passé acquis et organisé, est dure et laborieuse ; elle ne s'accomplit, par suite, que sous l'empire de la nécessité. Pour réclamer un changement, il ne suffit pas de l'entrevoir comme désirable, il faut qu'il y ait dans les conditions diverses dont dépend l'humanité des transformations qui l'imposent.
Une autre conséquence pratique de cette conception, c'est de nous bien pénétrer de cette idée, corollaire de la précédente, que nous ne nous connaissons pas. Comment, en effet, en voyant dans l'histoire des manières d'agir, de penser et de sentir si différentes les unes des autres et de celles qui nous sont coutumières, et qui pourtant sont toutes humaines, toutes fondées dans la nature de l'homme en l'exprimant, comment ne pas comprendre qu'il y a en nous des profondeurs inaperçues, où sommeillent des virtualités ignorées, mais qui, d'un instant à l'autre, peuvent s'éveiller ou se réveiller si les circonstances l'exigent ? Cette notion étendue et élargie de l'humanité nous fait mieux comprendre tout ce qu'il y a de pauvre et de maigre, de trompeur, dans celle que nous pouvons avoir par l'observation immédiate de nous-mêmes ; car il nous faut bien admettre qu'il existe en nous quelque chose de toutes ces humanités qui se sont succédé dans l'histoire, encore que nous n'en ayons pas le sentiment présent. Ces hommes d'autrefois étaient des hommes comme nous, et il est impossible, par conséquent, que leur nature humaine nous soit complètement étrangère. Il y a donc en nous d'autres hommes, pour ainsi dire, que ceux dont nous avons directement connaissance. La psychologie contemporaine est venue, d'ailleurs, confirmer cette proposition en nous révélant au-delà de la conscience l'existence d'une vie psychique inconsciente, que la science seule découvre progressivement, grâce à ses procédés spéciaux d'investigation.
Mais ce qu'il faut bien voir, c'est combien la vérification historique de cette proposition est plus propre à frapper les esprits. Car elle étale sous nos yeux toute une partie de cette richesse ignorée que nous portons en nous. Elle nous en donne la sensation concrète. Or, on n'agit pas de la même manière quand on croit pouvoir se connaître tout entier par un simple acte de réflexion intérieure, ou, au contraire, quand on est averti que cette partie la plus apparente de nous-mêmes en est aussi la partie la plus superficielle. Car, alors, on est moins exposé à céder aux mobiles, aux idées, aux sentiments qui viennent affleurer la conscience, comme s'ils étaient le tout de nous-mêmes, alors que nous savons qu'il y a en nous bien autre chose que nous n'apercevons pas immédiatement, et avec quoi pourtant il importe tant de compter. On sent que, pour se connaître vraiment, et pour agir, par conséquent, en connaissance de cause, il faut s'y prendre d'une tout autre façon ; il faut se traiter soi-même comme une réalité ignorée, dont il faut surprendre les caractères, la nature, comme nous faisons pour la nature des choses extérieures, d'après les faits objectifs qui les expriment, et non d'après les impressions si fugitives et si incertaines du sentiment intérieur. On pourrait le montrer en prenant pour exemple le choix d'une vocation, qui est fait souvent au hasard, et qui devrait se guider sur des constatations objectives.
On voit combien il s'en faut que cette manière d'enseigner l'homme et les choses humaines se borne à collectionner les curiosités. Il s'en dégage une conception nouvelle de la nature humaine, et cette conception n'est pas simplement une idée abstraite destinée à enrichir le système de nos connaissances spéculatives, mais c'est toute une attitude mentale qu'il s'agit d'imposer à l'esprit, et par contrecoup, à la volonté. Je disais au début de cet ouvrage que ce dont souffrait le plus notre enseignement, c'était que le maître ne voyait pas de but défini auquel il pût s'attacher. Or, voilà une première fin qui mérite d'être voulue avec suite et méthode. Elle a tout ce qu'il faut pour tenter une activité désireuse de s'employer utilement.
Mais, cette fin, comment l'atteindre ? Cet enseignement de l'homme, à l'aide de quelles disciplines et par quelles méthodes convient-il de le donner ?
Je répondrai tout d'abord que la première condition, nécessaire et en partie suffisante, pour donner cet enseignement, c'est d'en comprendre la nécessité. Quiconque sera résolu à le donner en trouvera facilement les moyens. Car, en dépit des programmes, tout pourra y servir de matière. Cependant, il y a des matières qui s'y prêtent mieux que d'autres. Quelles sont-elles ?
Si les sciences psychologiques et sociales étaient plus avancées, ce serait évidemment à elles qu'il faudrait s'adresser. C'est à elles qu'il appartiendrait de nous faire connaître la nature humaine, comme c'est l'objet des sciences physiques et biologiques de nous faire connaître la nature des choses matérielles. Mais, dans l'état rudimentaire où elles se trouvent, elles sont hors d'état de servir à cet emploi. Ce n'est pas avec les quelques propositions abstraites, fragmentaires et incertaines, qu'elles ont réussi à établir, qu'il est possible de fixer dans les esprits une idée comme celle dont nous venons de parler et qui les oriente dans un sens défini. Puisque c'est le tableau de la diversité humaine, telle qu'elle se manifeste dans l'histoire, qui doit éveiller cette idée, c'est à l'histoire qu'il faut recourir. Aussi bien les sciences historiques et les sciences sociales sont-elles proches parentes et destinées à se confondre les unes dans les autres.
