Chapitre V : Les Jésuites

Nous avons vu dans les derniers chapitres comment, à l'époque de la Renaissance, et sous l'influence des changements survenus dans l'organisation économique et politique, le besoin d'un nouveau système d'éducation se fit sentir chez tous les peuples européens. Ainsi se produisit un éveil de la réflexion pédagogique sans exemple jusque-là dans l'histoire. Les consciences les plus éclairées du siècle, pour répondre aux besoins qui travaillaient l'opinion publique et qu'elles étaient les premières à ressentir, se posèrent le problème de l'éducation dans toute sa généralité et entreprirent de le résoudre avec toute la méthode et l'étendue d'informations que permettait l'époque. De là ces grandes doctrines pédagogiques dont nous avons essayé de fixer les traits principaux et, qui toutes se proposaient de déterminer d'après quels principes le système d'enseignement devait être réorganisé, pour être mis en harmonie avec les exigences du temps. Mais, telles que nous les trouvons exposées dans les œuvres d'Érasme, de Rabelais, de Vivès, de Ramus, ces doctrines ne sont encore que des systèmes d'idées, des conceptions toutes théoriques, des plans et des projets de reconstruction ; il nous faut maintenant rechercher ce qui en est passé dans la pratique, ce que devinrent ces théories quand, sortant du monde de l'idéal, elles tentèrent de pénétrer les faits.

Sans doute, s'il était de règle que les doctrines pédagogiques se réalisent adéquatement sous la forme même que leur ont donnée les penseurs qui les ont conçues, si la réalité scolaire ne faisait que les refléter fidèlement, la question ne présenterait qu'un intérêt secondaire. Mais je ne sais pas s'il existe un seul cas dans l'histoire où l'on ait vu l'idéal proposé par un pédagogue passer tout entier et sans modifications essentielles dans la pratique. Est-ce que les théories de Rousseau ont jamais été appliquées à la lettre ? Si grande qu'ait été l'influence de Pestalozzi, il est à peu près le seul qui ait essayé de pratiquer strictement la méthode à laquelle il a attaché son nom, et les échecs de ses tentatives démontrent assez que cette méthode n'était praticable qu'à condition de se transformer. C'est qu'en effet, les grands pédagogues ont le plus souvent des tempéraments d'outranciers. Ils sentent vivement ce qui manque, les besoins récemment éveillés et qui n'ont pas encore obtenu satisfaction ; quant à ceux qui sont satisfaits depuis longtemps, précisément parce qu'ils ne réclament rien, ils n'en ont que faiblement conscience, et par suite ils n'en tiennent guère compte dans leurs constructions. De là, des systèmes unilatéraux, exclusifs, qui ne peuvent devenir viables qu'en s'élargissant, qu'en tempérant leur simplisme constitutionnel, qu'en s'ouvrant à des préoccupations différentes de celles dont à l'origine ils s'étaient presque exclusivement inspirés. C'est au contact de la réalité, c'est au moment où elles essayent de passer dans les faits que les idées pédagogiques se dépouillent de leur intransigeance initiale. Sans doute, pour comprendre ce qu'elles deviennent une fois entrées dans la pratique, il est nécessaire de les connaître, telles qu'elles ont été conçues par les pédagogues révolutionnaires, car elles sont, sous cette forme, le ferment de l'évolution qui les réalise. Mais, d'autre part, lorsque cette évolution ne se borne pas à leur donner une enveloppe extérieure, un corps matériel et visible, mais les transforme en les réalisant, elle fait partie de leur histoire interne, et à ce titre, mérite tout particulièrement l'attention.

