Chapitre IV - La Renaissance carolingienne
Nous avons vu, dans la dernière leçon, comment les études séculières, tombées si bas à la fin du VIIe siècle, commencèrent à se relever grâce aux Bénédictins, stimulés par l'exemple et la concurrence des moines irlandais. Mais ces premiers progrès de l'enseignement, si réels qu'ils aient été, se poursuivaient d'une manière sourde, silencieuse, inconsciente. C'était comme un lent envahissement qui ne s'arrête jamais, mais se continue toujours également, qui s'étend toujours plus loin sans qu'il paraisse émané d'aucun point déterminé. L'instruction, encore bien rudimentaire, que les moines apportaient avec eux se répandait sur des surfaces de plus en plus étendues, sans qu'il y eût et sans qu'il se constituât aucun grand foyer où elle s'alimentât. Les forces intellectuelles dont l'ordre disposait se dispersaient dans tous les sens sur toute l'étendue de l'Europe, bien loin de se concentrer sur un point ou sur quelques points déterminés où elles pussent se renforcer mutuellement par le fait de leur association. La première concentration de ce genre que nous rencontrions dans l'histoire de l'enseignement est celle à laquelle Charlemagne a attaché son nom.
On a parfois présenté l'Empire carolingien comme l'œuvre personnelle d'un homme de génie. Charles l'aurait, en quelque sorte, tiré du néant par la seule énergie de sa volonté. Mais l'expliquer ainsi, c'est, je crois, en méconnaître le sens et la portée. C'est réduire au rôle d'accident individuel un événement qui a eu, sur toute la suite de l'histoire, une influence si considérable. D'ailleurs, imaginer qu'un État européen a pu ainsi sortir de rien, au seul appel d'un individu, c'est postuler le miracle en histoire. Une société aussi gigantesque ne pouvait se former, et de manière à durer un temps appréciable, qu'autant qu'elle répondait à quelque chose dans les faits. Et, en effet, elle eut pour racines profondes l'état où se trouvait seulement l'Europe d'alors, et elle fut la conséquence de cet état ; c'est ce qu'il importe de bien comprendre si l'on veut se rendre compte de tout ce qui va suivre.
Il ne faut pas juger de ce qu'étaient alors les divers peuples européens d'après ce qu'ils sont aujourd'hui, c'est-à-dire il ne faut pas voir en eux des personnalités collectives fortement constituées et différenciées les unes des autres, ayant d'elles-mêmes un vif sentiment, se distinguant, s'opposant même les unes aux autres avec la même netteté que des personnalités individuelles. L'Europe était, depuis plusieurs siècles, comme un kaléidoscope sans cesse en mouvement et qui présentait d'un moment à l'autre les aspects les plus variés. Les peuples entraient successivement dans les combinaisons les plus différentes, passaient d'un État à l'autre, d'une domination à l'autre avec la plus grande facilité. Comment, dans ces conditions, auraient-ils pu garder une physionomie très personnelle ? Roulés tous par le grand torrent de l'invasion, ils avaient dû perdre, à ces frottements et à ces heurts, une bonne partie de leurs traits distinctifs. Les frontières qui les séparaient s'étaient comme effacées sous les pas des conquérants successifs. D'un autre côté, à mesure que le christianisme se développait, tous ces groupes, éphémères et inconsistants par eux-mêmes, entraient comme éléments composants dans une société plus vaste qui les enveloppait tous et qui, elle, possédait, ou du moins acquérait de plus en plus cette unité morale ou cette consistance qui leur manquait : c'était l'Église. De plus en plus, le christianisme devenait la seule civilisation où venaient communier toutes ces sociétés sans civilisation propre. En un sens, l'Europe était donc moralement plus unifiée alors qu'aujourd'hui, puisqu'il n'y avait pour ainsi dire pas de civilisation nationale qui pût contrebalancer la civilisation commune à tous les peuples européens. C'est d'ailleurs ce qui explique le rôle si considérable joué par le monachisme dans la formation intellectuelle et morale de l'Europe. Le moine, en effet, n'est d'aucun pays, d'aucune société, si ce n'est de la grande société chrétienne. C'est pourquoi il était donc d'une telle mobilité, allant d'un pays à l'autre, se mouvant, comme un vrai nomade, d'une extrémité de l'Europe à l'autre. C'est qu'il portait partout sa patrie en lui-même. Or, il fut l'instituteur de l'Europe. N'est-ce pas dire qu'il y avait dès lors un cosmopolitisme très européen, puisque l'éducation de l'Europe était internationale ?
