Chapitre VIII - Le sens du mot « Universitas - Le caractère mi-ecclésiastique mi-laïque de l'université - L'organisation intérieure (Nations et facultés)
Nous avons assisté, dans la dernière leçon, aux premiers débuts de l'Université. Bien loin qu'on puisse, comme l'ont fait certains historiens, l'attribuer à l'action personnelle de quelques hommes de génie, nous avons vu qu'elle était le produit de causes générales, l'aboutissement d'une évolution si continue, si ininterrompue qu'il n'est pas possible de dire avec précision à quel moment elle apparaît, de fixer la date où elle a commencé d'exister. Une fois que des écoles se furent fondées en dehors de la cathédrale, des causes diverses amenèrent les maîtres qui y enseignaient à se rapprocher les uns des autres, à se fédérer, à former une association de mieux en mieux organisée. A quel moment atteignit-elle un degré de cohésion et d'unification suffisant pour qu'on puisse y voir quelque chose qui ressemble à ce qu'on appellera ensuite Université ? Il n'est pas possible de répondre à cette question. C'est seulement en 1210 que la société des maîtres s'est fait des statuts réguliers et écrits. Mais bien certainement elle avait auparavant des statuts coutumiers et non codifiés, des usages, sinon des lois et des règlements précis. Nous savons, en effet, que, vers 1170-1180, Jean de Cella, qui fut depuis abbé de Saint-Albain, se trouvant alors à Paris, fut reçu dans la société des maîtres parisiens : ad electorum consortium magistrorum meruit attingere. D'un autre côté, un écrivain de l'époque, Jean de Salisbury, qui fut en France jusqu'en l'année 1149, ne fait pas la moindre allusion à aucun groupement de ce genre. C'est donc entre 1150 et 1180, c'est-à-dire vers la fin du XIIe siècle, que cette association commence à avoir une forme assez définie et à jouer un rôle assez apparent pour que les observateurs en aient pu noter l'existence.
L'Université a donc commencé par n'être rien autre chose qu'une corporation de maîtres différents. Pour se faire une idée de la réalité que ce mot exprimait au Moyen Age, au moins pendant très longtemps, il faut nous soustraire à l'action de certaines idées préconçues. Aujourd'hui, nous sommes habitués à concevoir une Université comme un établissement scolaire, défini, situé, comme une École unique et où des maîtres enseignent l'universalité du savoir humain. Or, tout d'abord, pour ce qui est de l'établissement ou du groupe d'établissements communs, qui sont pour nous comme l'emblème, comme l'expression matérielle de l'Université, il n'en saurait être question au Moyen Age. Il n'y avait aucun édifice spécial affecté aux services communs, scolaires ou autres, de l'Université. Les réunions avaient lieu dans des églises ou des couvents, mais sur lesquels le corps des maîtres n'avait aucun droit et qui, d'ailleurs, n'étaient pas fixés une fois pour toutes, mais étaient choisis suivant les circonstances. Ce n'est que vers le commencement du XIVe siècle que la situation commence à changer. A ce moment, on voit les groupements nationaux que comprenait l'Université commencer à louer collectivement des écoles, et c'est seulement au XVe siècle que les Facultés deviennent propriétaires. Encore ne connaissons-nous pas, même à cette époque, de propriété commune à toute l'Université. Même le Pré-aux-Clercs (situé sur l'emplacement de la rue de l'Université) appartenait à la seule Faculté des arts. L'Université médiévale était donc à peu près complètement dénuée de tout patrimoine. Elle n'avait pas de racines dans le sol. Elle était exclusivement constituée par un groupe de personnes sans avoir commun. D'ailleurs, cette pauvreté fit la force morale des Universités et aida beaucoup à leur développement. Quand l'Université se trouvait en conflit avec les autorités ecclésiastique et laïque, la meilleure arme dont elle disposait pour avoir raison de ses adversaires, c'était la grève. Elle suspendait ses leçons, et se transportait ailleurs ou se dispersait. Elle eut recours plusieurs fois à cette ultima ratio qui, par suite, ne laissait pas d'être redoutée. En 1259, par exemple, ne voulant pas se soumettre à un bref papal, elle se déclara dissoute. Or, ce qui fait qu'elle pouvait, avec une aisance relative, en venir à cette extrémité, c'est qu'elle n'était pas propriétaire ; c'est qu'elle n'était qu'un groupe de personnes qui pouvaient se séparer comme elles s'étaient unies, dès que le besoin s'en faisait sentir. Les maîtres pouvaient facilement se partager le faible avoir commun qui était liquidé, et s'en aller enseigner partout où ils trouvaient des locaux propres à servir d'école. Rien ne les retenait à Paris. Ils ne laissaient derrière eux aucuns biens sur lesquels le fisc royal ou l'Église pussent mettre les mains. Il y a des circonstances où la pauvreté est une force pour les groupes ; elle leur donne une mobilité qui accroît leur capacité de résistance.
