Chapitre VI - Les universités - Les origines
Nous avons vu, dans les derniers chapitres, en quoi consista le premier système d'enseignement qui se soit constitué dans nos sociétés européennes. Ce qui le caractérise, c'est, en définitive, son extrême formalisme. Tout en visant à être encyclopédique en principe, dans la pratique de la vie scolaire il ne comprenait guère qu'un petit nombre de disciplines toutes formelles, relatives aux formes générales de la pensée et de l'expression, grammaire, rhétorique, dialectique. Même, de toutes ces disciplines, celle qui occupait la première place, qui retenait le plus l'attention, c'était la plus formelle de toutes, celle qui considère la pensée dans ce qu'elle a de plus extérieur, celle dont l'objet est le plus éloigné des choses ; je veux dire la grammaire. Et c'est pourquoi nous avons pu appeler l'époque carolingienne, l'époque qui va du IXe au XIe siècle, l'âge de la grammaire. Mais, en même temps, nous avons montré que, si insuffisant et si maigre que pût légitimement apparaître un tel enseignement, cependant il n'était pas sans contenir des germes féconds. Il n'avait pas pour objet d'apprendre aux débutants, d'une manière plus ou moins mnémonique, les règles traditionnelles de la langue, mais il tendait à coordonner ces règles rationnellement, à les expliquer, à montrer leurs rapports avec la pensée et ses lois. Ainsi entendue, la grammaire était donc comme le vestibule de la logique. Et il est bien certain, en effet, que l'enseignement grammatical put être donné de manière à constituer une première culture logique. Autant les mots et les combinaisons verbales, considérés en eux-mêmes, sont choses formelles, vides et mortes, autant ils prennent de vie et d'intérêt quand on les considère comme la traduction extérieure de la vie des idées. A cet égard, l'âge de la grammaire ne faisait donc qu'annoncer et que préparer l'époque qui va suivre, l'époque de la scolastique, que l'on peut caractériser en l'appelant l'âge de la logique.
Ce qui met en évidence cette continuation des deux époques, ce qui donne tout son sens à cet enseignement grammatical, ce qui montre la réalité de la vie logique qui y était infuse, c'est que non seulement, comme je l'ai fait voir, le grand problème scolastique, le problème qui va occuper tout le Moyen Age, à savoir le problème des universaux, est déjà en puissance chez Alcuin, mais c'est qu'on le trouve posé en termes formels chez ses successeurs immédiats. Aussitôt après Alcuin, son élève, Raban Maur, s'interroge sur la nature des genres. Sont-ce des réalités ou des constructions de l'esprit ? Parce que, se demande-t-il, le mot ens sert à désigner tous les êtres, faut-il supposer que ce substantif singulier est le nom d'une substance unique qui contient en soi tous les êtres particuliers ? Après Raban Maur, c'est Scot Érigène, ce génie extraordinaire, qui, dès le Xe siècle, tenait un langage dont les plus grands penseurs de la scolastique ne dépasseraient pas les profondeurs. Après Raban Maur, c'est Heiric, c'est Rémi d'Auxerre qui professent l'un le nominalisme le plus hardi, l'autre le réalisme le plus intempérant. Sans doute, ces mots de réalisme et de nominalisme n'étaient pas encore en usage. Les deux écoles n'étaient pas encore constituées l'une en face de l'autre, comme elles le seront plus tard. Cependant, dès lors, le débat était ouvert, la question était posée, preuve que cet enseignement grammatical ne laissa pas d'être un excitant intellectuel d'une certaine énergie.