Seulement, cette société européenne était encore latente, mal consciente d'elle-même, parce qu'elle n'était pas organisée. Tous les peuples chrétiens avaient le sentiment obscur qu'ils faisaient partie d'un même tout, sans que pourtant ce sentiment suscitât un organe déterminé qui l'exprimât. Il y avait bien la papauté, mais elle n'avait pas la force matérielle nécessaire pour faire de ce vaste groupement une société politique véritable. Cet organe central qui manquait au monde chrétien, Charlemagne vint le lui donner pour un temps. En lui et par lui, l'Europe chrétienne devint un État. Cette idée de l'unité chrétienne, qui sommeillait dans une demi-inconscience, avec lui prit un corps et devint une réalité historique. Voilà quelle fut son œuvre. Il n'a pas tiré cette unité du néant, par je ne sais quel artifice magique. Il l'a exprimée et organisée. Mais cette organisation était par elle-même une nouveauté qui en entraînait d'autres : notamment en ce qui concerne la vie intellectuelle.
Les êtres vivants, en effet, ont d'autant plus le sentiment d'eux-mêmes qu'ils sont mieux organisés. Tandis qu'un animal, dépourvu de tout système nerveux central, ne perçoit que confusément ce qui se passe dans les profondeurs de son corps, l'homme, au contraire, ou les animaux supérieurs, grâce à la haute centralisation organique dont ils ont le privilège, sont à chaque instant avertis des événements de quelque importance qui se produisent en eux. Il en est ainsi des sociétés. Quand une société a un organe central où vient aboutir toute sa vie tant interne qu'externe, elle se connaît mieux ; elle se rend mieux compte de ce qu'elle éprouve, de ce qui l'affecte, des souffrances qu'elle ressent et de leurs causes, des besoins qui la travaillent. Or, nous avons vu que le christianisme avait, par la force des choses, besoin d'instruction ; qu'il ne pouvait s'en passer. C'est à ce besoin obscur que les moines de Saint-Benoît essayaient d'apporter quelque satisfaction avec leur enseignement, si rudimentaire fût-il. En la personne de Charlemagne, représentant de la chrétienté, ce besoin parvint à la pleine conscience de lui-même. Cette fois, ce n'est plus seulement un sentiment sourd, mais une idée clairement appréhendée. Et, en même temps, il s'aviva ; car, la conscience, en ajoutant de la clarté aux tendances qu'elle éclaire, leur ajoute aussi de la force. Nos désirs sont plus vifs, plus agissants, quand nous savons clairement ce que nous désirons. Ajoutez à cela qu'une grande société organisée a besoin de plus de conscience, de plus de réflexion, partant de plus d'instruction et de savoir ; car le mécanisme qui la constitue, étant plus complexe, ne peut pas fonctionner par le seul automatisme. Pour toutes ces raisons, la création de l'Empire carolingien devait nécessairement susciter d'importantes réformes pédagogiques.