D'ailleurs, en l'espèce, la question est d'autant plus importante que la pédagogie de la Renaissance avait posé un problème qu'elle laissait irrésolu et que la pratique seule devait trancher. En effet, nous avons constaté l'existence de deux courants pédagogiques différents. Pour les uns, épris avant tout de savoir, l'objet principal de l'éducation devait être de former des intelligences encyclopédiques ; les autres, au contraire, amoureux de bien dire plutôt que de science proprement dite, visaient avant tout à faire des esprits polis, cultivés, sensibles aux charmes du beau langage, aux joies délicates que l'on goûte dans le commerce des beaux esprits, et capables d'y tenir eux-mêmes un rôle honorable. Assurément, ces deux courants n'allaient pas jusqu'à s'opposer et à s'exclure ; il n'est même pas un seul des grands génies de la Renaissance qui n'ait plus ou moins senti l'action de l'un et de l'autre à la fois. Mais, d'un autre côté, il y avait entre eux trop de différence pour qu'un même esprit ait pu sentir l'un et l'autre également. Nous avons même vu que la valeur éducative de ces deux conceptions était très inégale. Rabelais n'est pas sans apprécier le savoir d'un discours fait suivant les règles, puisque Eudémon, dont il oppose la grâce à la lourde gaucherie de Gargantua, est passé maître dans cet art ; cependant, il est bien certain que les préoccupations littéraires ne sont pas, chez lui, prépondérantes. Érasme, de son côté, est loin de mépriser l'érudition, puisqu'il réclame du maître un savoir étendu ; mais ce savoir n'est pour lui qu'un moyen de mieux initier l'élève aux lettres anciennes, de lui en faire mieux comprendre les beautés, et de lui apprendre à les imiter. De ces deux courants qui se disputent les esprits, lequel va l'emporter sur l'autre et mettre sa marque sur notre système scolaire ? On voit toute la gravité du problème. Deux voies s'ouvraient à notre esprit national ; suivant celle où il va s'engager, il en sortira transformé dans deux sens tout à fait différents.

Ce n'est pas tout. Nous avons vu que ces deux courants, malgré les différences qui les séparent, ont pourtant un trait commun : c'est qu'ils procèdent tous deux comme d'un esprit aristocratique. De part et d'autre, les qualités qu'il s'agit de faire acquérir à l'élève sont des qualités de luxe qui ne répondent à aucune fin utile. Si, suivant Érasme, il faut étudier les littératures anciennes, c'est pour devenir un esprit élégant, un causeur disert, un écrivain agréable. Si Rabelais conseille une large culture scientifique, ce n'est pas parce que la science est utile et dans la mesure où elle est utile ; c'est parce qu'il est, suivant lui, beau de savoir pour savoir. D'un côté comme de l'autre, on ne semble pas se douter que l'éducation est, avant tout, une fonction sociale, solidaire des autres fonctions, qu'elle doit par conséquent préparer l'enfant à tenir sa place dans la société, à jouer un rôle utile dans la vie. A voir l'idée que les uns et les autres se font de l'éducation, on dirait vraiment que l'enfant est appelé à passer toute son existence dans la compagnie de gentilshommes et de gentilles dames, comme étaient les habitants de Thélème, en douces ou en doctes conversations, échangeant de jolis propos ou de nobles idées, mais sans avoir jamais à employer ses forces dans des tâches définies. On ne dirait pas qu'il y avait au même moment des hommes occupés à des fonctions sociales déterminées, des artisans et des marchands, des soldats et des prêtres, des magistrats et des hommes d'État. Mais, si l'éducation ne doit préparer l'enfant à aucune de ces professions particulières, elle doit cependant le mettre en état d'aborder utilement celle qu'il choisira le moment venu.

Or, a priori, il ne paraît pas téméraire de penser que, en passant du domaine de la théorie dans le domaine de la pratique, ces conceptions pédagogiques vont presque nécessairement se défaire de ce caractère aristocratique qui les viciait. En effet, quand on spécule dans le silence du cabinet, on peut bien laisser sa pensée se mouvoir dans un monde idéal, où elle ne rencontre pas de résistance, et perdre de vue les nécessités les plus immédiates de l'existence. Mais, quand on essaye de faire passer ces spéculations dans les faits, il est bien difficile qu'on ne s'éveille pas de cette espèce de rêve ; il est bien difficile de ne pas sentir que la vie sérieuse n'est pas faite uniquement de loisirs noblement occupés, que l'homme n'est pas seulement un objet d'art qu'il s'agit de polir et de ciseler. Dès lors, il est légitime de s'attendre à ce que la pédagogie de la Renaissance, en essayant de descendre dans la pratique scolaire, ait été amenée à se corriger et à se transformer. On pourrait concevoir, par exemple, qu'au lieu de réclamer de l'enfant une érudition inutile, on ait senti la nécessité de faire un choix, et de lui enseigner exclusivement les connaissances les plus aptes soit à former son jugement, soit à le diriger dans la vie ; que, au lieu de le mettre en contact avec la civilisation ancienne dans le seul but de lui apprendre à écrire et à parler élégamment, on s'en soit servi comme d'un moyen d'élargir son expérience des hommes et des choses, de lui faire connaître une autre humanité que celle qu'il voyait autour de lui, d'autres croyances, d'autres pratiques, d'autres manières de penser que celles dont il avait l'habitude. Je n'indique, d'ailleurs, ces changements possibles qu'à titre d'exemple, et pour montrer comment ces théories du XVIe siècle, sans même modifier leurs principes essentiels, pouvaient cependant, sous l'influence ressentie des nécessités de la vie, prendre un aspect nouveau.