Toutefois, s'il est vrai que, dès lors, les quelques penseurs dont je viens de rappeler les noms se soient élevés jusqu'à la conception du grand problème scolastique, s'ils ont eu, par conséquent, le pressentiment de l'importance si considérable que la logique allait prendre dans les écoles, cependant ils n'ont pas été jusqu'à en faire la pièce maîtresse de l'enseignement. Si intéressantes, si puissantes même qu'aient été certaines de ces tentatives, celle de Scot, notamment, elles restent pourtant des entreprises individuelles, isolées, sporadiques, qui n'eurent pas pour effet de déterminer un renouveau de la vie intellectuelle et de la vie scolaire. Les études et les méthodes restèrent à peu près ce qu'elles étaient, sauf que la dialectique prenait une place plus ou moins grande, selon la personnalité du maître qui enseignait. Comment, d'ailleurs, pouvait-il en être autrement ? Le système d'études, inventé par Charlemagne, ne pouvait se développer, se transformer de lui-même, automatiquement, si rien ne l'y provoquait, s'il ne recevait pas du dehors le surcroît de vie, de charge vitale nécessaire pour opérer ces transformations. Or, une fois Charlemagne disparu, ce fut l'enseignement en voie de décomposition et de dissolution, c'en était fait de cette puissante concentration de toutes les forces mentales de l'Europe dont Charles avait été l'instigateur. L'activité intellectuelle ne pouvait donc que devenir et devint, en fait, de plus en plus languissante. Pour qu'elle se réveillât, pour qu'elle fût portée au degré d'intensité nécessaire, il fallait donc qu'un esprit nouveau et énergique vînt mettre en mouvement l'esprit public. Il fallait que des circonstances nouvelles vinssent relever, en quelque sorte, la température intellectuelle de l'Europe, de manière à mûrir et à faire fructifier ces germes d'avenir que contenait déjà l'enseignement carolingien, mais qui seraient restés à l'état de germes plus ou moins enveloppés si rien de nouveau n'était survenu.
C'est au XIe siècle que se produisirent ces grands changements. A ce moment, tous les historiens signalent une véritable effervescence mentale dans tous les peuples européens. C'est une seconde Renaissance qui se produit, beaucoup plus profonde que la première, et qui ne le cède pas en importance à celle qui se produisit plus tard au XVIe siècle. Une fois l'année millénaire franchie, on dirait qu'un souffle nouveau circule à travers toute l'Europe. Certes, il faut se garder de n'invoquer, comme on l'a fait parfois, que la joie qu'éprouvèrent les hommes à avoir passé la date fatidique. Si les peuples chrétiens, à ce moment, renaissent à l'espoir, à la confiance, ce n'est pas simplement parce que je ne sais quelle sombre hallucination est dissipée, mais c'est que leur vie se trouvait profondément changée.
Le Xe siècle, qui avait précédé, le Xe siècle, pendant lequel la dynastie carolingienne avait achevé de mourir, avait été pour le monde chrétien une époque d'angoisse douloureuse et d'anxiété générale. Mille difficultés pressaient, auxquelles il fallait tenir tête. C'étaient les Scandinaves qui renouvelaient les dévastations dans le Nord, c'étaient les Sarrasins qui envahissaient le Sud, c'étaient les Normands qui menaçaient tout le littoral. A l'intérieur, l'Empire carolingien s'écroulait, s'émiettait en une poussière de groupes féodaux, qui, mal coordonnés entre eux, cherchaient un mode d'organisation un peu stable à travers toute sorte de heurts et de conflits intestins. C'est une période de lutte, de tâtonnements, de laborieuse adaptation. Les sociétés européennes n'avaient pas trop de toutes leurs forces pour se défendre contre les ennemis du dehors et pour refaire leur équilibre intérieur. Par suite, elles n'avaient ni le loisir, ni la liberté d'esprit nécessaires aux œuvres de la pensée. Aussi le Xe siècle fut-il un siècle de stationnement intellectuel, non même sans quelque velléité de réaction. L'enseignement continue à se donner, sans doute, dans les cathédrales et dans les monastères, mais sans changements, sans progrès ; pendant tout ce temps, on ne signale aucun grand nom. Au contraire, au XIe siècle, l'ère des grandes difficultés a pris fin. Les pirates scandinaves sont entrés dans les grandes sociétés chrétiennes, les Normands se sont civilisés et établis. Le système féodal est définitivement organisé.