De même que de la notion d'Universitas il faut exclure toute idée d'établissement scolaire collectif, de même il faut se garder d'entendre ce mot comme s'il signifiait que l'enseignement donné par les maîtres associés était nécessairement encyclopédique, embrassait l'ensemble de toutes les disciplines humaines. Ce terme est, en effet, emprunté à la langue juridique, et a uniquement le sens d'association douée d'une certaine unité, de corporation. Il est synonyme de societas, de consortium, et ces différentes expressions sont souvent prises l'une pour l'autre indifféremment. Il en est de même primitivement du mot de collegium, bien que, dans la suite, il fût plus spécialement employé pour désigner un organe spécial de l'Université dont nous aurons sous peu à raconter la formation. Ce n'est pas seulement quand il s'agit de la société des maîtres que ce mot d'Universitas signifie corporation ; mais on le trouve également employé pour désigner les corporations industrielles, et même tout groupement d'une certaine consistance, doué d'une certaine unité morale, comme le tout formé par l'ensemble des chrétiens. Aussi, par lui-même, ce terme n'avait à aucun degré un sens scolaire et pédagogique. Pendant longtemps, quand on voulait lui donner cette signification spéciale, il fallait le déterminer par d'autres expressions. On disait Universitas magistrorum et scolarum, ou bien encore Universitas studii ; le mot Studium était, en effet, le plus employé pour indiquer la vie pédagogique qui se développait au sein de la corporation.
Au reste, Universitas pouvait si peu signifier universalité du savoir, totalité des connaissances humaines, que, très souvent, il est employé pour désigner une fraction seulement de ce qu'on appelait plus proprement Université. Le même mot s'appliquait au tout et à la partie. Ainsi, comme nous le verrons sous peu, l'ensemble des maîtres qui enseignaient les arts libéraux forma, très tôt, à l'intérieur de la corporation totale, une corporation spéciale, celle des artistes ; on lui donna souvent le nom d'Universitas. On disait l'Université des artistes, universitas artistarum. Même il y avait peu d'Universités auxquelles le mot d'Universitas eût pu s'appliquer s'il avait eu réellement la signification d'enseignement encyclopédique. Plus d'une Université ne donnait qu'un enseignement limité à une discipline ; à Montpellier, on n'enseignait que la médecine ; à Bologne, pendant longtemps, on n'enseigna que le droit. Même à Paris, la mère des autres Universités, au moins pendant longtemps, le droit civil ne fut pas enseigné. Il y a plus. Alors que le mot d'Université implique avant tout pour nous l'idée d'un groupe de maîtres associés dans une même œuvre d'enseignement, il y eut au Moyen Age des Universités sans maîtres, des Universités qui ne comprenaient que des étudiants. C'est le cas de Bologne, par exemple ; à Bologne, on ne professait que le droit ; les étudiants en droit étaient des hommes d'un certain âge ; très souvent des ecclésiastiques déjà munis de bénéfices. De pareils auditeurs n'entendaient pas se laisser régenter. Ils formaient donc une corporation, une Universitas, distincte et indépendante du collège des maîtres ; et c'est leur corporation qui, en raison de sa forte organisation, y faisait la loi, imposait sa volonté aux maîtres, qui étaient bien obligés d'en passer par où voulaient leurs élèves. Si paradoxal que puisse nous paraître ce type d'organisation scolaire, il a existé et dans plus d'un cas.