Tels sont les problèmes pratiques qui se posaient vers le milieu du siècle. Or, nous allons voir que les solutions intervenues sont presque à l'opposé de ce que les analogies les plus légitimes permettaient de prévoir. Nous disions tout à l'heure que généralement, quand une doctrine pédagogique entre dans la période d'application, elle se corrige, s'atténue, perd son simplisme primitif. Tout au contraire, l'idéal pédagogique de la Renaissance est devenu, en se réalisant, plus exclusif, plus outré, plus unilatéral. Le caractère aristocratique et esthétique que nous lui avons reproché, loin de se tempérer, n'a fait que s'exagérer. L'enseignement est devenu plus étranger aux besoins de la vie réelle. Mais n'anticipons pas les événements, et voyons comment ils se sont déroulés.

Bien que les collèges de l'Université aient été pendant des siècles l'asile de la scolastique, ils s'ouvrirent relativement vite aux idées nouvelles. Au moment où Érasme, Vivès et Rabelais étaient écoliers, c'est-à-dire aux environs de l'an 1500, le vieil enseignement était encore en vigueur, puisqu'ils le reçurent ; trente ans plus tard, sous François 1er, la réforme était, sinon accomplie, du moins en train de s'accomplir. Partout ou presque partout les lettres anciennes et l'érudition prenaient la place que la dialectique avait occupée jusque-là. Tout le monde a présent à l'esprit l'enthousiasme avec lequel Rabelais salue l'aurore des temps nouveaux : « Dans ma jeunesse, dit-il, le temps était ténébreux et sentait l'infélicité et calamité des Gots, qui avaient mis à destruction toute bonne littérature… Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité ha esté de mon âge rendue aux lettres… Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées, grecque, sans laquelle c'est honte qu'une personne se die scavante, hébraïque, caldaïque, latine… Tout le monde est plein de gens scavants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m'est advis que ny au temps de Platon ny de Cicéron n'était telle commodité d'étude qu'on y veoit maintenant. » C'est avec une égale confiance qu'Étienne Dolet nous parle de la révolution qui s'est accomplie sous ses yeux : « N'avais-je pas raison, s'écrie-t-il, de rendre hommage aux lettres et à leur triomphe ? Elles ont repris leur lustre antique et, en même temps, leur véritable mission, qui est de faire le bonheur de l'homme, de remplir sa vie de tous les biens. Elle grandira cette jeunesse qui, en ce moment, reçoit une bonne et libérale instruction, et avec elle croîtra l'estime publique pour les lettres ; elle fera descendre de leurs sièges les ennemis du savoir ; elle occupera les emplois publics, elle entrera dans les conseils du roi, elle administrera les affaires de l'État et elle y apportera la sagesse. »

Pour savoir ce que devinrent les théories pédagogiques de la Renaissance quand elles entrèrent dans la pratique, il semble donc qu'il n'y ait qu'à rechercher comment l'Université les entendit et les appliqua. Mais ce qui empêche de procéder ainsi, ce qui complique la question, c'est un grand changement qui se produisit au même moment dans notre organisation scolaire. Jusque-là, l'Université avait seule le monopole et la responsabilité de l'enseignement, et, par conséquent, c'est d'elle, et d'elle seule, que dépendait l'avenir des réformes pédagogiques. Mais, vers le milieu du XVIe siècle, en face de la corporation universitaire, se constitue une nouvelle corporation enseignante, qui va déposséder l'Université de son monopole, qui va même conquérir, avec une rapidité extraordinaire, une sorte d'hégémonie dans la vie scolaire, c'est la corporation des Jésuites.