Par suite, toutes les forces, toutes les énergies morales, mobilisées pour faire face à ces nécessités de toute sorte, se trouvaient, en quelque sorte, mises en liberté et disponibles. Puisqu'elles se trouvaient désormais sans emploi, elles devaient nécessairement en chercher un nouveau. De là un véritable prurit d'activité qui travaille alors toute l'Europe, et dont les croisades sont les plus éclatantes manifestations. C'est la seule manière d'expliquer la spontanéité et la soudaineté de ces grands soulèvements religieux. Si dès que Urbain II, à Clermont, eut signalé à la Chrétienté les maux dont souffraient les Chrétiens de la Terre sainte, si, en un clin d'œil, non seulement les seigneurs, mais les masses populaires se levèrent d'un seul élan et s'acheminèrent tumultueusement vers ces régions lointaines où les envoyait l'Église, c'est qu'il y avait alors dans toute l'Europe un véritable et intense besoin d'agir, de se mouvoir, de se donner, de se sacrifier. Le Saint-Siège ne créa pas artificiellement le mouvement ; il ne fit qu'assigner un but défini à cette activité inutilisée qui cherchait quelque fin à laquelle elle pût se prendre. Or, on conçoit sans peine que cette effervescence générale ait pris facilement la forme intellectuelle. Car les époques créatrices en matière de civilisation sont précisément celles où il y a chez les peuples de la vie accumulée qui ne demande qu'à s'écouler, qu'à se dépenser, sans qu'aucune nécessité vitale le réclame. L'art, la science, les études d'une manière générale sont, en un sens, des occupations de luxe qui supposent chez les sociétés un surcroît de forces au-delà de ce qui est immédiatement nécessaire pour vivre. Pour pouvoir se livrer aux œuvres de la pensée pure et désintéressée, il faut avoir une réserve d'énergie disponible au-delà de ce qu'exigent les difficultés de l'existence. Et quand cette réserve existe, parce qu'elle n'a pas à s'employer au-dehors, elle se tourne d'elle-même en vie intérieure, en pensée, en réflexion.
Mais les croisades nous révèlent un autre caractère de la société d'alors, et qui ne devait pas moins servir aux progrès des études et de l'enseignement : c'est l'extrême mobilité des hommes de toute classe et de toute profession. Pour que des masses d'hommes aussi étendues aient pu se déraciner avec cette instantanéité, il fallait évidemment qu'elles ne tinssent pas au sol par des racines bien profondes. Et, en effet, alors qu'on serait porté à croire que le système féodal avait pour effet d'enchaîner fortement les individus les uns aux autres et à la Terre qu'ils exploitaient et dont ils n'étaient, pour ainsi dire, qu'une dépendance, alors qu'on se représente volontiers les cadres féodaux comme essentiellement rigides, séparés les uns des autres par des cloisons opaques, infranchissables, et dont les populations encadrées se trouvaient ainsi prisonnières, tout au contraire, en fait, la société de l'époque est dans un mouvement perpétuel. Les moines, les clercs, nous avons eu déjà l'occasion d'en faire la remarque, sont toujours en route, se déplaçant sans cesse d'un point de l'Europe à l'autre, pour se rendre à Rome, aux synodes, aux lieux divers où leurs chefs les envoyaient, où les appelait leur vocation. De constants pèlerinages vers les sanctuaires les plus vénérés, les tombeaux les plus renommés, entraînent de perpétuels déplacements de populations ; en somme, les croisades ne furent qu'un pèlerinage colossal et répété. Ce que les pèlerins font par piété, les marchands, les aventuriers de toute sorte le font par amour du gain, du butin ou des aventures.