Produit d'un mouvement de concentration destiné à réunir dans une même main et sous une même loi tout le monde chrétien, l'État nouveau devait naturellement tendre à concentrer toutes les forces intellectuelles qu'il contenait, de manière à former un centre de culture intellectuelle capable de rayonner sur tout l'Empire. Ce centre, ce fut l'École du Palais. On a beaucoup discuté pour savoir si l'École du Palais avait été fondée par Charlemagne, ou si elle n'existait pas déjà avant son avènement. Nous ne nous arrêterons pas longuement à examiner cette controverse, de pure érudition. Il est infiniment vraisemblable que l'École du Palais n'est pas née un beau jour sans que rien l'eût préparée. Nous savons que les Mérovingiens appelaient à leur cour les fils de leurs principaux seigneurs, les y faisaient élever de manière à se les attacher par des liens plus solides, en même temps qu'ils leur assuraient en retour d'importants avantages ; C'est à eux, en effet, qu'étaient réservées les principales charges de l'État. Ce groupe de jeunes gens élevés en commun formait déjà une sorte d'école privilégiée. En tout cas, sous Pépin le Bref, il est bien certain qu'il se donnait déjà à la cour un enseignement qui, s'il faut en croire le biographe d'Adalard, cousin de Charlemagne, portait sur toutes les connaissances humaines, omnis mundi prudentia. Mais ce qui est certain, c'est qu'avec Charlemagne l'École du Palais prit une importance et un développement qu'elle n'avait pas eus jusque-là. Non pas sans doute qu'il faille se la représenter à l'image d'une école moderne. Ainsi, la question soulevée pour savoir en quel lieu de l'Empire elle résidait est évidemment vaine. Elle se déplaçait avec la cour dont elle était une partie intégrante et suivait, par conséquent, l'empereur dans tous ses voyages, si fréquents. C'était une école nomade. Mais elle n'était plus réservée exclusivement aux fils des hauts seigneurs ; elle était ouverte à de jeunes clercs qui se recrutaient dans tous les rangs de la société, comme le prouve l'incident fameux rapporté par le moine de Saint-Gall. De plus, il mit à la tête de l'enseignement des maîtres choisis parmi les savants les plus éminents que comptait alors l'Europe. Tels le grammairien Pierre de Pise, l'helléniste Paul Warnefrid ou Paul Diacre, Clément d'Irlande.
Parmi ces maîtres, il y en eut un qui les éclipsa tous par l'importance de son rôle et de l'influence qu'il eut sur Charles ; ce fut Alcuin. Alcuin était précisément un fidèle de cette Église anglo-saxonne, dont nous avons parlé précédemment, et qui se distinguait du reste des Églises chrétiennes par un goût précoce et marqué pour les choses intellectuelles. Il avait été formé à l'école très célèbre d'York ; il y avait reçu une culture sensiblement supérieure à celle que donnaient alors les écoles du continent. Les goûts, les connaissances qu'il y avait acquises, il les apporta à l'École du Palais dont il devint le directeur en 782, et la fonction exceptionnellement importante qu'il occupa bientôt auprès de Charlemagne lui permit de faire sentir son influence au-delà de la cour sur tout le reste du royaume.
Mais Charles ne se borna pas à créer cette école modèle, cet institut central ; il provoqua ses évêques à multiplier dans leurs diocèses des institutions du même genre. Avant même d'avoir rencontré Alcuin, il écrivait à Lull, archevêque de Mayence : « Tu travailles avec le secours de Dieu à conquérir des âmes, et cependant, ce dont je ne puis assez m'étonner, tu ne t'inquiètes nullement d'apprendre les belles-lettres à ton clergé. Tu vois de tous côtés ceux qui se sont souvent plongés dans les ténèbres de l'ignorance et, lorsque tu pourrais répandre sur elles les lumières de ton savoir, tu les laisses enfouis dans l'obscurité de leur aveuglement… Apprends donc à tes fils les arts libéraux, afin de contenter notre désir sur un point qui nous touche singulièrement. » Mais c'est surtout dans une lettre de 787, adressée à Bangulfe, abbé de Fulda, que nous trouvons le mieux exposés ses projets avec les raisons qui les justifient