Ce qui avait suscité l'ordre des Jésuites, c'est le besoin ressenti par la catholicité d'arrêter les progrès de plus en plus menaçants du protestantisme. Avec une extraordinaire rapidité, les doctrines de Luther et de Calvin avaient gagné l'Angleterre, l'Allemagne à peu près tout entière, la Suisse, les Pays-Bas, la Suède, une notable partie de la France. En dépit de toutes les rigueurs déployées, l'Église se sentait impuissante et commençait à craindre que l'empire du monde ne lui échappât définitivement. C'est alors que, pour endiguer l'hérésie et la refouler mieux, si c'était possible, Ignace de Loyola eut l'idée de lever une milice religieuse d'un genre tout à fait nouveau. Il comprit que les temps étaient passés où l'on pouvait gouverner les âmes du fond d'un cloître. Maintenant que les hommes, emportés par leur mouvement propre, tendaient à échapper à l'Église, il fallait que l'Église se rapprochât d'eux pour pouvoir agir sur eux. Maintenant que les personnalités particulières commençaient à se dégager de l'homogénéité intellectuelle et morale qui avait été la loi des siècles précédents, il fallait être près des individus, pour pouvoir exercer sur eux une action qui pût s'accommoder à la diversité des esprits et des tempéraments. En un mot, au lieu de ces lourdes masses monastiques qu'avait connues le Moyen Age et qui, immobiles à leur poste, se bornaient à repousser les attaques quand elles se produisaient, mais sans savoir prendre elles-mêmes l'offensive, il fallait constituer une armée de troupes légères qui, perpétuellement en contact avec l'ennemi, bien informées par suite de tous ses mouvements, fussent en même temps assez alertes, assez mobiles pour pouvoir se porter au moindre signal partout où il y avait danger, et aussi assez souples pour savoir varier leur tactique suivant la diversité des hommes et des circonstances, et cela tout en poursuivant partout et toujours le même but, en coopérant au même plan. La Compagnie de Jésus fut cette armée.

Ce qu'elle a, en effet, de distinctif, c'est qu'elle sut réunir en elle deux caractères que le Moyen Age eût trouvés inconciliables et contradictoires. D'une part, les Jésuites appartiennent à un ordre religieux, tout comme les Dominicains ou les Franciscains ; ils ont un chef, ils sont soumis tous à une même règle, à une discipline commune ; même la passivité de l'obéissance, l'unité de vues et d'action, n'ont été portées, dans aucune milice soit laïque, soit religieuse, à un si haut degré. Le Jésuite est donc un prêtre régulier. Mais, d'un autre côté, il a en même temps tous les caractères du prêtre séculier ; il en porte l'habit ; il en remplit les fonctions, il prêche, il confesse, il catéchise ; il ne vit pas à l'ombre d'un monastère, mais il se mêle à la vie du monde. Pour lui, le devoir consiste non à se mortifier la chair, à jeûner, à s'abstenir, mais à agir, à réaliser la fin de la Société. « Laissons, disait Ignace de Loyola, laissons les ordres religieux nous surpasser par les jeûnes, les veilles, par la sévérité du régime et l'habit qu'ils s'imposent pieusement. » « Je crois qu'il vaut mieux, pour la gloire de Notre-Seigneur, conserver et fortifier l'estomac et les autres facultés naturelles que de les affaiblir… Vous ne devez pas attenter à votre nature physique parce que, si vous l'épuisez, la nature intellectuelle ne peut plus agir avec la même énergie. »

Non seulement le Jésuite doit se mêler au monde, mais il doit s'ouvrir aux idées qui y règnent. Pour pouvoir mieux diriger le siècle, il faut qu'il en parle la langue, il faut qu'il s'en assimile l'esprit. Ignace de Loyola avait le sentiment qu'un changement profond s'était fait dans les mœurs, sur lequel il n'y avait plus à revenir ; que des goûts de bien-être, d'une existence moins rude, plus facile, plus souriante, s'étaient éveillés que l'on ne pouvait songer à étouffer ou à tromper ; que l'homme était devenu plus pitoyable pour ses souffrances et celles de ses semblables, plus économe de la douleur, et que, par conséquent, c'en était fait de l'ancien idéal du renoncement absolu. Pour empêcher les fidèles de s'éloigner de la religion, les Jésuites s'ingénièrent donc à la désarmer de son ancienne sévérité ; ils la rendirent aimable, inventèrent toute sorte d'accommodements pour en rendre l'observance facile. Il est vrai que, pour rester fidèles à la mission qu'ils s'étaient assignée, pour éviter de paraître encourager par leur propre exemple les novateurs qu'ils combattaient, il leur fallait en même temps garder à la lettre du dogme son immutabilité. On sait comment ils se tirèrent de cette difficulté et surent concilier ces exigences contraires, grâce à une casuistique dont on a souvent signalé la souplesse excessive et les raffinements trop ingénieux. Tout en maintenant, sous leur forme consacrée, les prescriptions traditionnelles du christianisme romain, ils surent pourtant les mettre à la portée non seulement de la faiblesse humaine en général - il n'est pas de religion qui ait jamais échappé à cette nécessité - mais de la frivolité élégante des classes aisées du XVIe siècle, de ces classes aisées qu'il importait tant de disputer à l'hérésie et de conserver à la foi. Et c'est ainsi que, tout en se faisant essentiellement les hommes du passé, les défenseurs de la tradition catholique, ils surent témoigner pour les idées, les goûts, et même pour les défauts du temps, une complaisance qu'on leur a souvent, et non sans raison, reprochée, jouant ainsi un double personnage, conservateurs, réactionnaires même, par un côté, libéraux par un autre : politique complexe, dont il importait de montrer ici la nature et les origines, car nous la retrouverons à la base de leur pédagogie.