Cette excessive mobilité tenait à un trait des sociétés européennes qui a déjà attiré notre attention ; je veux parler de cette espèce de cosmopolitisme du monde chrétien où nous avons vu l'un des traits caractéristiques de l'Europe au temps de Charlemagne. Au XIe siècle, les nationalités européennes ne sont pas plus fortement constituées qu'elles ne l'étaient à la fin du VIIIe. Même les grands groupements qui étaient alors en train de se former, ou avaient disparu, ou n'existaient plus guère que de nom ; il ne restait plus à leur place qu'une mosaïque de groupes féodaux, trop minuscules, trop artificiels, pour pouvoir tenir lieu de patrie, au sens moral du mot. Au contraire, le monde chrétien avait davantage le sentiment de lui-même ; les croisades ne furent alors que la guerre nationale, populaire de la Chrétienté unie contre les incrédules. Les guerres de Charlemagne avaient été des croisades, mais voulues par un homme ; la croisade du XIe siècle fut une guerre voulue par les nations. C'est, d'ailleurs, le moment où la papauté et l'empire se disputent la suprématie en Europe, c'est-à-dire essayent de réaliser, chacun à son profit, l'unité de la société chrétienne. On s'explique que dans ces conditions les hommes ne se soient pas sentis fortement attachés à leur milieu natal, que, en dépit de liens bien faibles en dehors de l'accoutumance, ils se soient mus, avec une certaine liberté, sur toute la surface de l'Europe, outre que l'instabilité de la vie d'alors leur en faisait souvent une nécessité.
Or, cette espèce de nomadisme combiné avec cette effervescence, cette surexcitation générale de toutes les forces intellectuelles de l'Europe, ne pouvait manquer de servir les intérêts des études. En effet, outre que les hommes désireux de s'instruire devenaient plus nombreux, comme s'ils n'étaient arrêtés par aucune barrière nationale, ils devaient naturellement se porter en masse vers les points où ils pouvaient le mieux trouver cette instruction dont ils sentaient le besoin. Au lieu de se disperser, de se disséminer entre une multitude d'écoles différentes, ils devaient profiter de leur liberté de mouvement pour se concentrer autour d'un petit nombre de chaires, autour de celles où ils avaient le plus de chance de trouver ce qu'ils cherchaient. Et c'est, en effet, ce qui se produisit. Alors que les écoles du Xe siècle ne menaient qu'une existence obscure, languissante, nous voyons, au siècle suivant, de grands groupements scolaires se constituer, plus vivants, plus actifs, parce que plus étendus. Et, comme la fonction crée l'organe, comme le besoin se procure à lui-même les moyens de se satisfaire, à ces grands établissements se rattachent de grands noms. C'est l'École de Reims, avec, à sa tête, l'illustre Gerbert, un des plus grands esprits du Moyen Age (Sylvestre II) ; c'est l'École de Chartres, avec Fulbert ; c'est l'École de Paris, avec Lambert, élève de Fulbert ; c'est l'École de Laon, avec le fameux Anselme ; c'est l'École du Bec, avec Lanfranc, etc. Et autour de chacune de ces écoles se pressaient des élèves de tous les pays et de toutes les conditions.
Mais, si rien d'autre n'était survenu, il y aurait bien eu un plus grand nombre d'écoles brillantes, de maîtres illustres, mais il ne se serait pas formé de type scolaire nouveau. Et, en fait, l'enseignement du XIe siècle, s'il a plus d'éclat que celui des siècles précédents, n'en diffère par rien d'essentiel. Les cadres restent les mêmes ; ce sont toujours des écoles cathédrales, des écoles de monastères, et les matières enseignées n'ont pas sensiblement varié, sauf que la dialectique tend à prendre une importance de plus en plus considérable. Ce n'étaient là que des différences secondaires et qui se réduisaient finalement à de simples nuances. Mais, dès le début du XIIe siècle, un grand changement commence à se produire en France, qui devait avoir non seulement chez nous, mais sur toute l'Europe scolaire, des répercussions étendues. La monarchie capétienne se consolide et s'organise. La cour, qui, jusque-là, était ambulante, qui se déplaçait, suivant les caprices du roi et les circonstances, d'un point à l'autre du domaine royal, se fixe maintenant et définitivement à Paris, qui devint la ville principale, la capitale du royaume. Dès lors, la France a un centre. Tout naturellement, l'École de Paris participa peu à peu du prestige que la ville elle-même était en train d'acquérir ; elle exerça sur toute la jeunesse studieuse du royaume un attrait incomparablement plus grand que les autres écoles du royaume, et même des pays voisins.