Ainsi, l'Université a commencé par être un groupement d'individus, et non un groupement d'enseignements. Elle a exprimé d'abord la solidarité des maîtres beaucoup plus que la solidarité des enseignements ; celle-ci ne serait qu'un ricochet de celle-là. C'est l'association des personnes qui aurait entraîné à sa suite l'association des études. Si l'on songe, d'autre part, que les maîtres furent amenés à se rapprocher et à s'unir, en somme, sous l'influence de causes fortuites, à savoir les conditions particulières de la société d'alors, qui faisaient de la vie corporative une nécessité, et le besoin de se défendre contre le chancelier de Notre-Dame, on en vient à se demander si cette institution scolaire, qui a eu pourtant sur le Moyen Age et, par suite, sur les temps qui ont suivi, une telle influence, n'est pas elle-même la résultante de causes passagères, locales, sans rapport logique avec l'effet qu'elles ont produit. Cette concentration des disciplines et, autant que possible, de toutes les disciplines humaines, qui a été la vraie fonction utile des Universités dans le passé et dans le présent, serait un contrecoup inattendu, imprévu, en partie tardif, d'accidents historiques, de particularités contingentes qui se sont trouvées réunies en un lieu et en un temps déterminé. Et il n'est pas douteux que cette interprétation des faits ne contienne quelque part de vérité. Mais, d'autre part, si l'on songe que l'Université n'est pas l'institution d'un temps ni d'un pays, mais qu'elle s'est perpétuée jusqu'à nous et que l'organisation qui la caractérise s'est propagée dans toute l'Europe, qu'elle s'est adaptée aux milieux sociaux les plus divers - car on sait que l'Université de Paris et l'Université de Bologne, mais la première à un plus haut degré que la seconde, ont été les deux prototypes sur lesquels les autres se sont modelés avec une fidélité et un respect vraiment extraordinaires - si l'on songe à tout cela, il paraît impossible qu'elle n'ait eu véritablement pour causes que des incidents, pour ainsi dire, de notre histoire nationale et parisienne.
C'est bien le groupement des personnes, le groupement des maîtres qui est le fait primitif ; c'est lui qui a suggéré l'idée de grouper les études, les enseignements, et de les concentrer. Mais, d'un autre côté, l'idée n'aurait pas eu une telle fortune, elle ne se serait pas généralisée avec une telle rapidité, ni maintenue avec une telle constance si elle n'avait pas été déjà dans l'air, si elle n'avait pas répondu aux aspirations du Moyen Age et aussi des temps suivants. Et n'avons-nous pas, en effet, déjà trouvé cette idée à la base de tous les systèmes d'enseignement dont nous avons eu à parler ? N'avons-nous pas, en effet, constaté que, plus ou moins consciemment, elle était inhérente à la notion même de l'enseignement éducatif qui apparaît avec le christianisme et qui n'a fait depuis que se développer ? C'est l'idée que l'enseignement ne doit pas être dispersé, s'il veut avoir une action éducative ; que toutes les disciplines enseignées doivent être groupées étroitement en vue d'un but commun et dans un même esprit. Eh bien, c'est la même idée que nous retrouvons ici, mais agrandie, et développée sur une aire beaucoup plus étendue que dans le passé. Cette fois, il ne s'agit plus seulement de quelques maîtres associés dans une même œuvre pédagogique, comme c'était le cas dans les écoles cathédrales, mais de centaines de professeurs se concertant pour organiser en commun un enseignement qui s'adresse à des milliers d'étudiants. Sans doute, l'idée n'eût pas pris un tel essor si des causes diverses n'avaient concentré sur un point déterminé du territoire européen une multitude de maîtres et ne les avaient amenés à se grouper ; mais, d'un autre côté, le seul spectacle de cette association n'eût pas suffi à éveiller l'idée d'un organisme scolaire aussi ample, aussi complexe, si elle n'avait déjà en quelque mesure existé dans les esprits, sous une forme plus modeste, mais toute prête à prendre une extension plus grande dès que les circonstances l'y provoqueraient.