à ses yeux. « Nous avons jugé utile, écrit-il, que, dans les évêchés et les monastères dont le Christ, dans sa bonté, nous a commis le gouvernement, il y eût, outre l'observance d'une vie régulière et les habitudes d'une sainte religion, des études littéraires (litterarum meditationes), et que ceux qui, par un don de Dieu, peuvent enseigner, consacrent, chacun selon sa capacité, leurs soins à l'enseignement. » Ces études sont nécessaires d'abord pour donner « de la régularité et de la beauté au langage ». Non pas que Charles soit sensible à la valeur esthétique du style ; mais c'est qu'il y a une influence du mot sur l'idée, et que l'on ne pense nettement et clairement qu'autant qu'on sait exprimer nettement et clairement sa pensée. « L'âme comprend d'autant mieux ce qu'elle veut faire que la langue, trop rapide, ne va pas exprimant des mensonges. » En second lieu, il faut être initié à tous les secrets du langage pour pouvoir comprendre les saintes Écritures. « Nous vous exhortons non seulement à ne pas négliger l'étude des lettres, mais encore à vous y appliquer à l'envi avec une persévérance pleine d'humilité et agréable à Dieu, afin que vous puissiez pénétrer avec plus de facilité et de justesse les mystères des saintes Écritures. Comme il s'y trouve des images, des tropes et d'autres figures semblables, personne ne doute que le lecteur ne s'élèvera d'autant plus vite au sens spirituel qu'il sera plus versé dans l'intelligence grammaticale du texte. » Conception mystique de la Bible : la Bible traitée comme un livre cabalistique. D'après Cassin, ce sens mystique ne se révèle qu'au saint qui est parvenu, par les pratiques de l'ascétisme, au plus haut degré de l'illumination. Alcuin et Charles en avaient une conception plus rationaliste. Suivant eux, pour comprendre ces allégories mystérieuses, il suffisait d'avoir l'esprit aiguisé et exercé par un savant entraînement. Mais cet entraînement était indispensable. - D'ailleurs, ces deux raisons par lesquelles Charlemagne justifie ses recommandations conduisent à une troisième, plus politique, qui résume et contient en elle les deux premières. Il faut, avant tout, que le clergé ait aux yeux des populations un prestige qui assure son autorité. Car c'est la condition nécessaire pour que la foi soit maintenue et, avec elle, l'unité de l'Église et de l'Empire. Or, pour que le peuple croie en ses prêtres, il ne suffit pas qu'ils entretiennent dans le fond de leur cœur des sentiments intérieurs de piété ; il faut qu'ils soient supérieurs intellectuellement à leurs fidèles, et que ceux-ci sentent cette supériorité. « Nous souhaitons que, comme il convient à des soldats de l'Église, vous soyez animés d'une dévotion intérieure, et qu'à l'extérieur vous paraissiez savants… éloquents dans vos paroles, afin que quiconque, pour l'amour de Dieu et la recherche d'une sainte conversation, aura désiré vous voir, soit édifié par votre aspect et instruit par votre science. »
A ces appels répétés dans des capitulaires successifs, des écoles nouvelles se fondèrent auprès des cathédrales, des abbayes, des monastères, et des maîtres distingués, venus d'Italie, d'Irlande, y donnèrent une instruction plus large que celle qui y était en usage. A leur tour, les évêques répétèrent le mot d'ordre tout autour d'eux et suscitèrent jusqu'auprès des simples églises paroissiales des écoles plus modestes où l'on donna un enseignement élémentaire. Nous avons une lettre de Théodulfe, évêque d'Orléans, recommandant aux prêtres des bourgs et des bourgades d'instruire gratuitement les enfants de leurs paroissiens. Et ainsi se trouva constituée toute une hiérarchie scolaire à trois degrés. Tout en bas, l'école de la paroisse où l'on enseignait les premiers éléments au-dessus, l'école des cathédrales et des grands monastères enfin, tout en haut, l'école modèle, réservée à l'élite, l'École du Palais. Directeur de cette École, Alcuin fut, en vertu de cette fonction, comme une sorte de ministre spécial préposé à l'administration de cet enseignement public en train de naître et de s'orienter.