A vrai dire, ce mot d'École de Paris n'a point un sens très défini ; car il y eut toujours à Paris une pluralité d'écoles. Plusieurs monastères en possédaient, notamment le monastère de Sainte-Geneviève, le monastère de Saint-Victor, etc. Mais, par-dessus toutes ces écoles, il y en avait une qui primait toutes les autres, qui acquit très vite une véritable prépondérance : c'est celle qui était attachée à Notre-Dame. Elle se tenait dans un cloître assez voisin de l'habitation de l'évêque, au pied de l'Église métropolitaine, qui se nommait déjà Notre-Dame, mais qui n'était pas encore le monument magnifique qui ne fut commencé que sous Philippe-Auguste. Ce cloître était une enceinte qui s'étendait depuis le Parvis, longeait au nord la nef de l'Église et allait rejoindre le jardin de l'Évêché. C'est là que se pressaient les étudiants, venus de tous les points de l'Europe. L'École épiscopale devint ainsi l'école maîtresse, l'école par excellence ; nous verrons même qu'elle avait sur les autres une sorte de prééminence légale. Dès lors, la vie scolaire de la France et aussi des autres sociétés européennes avait un centre fixe, défini, immuable, qui devait son importance non à l'autorité, au prestige d'un maître illustre, d'une personnalité éphémère qui pouvait aller enseigner ailleurs, qui devait disparaître tôt ou tard et dont les destinées de l'école étaient solidaires. La prépondérance de ce qu'on appelle, dès cette époque, l'École de Paris tient surtout à des causes impersonnelles, durables, à sa situation géographique, à la place qu'elle occupait au centre même de l'État. Par suite, le rang qu'elle occupait dans la hiérarchie scolaire ne dépendait plus au même degré de la valeur personnelle des maîtres qui y enseignaient. Et, comme la concentration dont elle était le siège se trouvait ainsi plus assurée de durer, on put prévoir qu'elle était appelée à produire beaucoup plus d'effet que les rassemblements éphémères qui se formaient jusque-là autour d'une chaire illustre, de quelque maître réputé. Une organisation stable, régulière, impersonnelle, un développement continu allaient devenir possibles, d'où résultera un système nouveau d'enseignement, un type scolaire jusqu'alors inconnu.
Les causes - du moins les causes impersonnelles - des transformations, à la suite desquelles nous allons assister, peuvent donc se ramener à deux. Il y a, en premier lieu, une stimulation générale de l'activité intellectuelle dans toute l'Europe. Par une double concentration de cette activité ; d'abord sur un certain nombre de points dispersés, puis sur un point unique, mais stable. Et c'est de la vie éveillée autour de ce point central et privilégié que vont sortir les nouveautés pédagogiques dont nous allons être les témoins. C'est de là que sortira cette organisation universitaire, où s'élaborera vraiment la civilisation médiévale, et qui, tout en se transformant, devait se perpétuer jusqu'à nous. Car c'est un fait remarquable que, de toutes les institutions du Moyen Age, celle qui, en dépit de quelques variations, est encore aujourd'hui le plus semblable à ce qu'elle était autrefois, ce sont les Universités.