En fait, nous la voyons dans certains cas s'affirmer, alors que pourtant les circonstances ne l'y invitent pas. Nous avons montré que dans la conception première de l'Universitas la nécessité d'un enseignement encyclopédique n'était pas immédiatement impliquée, que la plupart des premières Universités n'eurent pas ce caractère. Mais il n'est pas moins certain qu'elles tendaient d'elles-mêmes et spontanément à l'acquérir. Si, en effet, elles se trouvaient ne comprendre qu'un ordre d'enseignement, elles aspiraient instinctivement à être plus compréhensives. C'est ce que reconnaît l'un des historiens qui a le plus contribué à démontrer le sens restreint du mot Universitas. « La proposition (de Savigny), dit-il, que, pour le Moyen Age, la principale affaire d'une Université n'était pas d'embrasser la totalité des sciences, peut induire en erreur. Si l'on ne peut regarder ce caractère encyclopédique comme l'essentiel de l'Université, on y voyait pourtant un but très désirable. » Dès 1224, Frédéric II voulait au Studium generale qu'il fonda à Naples des représentants de toutes les sciences, doctores et magistri in qualibet facultate. Et dans les brefs, bulles qui fondèrent les Universités, on retrouve toujours la même phrase, énonçant que les privilèges ainsi concédés doivent s'appliquer in quavis licet facultate. On ne l'enfermait pas dans des limites définies, mais, au contraire, on ouvrait devant elle un champ illimité. C'est ainsi donc qu'on sentait bien dès ce moment que l'Université ne remplirait toute sa destinée, ne serait vraiment elle-même que dans la mesure où elle comprendrait une pluralité ou même la totalité des enseignements. Ce n'était qu'un idéal, rarement réalisé, mais dont elle tendait et devait tendre à se rapprocher. Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue quand on veut comprendre la manière dont l'Université s'est formée et développée. Outre les causes extérieures qui l'ont appelée à l'existence, et quelle qu'ait été l'influence de ces causes contingentes qui ont certainement laissé leurs marques sur l'organisation universitaire, il y eut un facteur intérieur sans lequel elles seraient restées plus ou moins stériles pédagogiquement ; c'est une conception sui generis de l'éducation et de l'enseignement qui caractérise les sociétés chrétiennes, conception qui préexistait à la fonction de la corporation enseignante, mais qui y trouva les moyens de se réaliser de la manière la plus active qui se pût concevoir.
Après avoir exposé les causes qui ont déterminé la formation des Universités, il nous faut maintenant chercher à voir de plus près en quoi consistait la corporation universitaire.
Et, tout d'abord, il y a une question qui a été passionnément controversée et que nous ne pouvons passer sous silence, car, suivant la solution qu'on y apporte, on se fait de l'Université une conception très différente. L'Université était-elle un corps laïque ou ecclésiastique ? Le problème fut très discuté au XVIIe siècle entre juristes parce qu'il avait un côté juridique ; mais il a aussi une importance morale et historique.
La manière même dont l'Université a pris naissance ne permet guère de supposer qu'elle ait pu être un corps proprement ecclésiastique. Elle est née, en effet, en dehors des milieux religieux ; elle n'a été possible que du jour où des Écoles se furent établies en dehors de la cathédrale. Dès le moment où elle commença à exister, elle trouva dans le clergé et séculier et régulier deux adversaires irréductibles. Ce fut d'abord la grande lutte contre le chancelier, qui fut d'ailleurs couronnée de succès. Ce fut, un peu plus tard, vers 1250, une autre lutte, moins longue et d'ailleurs moins heureuse, contre deux ordres réguliers, celui des Franciscains et celui des Dominicains, qui, subrepticement, tendaient à accaparer l'enseignement théologique tout en prétendant se soustraire aux règlements et usages de l'Université. La papauté montra plus de complaisance pour ces ordres puissants qu'elle n'en avait montré pour l'autorité épiscopale ; elle prit la défense des frères, et l'Université dut capituler sur plus d'un point. Mais l'Université garda de la lutte non seulement une hostilité qui préexistait d'ailleurs contre le clergé régulier, mais encore une certaine défiance vis-à-vis de son ancien allié le Saint-Siège, passé, en cette circonstance, à l'ennemi. Et c'est à ce moment que remonte l'origine de ce gallicanisme dont la théologie universitaire fut toujours empreinte.