Mais ils eurent tôt fait de comprendre que, pour arriver à leur but, ce n'était pas assez de prêcher, de confesser, de catéchiser, mais que le véritable instrument de la domination des âmes, c'était l'éducation de la jeunesse. Ils résolurent donc de s'en emparer. Un fait, en particulier, leur en faisait sentir l'urgence. Il fallait fermer les yeux à l'évidence pour ne pas voir que les nouvelles méthodes qui tendaient fortement à s'acclimater dans les écoles ne pouvaient que frayer la voie à l'hérésie. On avait vu, en effet, les plus grands esprits du temps, les humanistes les plus illustres se convertir ouvertement à la religion nouvelle : c'était le cas de Dolet, de Ramus, de Mathurin Cordier, de la plupart des professeurs du Collège de France, récemment fondé par François 1er. C'est donc que l'humanisme constituait, par lui-même, une menace pour la foi. Et il est clair, en effet, que le goût immodéré pour le paganisme devait avoir pour effet de faire vivre les esprits dans un milieu moral qui n'avait absolument rien de chrétien. Si donc on voulait atteindre le mal à sa source, il fallait, au lieu d'abandonner le courant humaniste à lui-même, s'en rendre maître et le diriger.

Par elle-même, l'entreprise constituait un recul, un mouvement rétrograde qui ramenait notre organisation scolaire à plusieurs siècles en arrière. En effet, depuis le commencement de notre histoire, nous avons vu l'enseignement se laïciser d'une manière progressive et ininterrompue. Né à l'ombre des églises et des monastères, il s'en est peu à peu affranchi, s'est constitué avec les Universités un organe spécial, distinct de l'Église et qui, tout en rappelant par certains de ses caractères ses premières origines, ne laissait pas d'être en partie laïque. Voilà que, avec les Jésuites, le centre de la vie scolaire se trouve de nouveau reporté là où il était trois ou quatre siècles plus tôt, c'est-à-dire au sein même du sanctuaire. Tout comme au temps de saint Colomban ou de saint Benoît, quoique sous des formes et dans des conditions nouvelles, l'enseignement va redevenir la chose d'un ordre religieux.

Précisément parce que cette entreprise allait contre le sens général de notre évolution scolaire, elle souleva de formidables résistances. Les Jésuites eurent contre eux tous les grands pouvoirs de l'État, clergé, université et parlement, et pourtant ils triomphèrent de tous les obstacles accumulés sur leur route.

Pour enseigner, il leur fallait pouvoir ouvrir un collège. Un de leurs protecteurs, Guillaume Duprat, évêque de Clermont, leur en procura le moyen ; il leur laissa, par testament, une somme importante destinée à la création d'un établissement scolaire. Mais l'ordre des Jésuites n'était pas reconnu en France et, par conséquent, n'avait pas capacité légale pour acquérir les biens qui leur avaient été légués. Il leur fallait pour cela des lettres patentes du roi. Ils finirent par les obtenir de Henri II en 1551. Mais, ces lettres, le Parlement refusa de les enregistrer, et il fut soutenu dans sa résistance par l'évêque de Paris, et par la Faculté de théologie, qui déclara la nouvelle Société « dangereuse en ce qui concerne la foi, ennemie de la paix de l'Église, funeste à l'état monastique ». La raison de cette opposition, c'est que tout le monde sentait bien que l'obéissance passive à laquelle les Jésuites s'étaient engagés vis-à-vis de Rome était la ruine de l'Église gallicane, à laquelle l'épiscopat et la Faculté de théologie étaient profondément attachés. En vain, le roi réitéra ses volontés ; le Parlement persista dans son refus, et ce fut seulement au bout de dix ans que les Jésuites obtinrent de l'assemblée du clergé qui se tint à Poissy (à l'occasion du colloque) le droit de fonder un collège, non en qualité d'ordre religieux, mais comme une simple société enseignante. Et, comme, en souvenir de leur bienfaiteur, ils appelèrent leur collège le Collège de Clermont (lycée Louis-le-Grand actuel), ils furent désignés officiellement comme la Société du Collège de Clermont. Le titre de Jésuites ou de Société de Jésus leur était interdit.