Cette organisation n'était pas seulement plus complexe et plus savante que celle qui avait précédé ; elle s'en distinguait aussi par son caractère plus marqué de laïcité. Sans doute, l'enseignement restait entre les mains des prêtres ; mais c'était un laïc qui l'animait de son esprit. C'est le pouvoir temporel qui avait suscité cette rénovation scolaire, et par suite les préoccupations temporelles de l'enseignement prirent une place qu'elles n'y avaient pas jusqu'alors. Il est bien vrai que, pour Charles, les intérêts de la foi et les intérêts de l'État se confondaient ; il n'en reste pas moins que les intérêts de l'État devinrent la fin à laquelle tout le reste devait être subordonné. On ne se borne plus à enseigner ce qui était indispensable à la pratique de la religion ; on se préoccupe de ce qui pouvait servir l'Empire. C'est ainsi que Charles songe à organiser un enseignement du grec, dans le seul but de faciliter les relations avec l'Orient. La manière même dont était composée l'École du Palais ne fut pas sans influence sous ce rapport ; elle comptait comme élèves non seulement des jeunes gens, mais des adultes, et parmi ces adultes se trouvaient non seulement des clercs, mais des hommes de la cour, des hommes du monde qui ne pouvaient se contenter d'un enseignement purement ecclésiastique. Au reste, un fait montre avec évidence combien la nature de ce milieu agit sur l'enseignement qui y était donné. Un moment vint où Alcuin quitta la cour de Charlemagne et se retira au monastère de Tours. Aussitôt, il devint, comme nous disons aujourd'hui, un réactionnaire en matière d'enseignement. Son ancien libéralisme disparut. La lecture des auteurs profanes fut presque totalement interdite à ses élèves. Enfin, un autre changement important, c'est que les écoles des cathédrales, qui, dans la période précédente, avaient été primées par les écoles des monastères, commencèrent, au contraire, à partir de Charlemagne, à passer au premier plan. Or, les cathédrales et leur clergé étaient beaucoup plus en rapport avec le monde extérieur que les monastères et les abbayes ; elles sont plus ouvertes aux intérêts séculiers, elles ont plus de contact avec les milieux laïcs. Nous aurons l'occasion de nous en apercevoir sous peu, puisque c'est des écoles cathédrales que sortirent les Universités.
Après avoir exposé ce que fut et comment se constitua ce cadre nouveau de l'enseignement, voyous maintenant en quoi consistait l'enseignement qui s'y donnait. Du contenant passons au contenu ; de l'organe, à la fonction. Naturellement, nous laisserons de côté les écoles paroissiales, sur lesquelles nous savons d'ailleurs peu de chose, pour nous en tenir aux écoles cathédrales et à cette École du Palais qui en était l'exemplaire parfait ; car seules elles sont en rapport avec cet enseignement secondaire dont nous cherchons à retracer l'histoire. Nous sommes bien informés surtout en ce qui concerne l'École du Palais ; car nous avons encore les ouvrages dans lesquels Alcuin a résumé son enseignement (Didascalica, Regu, 101). Et, comme les écoles cathédrales ne faisaient que reproduire avec des variantes de détail ce qui se passait à l'école palatine, c'est tout l'enseignement du temps que nous serons ainsi amené à décrire.
Un premier trait caractéristique de cet enseignement, c'est qu'il est ou s'efforce d'être encyclopédique. Il a pour objet non d'enseigner à l'élève un certain nombre de connaissances, mais la totalité de la science humaine. Dès que l'Église commence à se constituer, c'est-à-dire dès le VIe siècle, on vit apparaître des écrivains qui, tous, se proposaient également de ramasser en une sorte de synthèse et de condenser sous le moindre volume possible les résultats de la science ancienne. Déjà, c'est ce qu'avait tenté Boèce († 525), mais Boèce était surtout un dialecticien, aussi n'eut-il toute son influence qu'au moment où les études dialectiques eurent toute la vogue, c'est-à-dire à l'époque scolastique. Jusque-là, Boèce fut surtout connu à travers Cassiodore (562), dont le traité De septem artibus embrasse l'universalité du savoir contemporain. Mais l’œuvre qui présente plus entièrement ce caractère encyclopédique, c'est celle d'un écrivain du VIIe siècle († 636), Isidore de Séville. Son traité De originibus, sous prétexte de rechercher l'origine des mots, est un résumé de tout ce que savait l'Antiquité classique. Du mot, il vient aux choses, et passe ainsi en revue, sous prétexte d'étymologie, toutes les sciences, toutes les disciplines humaines depuis les plus humbles, depuis la grammaire jusqu'à la médecine, la jurisprudence, l'histoire naturelle, la théologie. Or, ce sont ces ouvrages, surtout les deux derniers, qui ont été les livres classiques de tout le Moyen Age. L'enseignement médiéval n'a cessé de les utiliser, de les commenter, de les paraphraser. Ils ont eu, jusqu'au XVe siècle, toute sorte d'imitateurs, mais qui ne faisaient que reproduire les modèles. Le maître se bornait à emprunter à tel ou tel de ces livres fondamentaux des développements tout faits sans même en modifier l'expression. Monnier a confronté des passages entiers des oeuvres didactiques d'Alcuin avec les parties correspondantes du De originibus, l'identité est très souvent littérale. On avait si peu le sentiment de ce que c'est que l'originalité que ces plagiats ne soulevaient aucun scrupule. On voyait dans ces ouvrages comme un fonds de sagesse commune, comme un trésor collectif qui n'était la propriété de personne et que tout le monde pouvait librement utiliser.