Non seulement l'Université n'était pas cléricale d'esprit, mais encore elle comprenait un nombre plus ou moins considérable - l'évaluation est difficile - de laïcs. Les laïcs étaient admis à tous les enseignements, sauf à la théologie, et la théologie était une toute petite minorité dans l'ensemble de l'Université. Il y eut un moment où il n'y eut que huit maîtres de théologie. Il y a plus ; il y avait au moins un enseignement d'où tout religieux était exclu, soit séculier, soit régulier, et deux autres, dont l'un était le plus important de toute l'Université, que les réguliers n'étaient pas admis à donner, c'est le Droit et les Arts libéraux. Les maîtres, en prêtant serment, étaient obligés de jurer qu'ils n'admettraient aucun religieux à un examen quel qu'il fût : Nullum religiosum cujuscumque fuerit professionis recipietis in aliqua examinatione.
Mais, d'un autre côté, si l'Université s'opposait à l'Église, cependant elle en sortait. Elle était due, en définitive, à une sorte d'essaimage qui avait eu pour lieu d'origine le cloître de Notre-Dame. Si elle s'est constituée en dehors de la cathédrale, cependant elle resta longtemps à son ombre ; ce fut assez tard qu'elle osa quitter la cité, passer les ponts et s'établir sur la rive gauche de la Seine. Il était donc impossible qu'elle ne fût pas encore fortement pénétrée de l'esprit qui avait régné jusque-là, d'une manière exclusive, dans les milieux scolaires. Même la lutte contre le chanoine de Notre-Dame, si elle eut pour effet d'affranchir les maîtres du joug religieux le plus proche, d'un autre côté les plaça sous la dépendance du Saint-Siège. Car, en invoquant l'autorité de la papauté, ils la reconnurent ; par cela même qu'ils vinrent s'abriter sous le pouvoir papal, ils s'en firent les subordonnés. Sans doute parce que la puissance dont ils se trouvaient ainsi dépendre était plus lointaine, la subordination était moins étroite, leur laissait plus de liberté ; ils n'en étaient pas moins devenus un organe de l'Église universelle, comme les ordres réguliers, quoiqu'à un autre titre et d'une autre manière. - D'ailleurs, les maîtres comme les étudiants avaient intérêt à ne pas rompre complètement les liens qui les rattachaient à l'Église ; car l'Église et tous ceux qui en faisaient partie, à quelque titre que ce fût, jouissaient d'importants privilèges. Quiconque était d'Église, fût-ce en qualité de serviteur, et sans être pour autant dans les ordres, était inviolable pour la justice séculière et ne relevait que des tribunaux ecclésiastiques. On conçoit sans peine que la corporation naissante n'ait pas renoncé volontiers à des immunités aussi précieuses. On s'explique donc qu'elle ait tenu à garder quelque chose de la condition ecclésiastique. De là vient l'usage du costume, de la tonsure, tonsura clericalis, qui pourtant n'impliquait pas à elle seule que ceux qui la portaient eussent reçu les ordres mineurs. De là surtout l'obligation au célibat, qui fut d'abord absolue et universelle à l'intérieur de l'Université, et qui ne fut levée, en faveur des seuls médecins, qu'au milieu du XVe siècle. C'est que les serviteurs ou employés séculiers de l'Église ne pouvaient continuer à jouir des immunités ecclésiastiques qu'à condition de rester célibataires.