Mais, par histoire, il faut entendre l'histoire non de tous les peuples - ces revues rapides ne peuvent exercer d'action bien profonde sur les esprits - mais du moins de plusieurs peuples, choisis avec discernement parmi ceux qui diffèrent de ceux dont nous avons l'expérience immédiate. Car, encore une fois, il faut dépayser l'élève, lui faire connaître d'autres hommes que ceux dont il a la pratique. Deux sortes de peuples, notamment, semblent tout désignés pour jouer ce rôle : ce sont ceux de la Grèce et de l'Italie. Déjà très différents de nous, ils ont pour nous un intérêt particulier à cause des liens particuliers qui nous unissent à eux. Toutefois, cette histoire gagnerait à être éclairée par celle d'autres sociétés, même beaucoup moins avancées. Car ces humanités inférieures survivent dans la civilisation grecque et romaine ; Rome et la cité grecque plongent par leurs racines dans le monde des barbares et même au-delà, et par conséquent il y a en eux une quantité d'idées et d'usages que l'on ne peut comprendre qu'à condition de les rapprocher de ceux que l'on trouve, en pleine floraison, chez des peuples beaucoup moins avancés. Que de rapprochements utiles peuvent être faits ainsi, chemin faisant, qui feront entrevoir tout au moins à l'élève d'autres humanités au-delà de celle qu'il étudie directement ! Mais, bien entendu, qu'on se garde de lui présenter toutes ces pratiques, toutes ces croyances, comme des bizarreries dues à l'aberration humaine ; qu'on lui fasse sentir comment elles sont fondées, naturelles, réclamées par une certaine nature des choses.
Dans cet enseignement historique, je comprends l'enseignement des littératures, qui m'en paraît inséparable. Car c'est dans les littératures que vient se fixer le principal des civilisations, tant du moins que la science n'est pas devenue un élément essentiel de la culture générale. Ce n'est pas assez que le maître parle, d'une manière générale, des mœurs, des idées, des institutions d'un peuple ; il faut que l'élève les touche du doigt, les voie vivre dans les documents qui subsistent, dans ceux du moins où ces idées et ces pratiques sont peintes de la manière la plus vivante. Voilà à quoi devrait principalement servir l'étude des littératures. Quand on ne les emploie que pour former le goût, on peut se demander si le temps qu'elles prennent vaut le profit qu'elles rapportent. Au fond, d'ailleurs, elles ont toujours servi à tout autre chose ; à éveiller, exercer ce sens d'humanité que l'humaniste, et c'est son honneur, s'est toujours préoccupé de cultiver. Et vraiment on ne peut avoir le sens de l'homme d'une autre manière.
Continuons donc l’œuvre des humanistes, mais en la transformant, en l'animant d'idées nouvelles. Servons-nous des littératures anciennes, non pour faire connaître à l'enfant cet homme abstrait et général qui est le type idéal du XVIIe siècle, mais l'homme tel qu'il est avec sa variabilité presque indéfinie, avec l'extrême complexité de sa nature qui fait qu'il peut revêtir les formes les plus diverses. Et, en même temps que les littératures seront ainsi étudiées dans un autre esprit, elles pourront l'être aussi d'après d'autres méthodes. Car, si une littérature doit servir à faire connaître une civilisation, la connaissance de la langue dans laquelle cette littérature est écrite peut encore être utile, mais n'est plus nécessaire. Il est bon de posséder cette langue, parce qu'on peut ainsi approcher de plus près les idées que l'on veut atteindre ; mais, du moment où il ne s'agit plus essentiellement d'en faire goûter la valeur esthétique, une traduction peut, dans une large mesure, et surtout pour cette première initiation générale du collège, tenir lieu du texte. C'est ainsi qu'on peut concevoir que l'enseignement secondaire atteigne une des fins principales qu'il a toujours poursuivies, sans imposer pour autant l'étude des deux langues anciennes. Une étude des civilisations et des littératures de l'Antiquité ainsi comprise produira à peu près les mêmes effets que si la langue grecque et la langue latine étaient enseignées.
Mais, s'il est nécessaire que nous ayons une idée de la diversité des types humains qui se sont succédé dans l'histoire, qui coexistent encore aujourd'hui - car ils survivent totalement ou partiellement même au milieu de nous - il est clair qu'il est un type humain qu'il nous importe au plus haut point de connaître, c'est le nôtre ; celui vers lequel nous tendons et aspirons, celui que nous Français et, plus généralement, nous, société cultivée du XXe siècle, nous aspirons à réaliser. Voilà à quoi doit servir l'enseignement et de l'histoire et de la littérature nationale. Elle aussi doit avant tout nous initier à une civilisation spéciale, à la nôtre ; nous en faire comprendre les éléments, nous en pénétrer. Et, comme notre histoire et notre littérature sont étroitement solidaires de l'histoire et de la littérature des peuples avec lesquels nous sommes étroitement en relation, la littérature étrangère et l'histoire des peuples étrangers doivent atténuer ce que le premier enseignement avait de trop étroitement exclusif. Mais, quelle que soit l'importance de cet enseignement moderne, il ne prend tout son sens que s'il vient à sa place, s'il a été préparé par un autre. Nous ne comprendrons l'humanité actuelle que par rapport aux humanités antécédentes. Voilà pourquoi un enseignement des choses humaines, réduit à l'étude historique et littéraire des peuples modernes, serait tout à fait au-dessous de sa tâche.