Cependant, en dehors de ces causes impersonnelles, un accident individuel ne fut pas sans contribuer au résultat. Cet accident, ce fut la présence à Paris d'une des personnalités les plus prestigieuses - la plus prestigieuse peut-être - de tout le Moyen Age. Je veux parler d'Abélard. Je n'ai pas à raconter ici les divers incidents de sa vie si mouvementée ni même à décrire sa curieuse physionomie. Aussi bien, quelque part qu'aient pu avoir dans son succès les séductions de sa personne et les charmes de son éloquence, il me paraît impossible d'expliquer par son seul talent l'étendue de son action qui fut immense. Il est peu d'hommes qui aient aussi complètement goûté toutes les joies de la gloire. Les philosophes de l'Antiquité comme ceux des Temps modernes n'ont jamais été connus et admirés que d'un cercle limité d'esprits choisis ; Abélard a été l'idole de véritables multitudes. « Voltaire seul, dit Rémusat, Voltaire seul, peut-être, et sa situation dans le XVIIIe siècle nous donneraient quelque image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. » Nos siècles, dit un chroniqueur, n'ont point vu son pareil ; les premiers siècles n'en ont point vu un second. On disait de lui que la Gaule n'avait rien connu de plus grand, qu'il était plus grand que les plus grands, que sa capacité était au-dessus de l'humaine mesure. On l'égalait à Platon, à Aristote, voire même à Cicéron et à Homère, sans doute à cause de son talent littéraire. Or, l'écrivain qui a le mieux étudié Abélard et ses œuvres, M. de Rémusat, après avoir salué en lui « un des nobles ancêtres des libérateurs de l'esprit humain », ajoute : « Ce ne fut pourtant pas un grand homme ; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un critique pénétrant qui comprenait et exposait merveilleusement. » Sa réputation était donc disproportionnée à sa valeur personnelle et devait, par conséquent, tenir à quelque autre cause. S'il a joui d'une telle célébrité, il ne la dut pas simplement à son savoir et à son éloquence ; mais c'est qu'il fut un de ces hommes comme on en trouve généralement au seuil des grandes périodes historiques, un de ces hommes en qui leurs contemporains trouvent une image embellie d'eux-mêmes. Abélard fut peut-être la figure la plus complètement représentative du Moyen Age. En lui s'est encore personnifié tout ce que le Moyen Age aimait, la dialectique brillante, la foi raisonneuse, ce curieux mélange d'ardeur religieuse et d'enthousiasme scientifique, qui fut le trait distinctif de cette grande époque. Jamais le problème qui a tant passionné tout le Moyen Age, ce problème autour duquel a gravité la réflexion médiévale pendant plusieurs siècles, jamais le problème des universaux n'a été posé avec plus d'éclat, traité d'une manière aussi large, aussi éloquente, aussi vivante. Or, un siècle est toujours porté à exalter, à déifier les hommes en qui il croit se reconnaître et qui incarnent son idéal sous une forme séduisante. C'est lui-même que le XIIe siècle a admiré dans la personne d'Abélard, comme c'est lui-même que le XVIIIe siècle a admiré plus tard dans la personne de Voltaire.
Quoi qu'il en soit, son influence dépassa tout ce que nous pouvons imaginer. Surtout à partir du moment où il enseigna à Paris, il fut vraiment le point sur lequel la population studieuse de toute l’Europe avait les yeux fixés. « Partout on parlait de lui; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne, de l'Angleterre, du pays des Suèves et des Teutons, on accourait pour l'entendre ; Rome même lui envoyait des auditeurs. La foule des rues, jalouse de le contempler, l'arrêtait sur son passage ; pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de leurs portes et les femmes écartaient leur rideau derrière les petits vitraux de leur étroite fenêtre. » Ses élèves se comptaient par milliers, et parmi eux beaucoup devinrent des maîtres illustres. On dit que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France, d'Angleterre et d'Allemagne, parmi lesquels le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris, dont le livre, Liber sententiarum, devint plus tard le bréviaire de l'enseignement théologique dans l'Université de Paris.
Quand on songe que ce qui constituait l'âme de cet enseignement c'était une certaine thèse sur les Universaux, on a quelque mal à comprendre un tel enthousiasme. La question de savoir si les genres sont de simples constructions de l'esprit ou s'ils ont quelque réalité objective en dehors des individus en qui le genre se réalise, la question de savoir, par exemple, si, en dehors des individus humains, il existe ou non quelque principe abstrait de l'humanité, en dehors des animaux quelque principe abstrait de l'animalité; une telle question nous paraît bien abstraite, bien sèche, pour avoir pu soulever de si violentes passions.