Que résulte-t-il de ces faits contradictoires ? Que la question que nous nous sommes posée ne comporte pas de solution simple, qui puisse être énoncée d'un mot. L'Université ne fut ni un corps exclusivement laïque ni un corps exclusivement ecclésiastique. Elle avait à la fois l'un et l'autre caractère. Elle est faite de laïcs qui ont gardé en partie la physionomie du clerc, et de clercs qui sont laïcisés. Désormais, en face du corps ecclésiastique, il existe un corps différent, mais qui s'est formé partiellement à l'image de celui auquel il s'oppose. Ainsi s'explique la diversité des appréciations portées sur l'Université, et qui, quoique contradictoires, sont également vraies et également fausses. Et cette complexité de la constitution organique de l'Université traduit à merveille le système d'idées qui en était l'âme. Nous devons, en effet, déjà entrevoir chemin faisant, et nous verrons mieux dans la suite que l'Université a été l'organe de cette philosophie spéciale qu'on a appelée la philosophie scolastique. Or, ce qui caractérise la philosophie scolastique, c'est l'interpénétration mutuelle de la raison et de la foi en un même système d'idées où elles sont inséparables l'une de l'autre. Je dis interpénétration, et par là la philosophie scolastique se distingue très nettement de la philosophie du XVIIe siècle, qui, elle aussi, a entrepris de rapprocher la raison et la foi, mais d'une tout autre manière. Pour le XVIIe siècle, la religion n'excluait pas la philosophie, mais s'en distinguait très nettement. La raison ne contredisait pas la foi, mais le domaine de l'une était tout à fait indépendant du domaine de l'autre. Le premier continuait le second, mais sans qu'il y eût entre eux aucune confusion. Pour la philosophie de l'Université médiévale, pour la philosophie scolastique, au contraire, les deux ne font qu'un. Il ne s'agit plus de juxtaposer la raison au dogme, mais d'introduire la raison dans le dogme, de rationaliser la foi. C'est à ce mélange inextricable que correspond si bien le mélange parallèle du caractère laïque et du caractère ecclésiastique que nous avons retrouvé dans l'organisation extérieure de l'Université.
Gardons-nous de voir dans cet état mixte, et pour ainsi dire contradictoire, de l'Université première un signe d'infériorité. Avec le temps, sans doute, le caractère de l'Université se déterminera davantage ; des deux éléments qui entraient dans sa nature primitive, un seul survivra. A partir du XVIe siècle, surtout du XVIIe siècle, elle sera considérée comme un corps purement laïque. Mais on peut se demander si cette détermination plus grande ne fut pas, en réalité, un appauvrissement ; car elle ne fut obtenue que par une regrettable limitation du champ d'activité de l'Université. Si l'Université devint plus purement laïque, c'est parce que les choses spirituelles furent soustraites à son appréciation pour être réservées à l'Église. Les études séculières furent affranchies, mais devinrent étrangères à toutes les questions que soulevait la religion et s'en désintéressèrent. Nous aurons à rechercher comment se fit cette dissociation qui préluda à l'éclectisme si médiocre par lequel le XVIIe siècle, comme je le disais tout à l'heure, crut réconcilier la raison et la foi, tout simplement en maintenant l'une à distance de l'autre, en établissant entre elles des cloisons étanches, destinées à prévenir toute communication entre ces deux mondes. Combien est plus intéressante l'époque où nous sommes actuellement arrivés, où l'on n'a pas essayé encore de séparer ces deux aspects inséparables de la vie humaine, où l'on n'a pas encore entrepris de canaliser et d'endiguer ces deux grands courants intellectuels et moraux comme si l'on pouvait empêcher qu'ils ne se rencontrent ! Combien cette mêlée générale et tumultueuse de toutes les idées et de tous les sentiments était plus vivante que l'accalmie artificielle et apparente des siècles qui suivront !
Mais, pour arriver à comprendre ce que c'est que l'Université, il ne suffit pas de la considérer ainsi dans un coup d’œil d'ensemble de manière à apercevoir ses caractères les plus généraux. C'était un corps complexe formé de parties agencées en un même organisme. Il nous faut donc chercher quelles sont ces parties, leur nature et leurs rapports. C'est d'ailleurs en procédant à cette analyse que nous trouverons la partie du corps universitaire qui nous intéresse plus particulièrement, je veux dire celle qui correspond à l'enseignement secondaire.