Une tendance aussi générale et aussi persistante doit tenir évidemment à quelque caractère essentiel de la pensée chrétienne. On peut se demander d'abord si elle ne vient pas du sentiment, vif, sinon clair, que le christianisme a eu tout de suite de l'unité de la science et de la vérité. Pour lui, la vérité n'est pas un nom abstrait donné à une pluralité, à une somme de vérités particulières. La vérité est une dans son essence ; car elle est la parole de Dieu, et Dieu est un. De même que la vérité morale est tout entière contenue dans un livre, l'Écriture, il devait apparaître comme tout naturel au penseur chrétien que la vérité temporelle, scientifique, dût elle aussi avoir la même unité et trouver son expression dans un livre, dans un bréviaire qui serait dans l'ordre profane ce que les Écritures sont dans l'ordre sacré.
Cependant, à côté de ce sentiment, il existe une autre cause qui a dû contribuer pour une plus large part à produire le fait dont nous cherchons à rendre compte. Nous avons vu que, pour le christianisme, l'éducation a pour objet non de développer telles et telles aptitudes spéciales, mais de former l'esprit dans sa totalité. Or, ce n'est pas trop de la science tout entière pour former l'esprit tout entier. Un enseignement incomplet ne peut former qu'une pensée incomplète, ne peut atteindre la pensée à sa racine. L'action éducatrice ne peut être à ce point profonde qu'à condition de ne pas être purement locale, de ne pas viser tels et tels points en particulier, mais d'envelopper l'intelligence tout entière, sans en rien laisser échapper. En un mot, l'enseignement, suivant le christianisme, doit être éducatif ; or, il ne peut être éducatif que s'il est encyclopédique. Cette idée, que l'on rencontre chez des auteurs pédagogiques modernes, elle était, en réalité, présente à notre évolution pédagogique, dès ses plus lointaines origines. Ce n'est certes pas que ces auteurs n'aient rien fait que restaurer une conception vieillie; il s'en faut. Si cette idée est dès lors existante, elle était très confuse, très enveloppée, très inconsciente d'elle-même. Nous aurons à suivre la manière dont elle s'est développée, précisée, transformée ; nous aurons à constater les éclipses par lesquelles elle a passé. Mais il était très important de constater qu'elle était immanente au développement pédagogique qui va suivre. Nous verrons d'ailleurs sous peu comment les Universités l'ont réalisée sous une forme nouvelle.
Mais, cet enseignement encyclopédique, en quoi consistait-il ? Quelle en était l'organisation ?
Toutes les connaissances humaines étaient réparties en sept branches ou sept disciplines fondamentales ; ce sont les septem artes liberales dont le nom sert de titre aux grands ouvrages de Cassiodore. Cette division en sept remonte aux derniers temps de l'Antiquité classique ; on la retrouve pour la première fois chez Martianus Capella, au début du VIe siècle. Mais, au Moyen Age, elle n'est plus la conception passagère d'une individualité isolée ; elle devient une véritable institution. Pendant des siècles, elle va rester à la base de l'enseignement. Aussi prit-elle, aux yeux des hommes de l'époque, une sorte de caractère mystique. On comparait les sept arts aux sept colonnes de la sagesse, aux sept planètes, aux sept vertus, etc. Le nombre sept lui-même passait pour avoir un sens mystérieux.