En réalité, dans cette controverse fameuse, une multitude d'autres étaient engagées qui touchaient aux problèmes les plus vitaux que pût se poser la conscience morale et religieuse du temps. Admettra-t-on qu'il n'y a pas d'autre substance que les substances individuelles, que le genre n'est rien en dehors des individus qui le composent, qu'il n'est qu'un nom pour désigner la collection de ces individus ou l'assemblage de leurs caractères communs ? Alors les dogmes les plus fondamentaux de l'Église devenaient inintelligibles. Comment concevoir, par exemple, la Trinité divine ? S'il est vrai que l'individu seul, pris dans sa totalité et dans son unité, est une substance, si les divers éléments dont il est formé n'ont aucune réalité substantielle, alors, il fallait dire que les trois personnes divines sont trois substances distinctes, irréductibles, et admettre, par conséquent, un véritable polythéisme que réprouve l'esprit chrétien, ou bien soutenir que les trois personnes n'en font qu'une, qu'elles ne sont que des aspects différents d'une seule et même substance, qu'elles n'ont pas d'individualité distincte, et alors on aboutissait à un Unitarisme qui n'est pas moins contraire aux enseignements de l'Église. De même, comment de ce point de vue comprendre la présence réelle dans l'Eucharistie ? Si un fragment du pain est une substance une et indivisible, comment expliquer que cette substance puisse disparaître et être remplacée par une autre, tout à fait différente et qui, pourtant, conserve les apparences extérieures de la première ? De même encore, si les individus sont irréductibles les uns des autres, s'il n'y a pas entre eux de lien substantiel, si le genre dont ils sont des expressions différentes n'existe pas par lui-même, comment la faute du premier homme ne lui a-t-elle pas été strictement personnelle ? Comment a-t-elle pu communiquer ses effets aux autres hommes qui ne l'avaient pas commise ? Le dogme du péché originel devient contradictoire.
Ainsi le réalisme, d'après qui les genres existent, apparaissait comme logiquement impliqué dans l'orthodoxie catholique, et il eut, en effet, en quelque sorte déjà le caractère d'une doctrine orthodoxe. Ainsi, par exemple, pour le réalisme, toute chose est formée de deux éléments; d'une part, le principe génésique, qui est le même chez tous les individus du genre, qui est l'âme de ces individus, qui est invisible, impalpable, purement spirituel; puis il y a l'enveloppe sensible, sous laquelle ce principe s'individualise, et qui fait qu'il présente des formes différentes aux différents lieux de l'espace. Alors, on peut concevoir que, dans l'acte de la consécration, le principe génésique, spirituel, du pain disparaisse, soit remplacé par un autre, sans que pourtant la forme matérielle du premier ait pour cela varié. C'est ainsi qu'un principe divin peut revêtir les espèces du pain. Mais, si le réalisme avait eu l'avantage de rendre plus facilement représentables certains articles de foi, que de difficultés il soulevait ! Si le genre existe, et s'il est une réalité, c'est lui qui est la vraie réalité ; tout ce qu'il y a d'individuel en nous n'est plus qu'apparence sensible, forme matérielle, pur accident. Ce qu'il y a de réel, ce n'est pas ce que nous avons en propre, c'est ce qui nous est commun avec toutes les choses du même genre ; l'individu disparaît donc dans le genre, et on aboutit logiquement à une conception panthéiste de l'univers.