L'Université, telle qu'elle se présente à l'observateur au moment où elle est définitivement constituée, comprend une double organisation. D'une part, étudiants et maîtres formaient quatre groupes distincts, jouissant d'une certaine autonomie, suivant la nature de leurs études : ce sont les quatre Facultés, théologie, droit ou décret, médecine et arts libéraux. Mais, concurremment avec cette division de la population universitaire, il y en avait une autre qui reposait sur une tout autre base. Les maîtres et les étudiants y étaient groupés d'après leur nationalité, d'après leurs affinités ethniques et linguistiques. C'était ce qu'on appelait les quatre Nations dont les noms sont : les Français (il faut entendre par là les habitants de l'Ile-de-France et des provinces voisines), les Picards, les Normands et les Anglais. Chacune de ces rubriques comprenait d'ailleurs une pluralité de nationalités différentes. Ainsi, à la France, étaient rattachés tous les pays de langue latine ; à l'Angleterre, tous les pays germaniques, si bien que vers le milieu du XVe siècle le mot de Germanie remplace celui d'Angleterre ; à la Picardie, les Pays-Bas. Avec le temps, chacune de ces grandes sections elle-même se subdivisa en provinces particulières, ou, comme on disait aussi, en tribus ; mais il est inutile que nous entrions dans le détail de ces subdivisions, qui sont pour nous sans intérêt. Mais ce qu'il importe de bien remarquer, c'est que ces deux modes d'organisation ne se recouvrent pas entièrement. La première - en Facultés - embrassait l'Université tout entière ; la seconde, en Nations, ne comprenait que la seule Faculté des arts et laissait en dehors de ses cadres les théologiens, les juristes et les médecins.
Pendant longtemps, on a cru que ces deux organisations correspondaient à deux phases successives de l'histoire de l'Université. A l'origine, la Faculté des arts aurait existé seule, c'est-à-dire que les maîtres ès arts auraient été d'abord les seuls qui se fussent groupés corporativement. Ils avaient, dit-on, plus à souffrir que les autres de la suprématie du chancelier ; ils étaient donc aussi plus intéressés à s'unir pour lutter. D'un autre côté, ils étaient très nombreux ; ils formaient, et de beaucoup, la majeure partie du personnel enseignant ; ils étaient donc dans de meilleures conditions pour organiser la résistance. Leur corporation aurait donc été la première qui se fût constituée ; mais en même temps, et par cela même qu'elle était très volumineuse, elle se serait très vite subdivisée en sous-groupes d'après la nationalité de ses membres. Puis, ultérieurement, les membres des autres Facultés, les maîtres des autres enseignements auraient suivi l'exemple qui leur était ainsi donné ; eux aussi auraient formé des associations, des corporations (droit, médecine, théologie), qui seraient venues, une fois nées, se fédérer avec la corporation initiale des artistes. Et ainsi, l'Université complète serait résultée non d'un grand mouvement de concentration enveloppant dans un seul et même système tous les enseignements qui étaient donnés à l'intérieur de l'île, toutes les spécialités qui étaient professées, mais d'un mouvement de fédération entre des corporations distinctes, préalablement constituées.