Cependant, les sept arts n'étaient pas tous mis sur le même plan ; ils se répartissaient en deux groupes dont la signification pédagogique était très différente, et que le Moyen Age distingue toujours l'un de l'autre avec le plus grand soin.
Il y avait d'abord trois disciplines, la grammaire, la rhétorique et la dialectique, qui formaient ce que l'on appelait le trivium. Voici d'où vient ce mot qui a eu une telle fortune. On appelait à Rome trivialis scientia la science élémentaire qu'enseignait le littérateur. C'était la science commune, vulgaire, celle qu'on trouve sur la rue. Peut-être aussi était-ce une allusion à ce fait que ces écoles primaires se trouvaient généralement situées in triviis, aux carrefours. Mais, quand le mot de trivium fut entré en usage, on perdit de vue ses origines ; on crut qu'il exprimait uniquement la division tripartite de ce premier enseignement, et signifiait simplement un enseignement qui comprend trois branches, trois voies. Il en résulta que, pour désigner les quatre arts que ne comprend pas le trivium, on se servit de l'expression de quadrivium. Le quadrivium comprenait la géométrie, l'arithmétique, l'astronomie et la musique1.
Ces deux cycles ne se distinguaient pas seulement par le nombre des disciplines qu'ils comprenaient. Il y avait entre la nature des disciplines de l'un et la nature des disciplines qui constituaient l'autre une différence profonde. Le trivium avait pour objet d'enseigner à l'esprit l'esprit lui-même, c'est-à-dire les lois auxquelles il obéit en pensant et en exprimant sa pensée, et, par contrecoup, les règles auxquelles il se doit soumettre pour penser et s'exprimer droitement. Tel est, en effet, le but de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique. Ce triple enseignement est donc tout formel. Il porte uniquement sur les formes générales du raisonnement, abstraction faite de leur application aux choses, ou bien sur ce qui est plus formel encore que la pensée, à savoir sur le langage. Aussi les arts du trivium étaient-ils appelés artes sermonicinales ou logica. Au contraire, le quadrivium était un ensemble de connaissances relatives aux choses. Son rôle était de faire connaître les réalités extérieures et leurs lois, lois des nombres, lois de l'espace, lois des astres, lois des sons. Aussi les arts qu'il comprenait étaient-ils appelés artes reales ou physica. Trivium et quadrivium étaient donc orientés en deux sens différents : l'un vers l'homme, vers l'esprit, l'autre vers les choses, vers le monde. L'un avait pour fonction de former l'intelligence d'une manière générale, de lui donner sa forme normale, son attitude normale ; l'autre avait pour but de la meubler, de la nourrir. C'est déjà, comme on voit, l'opposition entre les deux grandes branches de l'enseignement, que nous retrouverons plus tard et qui se disputeront la prééminence ; les humanités, d'une part, c'est-à-dire toutes les disciplines relatives à l'homme, les réalités, de l'autre, les sciences de la nature ; l'enseignement classique, l'enseignement des Realschulen appelé aussi l'enseignement spécial. Ainsi ces mots de trivium et quadrivium qui, au premier abord, semblent si archaïques, si loin de nous, recouvrent, en réalité, des idées qui, en un sens, sont encore d'aujourd'hui, des questions qui sont toujours posées. Combien il est intéressant de les retrouver ainsi sous leurs formes anciennes ! Car, par cela même, nous sommes moins exposés à attacher une importance prestigieuse aux formes contingentes, passagères, dont elles sont actuellement revêtues et qui, très souvent, nous masquent les réalités qu'elles expriment.
Après avoir ainsi caractérisé ces deux cycles fondamentaux, il nous faut maintenant déterminer la place respective qui leur était attribuée dans l'enseignement.