Ainsi, ce qui était en question dans cette controverse, c'étaient les croyances qui étaient à la base de la conscience morale et religieuse du temps ; c'est la foi même qui était en jeu ; en définitive, sous ce problème abstrait et spéculatif en apparence, il y avait un premier et puissant effort pour confronter la foi avec la raison. Certes, on n'en était pas encore à révoquer en doute la vérité de la religion, mais on éprouvait le besoin de l'interroger, de lui demander ses titres au crédit qu'elle réclamait, de trouver une forme qui la rendît rationnelle, intelligible ; on éprouvait le besoin de la comprendre, sans même penser qu'elle pût être fausse ; et cela seul constituait une grande nouveauté. Car, du moment où l'on introduit la raison, la critique, l'esprit de réflexion dans un ordre d'idées qui, jusque-là, s'y étaient montrés réfractaires, c'en est fait ; l'ennemi est dans la place. On ne fait pas à la raison sa part et, du jour où elle s'est établie quelque part, elle finit toujours par se jouer des barrières artificielles à l'intérieur desquelles on essaye de l'enfermer. Ce fut l'œuvre de la scolastique. Elle a introduit la raison dans le dogme, tout en se refusant à nier le dogme. Entre ces deux puissances, elle a essayé de tenir la balance égale ; ce fut à la fois sa grandeur et sa misère.
Il y a vraiment quelque chose de passionnant et de dramatique dans le spectacle que nous donne cette époque tourmentée, ballottée entre le respect de la tradition et l'attrait du libre examen, entre le désir de rester fidèle à l'Église et le besoin croissant de comprendre. Ces siècles, que l'on a représentés parfois comme plongés dans une sorte de quiétude et de torpeur intellectuelle, n'ont pas connu la paix de l'esprit. Ils ont été partagés contre eux-mêmes, tiraillés en des sens contradictoires ; c'est un des moments où l'esprit humain a été le plus en effervescence, en gestation de nouveautés. La récolte est réservée à d'autres temps ; mais c'est alors que se font les semailles. La moisson se fera en plein soleil, au milieu de la joie, dans l'éclat du XVIIe et du XVIIIe siècle. Mais les semailles ont été laborieuses, et ce sont elles pourtant qui ont fait la valeur de la moisson. Voilà ce qu'il faut bien avoir présent à l'esprit quand on entreprend l'étude de l'époque où nous entrons. Voilà ce qui explique la passion que le Moyen Age a mise dans ces débats. L'intérêt même qu'ils ont pour nous permet de comprendre celui qu'ils avaient pour les contemporains qui les ont vécus.
Voilà enfin, en grande partie, l'origine de l'influence d'Abélard. C'est qu'il s'est identifié à son siècle. C'est qu'il a connu mieux que personne cette discordance douloureuse qui a fait à la fois sa gloire et son malheur. Comme son temps, plus encore que son temps, il connut l'enthousiasme intellectuel et à la fin la souffrance du doute.
Sans donc nier l'influence personnelle d'Abélard, il ne faut par là l'exagérer. On a été quelquefois jusqu'à dire qu'il fut le fondateur de l'Université de Paris. C'est tout à fait inexact. D'abord, il n'y avait à ce moment aucune organisation qui pût être appelée de ce nom. De plus, l'intensité du mouvement qui se rattache à son nom dépend en grande partie de causes qui le dépassaient. Il y avait, dès lors, une anxiété intellectuelle, une soif de savoir et de comprendre qui furent les vraies forces motrices de ces foules qui se pressaient autour de lui. Ce qui est vrai, c'est que, grâce à ses qualités personnelles, il a contribué à fortifier ce mouvement et à le fixer, et, par là, il a frayé les voies à la fondation de l'Université. En effet, les multitudes d'étudiants qu'il avait attirés à Paris donnèrent encore plus d'éclat à cette ville, et renforcèrent encore le mouvement qui y entraînait tous les ans la jeunesse studieuse de l'Europe. Alors, les étudiants devinrent tellement nombreux que les maîtres eux-mêmes durent se multiplier ; l'École de Notre-Dame ne fut pas suffisante ; un grand nombre de maîtres se mirent à enseigner dans des maisons privées, à leur domicile particulier, dans l'île ou sur les ponts de la Seine. Cette multiplicité de maîtres ainsi groupés fut la matière, mais seulement la matière, qui donnera naissance à l'Université de Paris. Il nous reste à montrer comment elle va s'organiser et à définir le système scolaire qu'on appela de ce nom, système entièrement nouveau, sans analogue dans l'Antiquité.