Mais, Denifle a définitivement démontré que cette conception est controuvée par les faits. Il est bien certain, tout d'abord, que les Facultés ne se sont pas constituées à part les unes des autres pour se fédérer ensuite. Le mot de facultas, avec le sens de groupe scolaire consacré à un enseignement spécial, n'apparaît que dans le cours du XIIIe siècle ; jusque-là, facultas était simplement synonyme de scientia et signifiait une discipline scientifique particulière. Au contraire, le consortium magistrorum, la corporation des maîtres, date de la seconde moitié du XIIe siècle. Et, d'ailleurs, toutes les fois où il nous est parlé de cette corporation à ses débuts, elle nous est présentée comme une société d'individus, non comme une fédération de groupes particuliers et distincts. Ce qui a existé tout d'abord, c'est donc une vaste société comprenant tous les maîtres enseignants, quelle que fût leur spécialité. Puis, peu à peu, au sein de cette association, des groupes plus restreints se sont formés, d'après les affinités qui résultaient de la communauté des études ; il est évident que les théologiens avaient des idées, des intérêts autres que les artistes, ou que les juristes. Avec le temps, ces groupes restreints ont pris de la consistance, ont acquis une autonomie de plus en plus grande au sein du groupe total ; ainsi se sont formées les Facultés. Elles ne sont pas un fait primitif, elles sont résultées d'une différenciation qui s'est produite dans la communauté primitive des maîtres de toute sorte. Par conséquent, on n'est pas fondé à faire de la Faculté des arts le noyau central autour duquel les autres Facultés seraient venues se grouper les unes après les autres. Il n'y a pas eu un moment où la Faculté des arts aurait été l'Université elle-même, et, par suite aussi, l'organisation en nations n'est pas antérieure à l'organisation en facultés. D'ailleurs, nous savons aujourd'hui que la distribution des artistes en quatre nations se fit seulement entre les années 1219-1221, c'est-à-dire au moment où l'Université existait déjà depuis plus d'un demi-siècle.
Mais alors d'où vient cette double organisation ? Pourquoi ce double système de cadres ? Dira-t-on qu'il était naturel que les élèves et les maîtres de la Faculté des arts, tout en restant unis en une même corporation, en raison de la communauté de leurs études, se répartissent pourtant en groupes distincts suivant leur nationalité ? Mais alors pourquoi les mêmes subdivisions ne se retrouvent-elles pas dans les autres Facultés ? Pourquoi sont-elles spéciales aux seuls artistes ? Pourtant les mêmes affinités nationales n'étaient pas moins agissantes dans le droit, la médecine et la théologie. D'ailleurs, la Faculté des arts et le corps fait par les quatre nations réunies constituaient, au moins à l'origine, deux organismes distincts, bien que formés des mêmes éléments. C'étaient comme deux personnalités différentes. Le Père Denifle cite un exemple très démonstratif de cette dualité. La Faculté des arts n'avait pas de sceau qui lui fût spécial, alors que chaque nation avait le sien. Un jour où elle fut obligée de sceller un acte qu'elle avait fait séparément du reste de l'Université, elle employa les sceaux des quatre nations ; mais avec leur consentement, consensu earum. Dire que la Faculté fut obligée de demander les sceaux des quatre nations, c'est dire évidemment que les deux groupements n'étaient pas identiques. C'est donc que chacun d'eux avait une fonction différente. Et voici en quoi consistait cette différence. La Faculté s'était constituée en vue d'administrer la vie proprement scolaire, d'organiser l'enseignement, de le défendre contre les empiétements de Notre-Dame, etc. Mais la vie extrascolaire était en dehors de son ressort. Cependant, en dehors de ses leçons, l'écolier avait besoin d'être encadré, soutenu, surveillé ; il fallait qu'il trouvât un logement convenable, qu'il ne fût pas exploité, qu'il fût protégé contre tous les risques de la vie de Paris. C'est à quoi répondait l'organisation en nations. Et ainsi on s'explique pourquoi elle était particulière à la Faculté des arts. C'est que celle-ci comptait, comme on le voit, des écoliers très jeunes, de véritables enfants qui ne pouvaient être abandonnés à eux-mêmes. En un mot, l'organisation des nations témoigne, avec l’Université, d'un recrutement des écoliers bien plus étendu dans l'espace. Tant qu'ils avaient été groupés autour des écoles cathédrales, ils habitaient pour la plupart dans le voisinage. Ceux qui venaient de loin étaient certainement rares et ne constituaient pas une difficulté. Maintenant ils sont légion ; ils se comptent par centaines. C'est pourquoi il fallut les encadrer dans les nations : solution nouvelle et qui, nous le verrons, ne fut d'ailleurs que provisoire.