Malgré le respect religieux dont était l'objet le système des sept arts, malgré le sentiment que l'on avait de son unité, cependant il s'en faut que le trivium et le quadrivium aient joué dans la vie scolaire un rôle d'égale importance. Le quadrivium était une sorte d'enseignement surérogatoire et de luxe, réservé à une petite élite de spécialistes et d'initiés. La manière dont étaient entendues et pratiquées les quatre disciplines qu'il comprend explique suffisamment la situation qui lui était ainsi faite. Elles étaient encore conçues en partie comme des arts mystérieux, analogues à ceux du magicien. Par exemple, l'arithmétique avait pour objet de découvrir les vertus mystiques des nombres. Nous voyons, entre autres, qu'Alcuin, à l'exemple d'Isidore de Séville, leur prêtait un sens allégorique. Ceux-ci présageaient un malheur, ceux-là étaient de bon augure. Les nombres 3 et 6 étaient la clef de tous les secrets de la nature ; ils devaient donner la science parfaite à celui qui en pénétrait le sens occulte. Cette science était celle qui passionnait le plus Alcuin. Il n'en parlait « qu'à voix basse, en tête à tête, à l'oreille ; mais il en parlait toujours ». Il en avait même appris quelque chose au roi Charles, qui en était tout émerveillé. Il n'en était pas autrement de l'astrologie qu'Alcuin définissait encore l'étude des astres, de leur nature, de leur puissance. Il admettait donc encore l'influence des astres sur les événements humains. C'est ainsi que les comètes étaient considérées comme des étoiles chevelues qui annonçaient des événements extraordinaires, dynasties nouvelles, peste, etc. Enfin, une des raisons qui attachent les hommes du Moyen Age à l'étude scientifique de la musique est qu'elle ouvrait à leur imagination de vastes horizons mystérieux. Les lois de l'harmonie leur semblent devoir expliquer l'harmonie des mondes, des saisons, des parties de l'âme, celle qui résulte de son unité avec le corps, etc. Des études entourées d'un tel mystère n'étaient évidemment pas faites pour venir vivre au grand jour de l'école, pour former la matière de l'enseignement commun, mais ne pouvaient s'adresser qu'à un petit nombre d'initiés.
C'est donc le trivium - grammaire, rhétorique et dialectique - qui constituait, en définitive, ce qu'on pourrait appeler le cours normal d'études de l'époque, la substance de l'enseignement dans les écoles cathédrales et abbatiales. Or, nous avons vu que les sciences du trivium avaient un caractère tout formel, qu'elles ne visaient que l'homme. D'où il suit que, si l'enseignement avait alors une tendance à être encyclopédique, cette encyclopédie consistait, en réalité, en divers systèmes d'études toutes formelles. Et il n'est pas difficile d'entrevoir ce qui a donné naissance à ce formalisme. L'objet de l'éducation, tel qu'il était connu dès ce moment, était de former l'esprit dans ce qu'il a de plus général, dans son principe essentiel et fondamental, indépendamment des applications multiples et concrètes qui en peuvent être faites ; il a paru que le seul moyen d'atteindre à ce but était d'amener l'homme à réfléchir sur lui-même, à se comprendre, à prendre conscience de soi. Ce n'est pas que les sciences de la nature ne puissent servir à cette même fin. Mais, pour des raisons que nous aurons à rechercher, on n'est arrivé que très lentement à se rendre compte des services que les sciences pouvaient rendre sous ce rapport. Pendant des siècles, il a semblé de toute évidence que seules les études relatives à l'homme pouvaient vraiment servir à former l'homme. Nous arrivons donc à ce résultat important qu'il y avait une nécessité logique pour que l'enseignement fût d'abord tout formel. On conçoit, dès lors, quel mal il eut à se débarrasser de ce formalisme congénital. Et, en effet, nous allons le voir passer de formalisme en formalisme, car il en est d'espèces différentes, sans parvenir à en sortir, exagérant même parfois, sous l'influence des circonstances, sa tendance initiale, si bien que la question reste ouverte encore aujourd'hui.
1. Par musique, il faut entendre non pas la pratique, l'art du chant, mais une sorte de métaphysique de la musique. Il s'agissait d'enseigner les rapports de la musique avec l'arithmétique, l'harmonie des astres et les lois de l'acoustique. « Le vrai musicien devait savoir les sons, leurs intervalles, leurs proportions, leurs consonances, leurs genres, leurs modes, leurs systèmes. » Voir Maitre, 239. ↩