Mais, une fois en règle avec le clergé et les théologiens, ils eurent affaire à un nouvel adversaire, ce fut la Faculté des arts. En effet, pour pouvoir enseigner à Paris, il fallait obtenir des lettres de scolarité de l'Université, qui, comme nous l'avons vu, jouissait alors d'un monopole incontesté. Notamment, pour pouvoir enseigner les arts libéraux, depuis la grammaire jusqu'à la philosophie, il fallait être admis dans la Faculté compétente, c'est-à-dire dans la Faculté des arts. Or, un règlement aussi ancien que l'Université excluait rigoureusement de la Faculté des arts tout le clergé régulier. Néanmoins, les Jésuites parvinrent à surprendre la bonne foi d'un recteur qui, sans même consulter la Faculté, excédant par conséquent ses pouvoirs, leur accorda le droit qu'ils réclamaient. A peine cette concession illégale avait-elle été faite que l'Université se ressaisit, protesta contre l'abus de pouvoir commis par le recteur, et mit les Jésuites en demeure de fermer leur collège ; d'où un procès qui vint devant le Parlement. Ce qui est intéressant dans ce procès, c'est la parfaite conscience qu'avait dès lors l'Université de la question générale qu'il soulevait.

C'était la question de l'enseignement laïque qui était posée, et en termes exprès. Voici, en effet, comment s'exprimait Pasquier, l'avocat de l'Université : « Et a été, dit-il, cette maxime (la maxime qui distingue les deux enseignements) fort bien recognue par ceux qui les premiers mirent la main à la police et aux règlements de cette Université. Car, cognaissant que tout le repos des sujets dépendait de l'endoctrinement des enfants, et néanmoins qu'il y avait deux fondements sur lesquels était établie toute république bien ordonnée, qui estaient la religion et la justice, ils establirent deux sortes de gens pour enseigner la jeunesse : les uns qui étaient séculiers, et les autres nuement réguliers et religieux. Ceux-là, afin que les enfants qui seraient par eux façonnés pussent, quelque jour, estre appelés au maniement des affaires et de la justice, et ceux-ci aux presches et aux exhortations chrétiennes du peuple. Voire eurent en ceci une si religieuse police que, pour contenir toutes choses en leur devoir, ils ne voulurent point permettre aux religieux de vaguer et courir par la ville pour ouyr la leçon des séculiers, ny semblablement qu'ils pussent faire leçon aux laïcs ; mais ordonnèrent… que les séculiers fussent destinés aux séculiers, et les réguliers pour ceux qui étaient de leur ordre. » Incidemment, Pasquier signalait le danger qu'il y avait à confier le soin de former la jeunesse du royaume à un ordre qui dépendait d'une autorité étrangère.

Les Jésuites, dit-il, font vœu « de recognoître le pape pardessus toutes les autres dignités… Ce sont de nouveaux vassaux qui advouent le pape avoir telle autorité et puissance sur tous, que tout ce qu'il veut il le peut : qu'il peut sans aucun contrôle ravaller l'autorité non seulement de tous les autres prélats, mais des empereurs, roys et monarques… Y eut-il jamais proposition plus dangereuse que cette-cy ? ». Juridiquement, tout le débat se ramenait à savoir si les Jésuites étaient des réguliers ou des séculiers. L'interrogatoire où ils furent mis en demeure de dire nettement quels hommes ils étaient est un modèle dans l'art des distinctions subtiles et des savantes échappatoires. La question était embarrassante. S'ils se déclaraient séculiers, ils mentaient à leurs vœux, ils s'exposaient à perdre le legs de l'évêque de Clermont, qui s'adressait aux religieux de la Société de Jésus ; s'ils s'avouaient réguliers, ils perdaient leur procès, Nous sommes, dirent-ils, tels que le Parlement nous a nommés : sumus tales quales nos nominavit Curia, c'est-à-dire la Société du Collège de Clermont, et il fut impossible d'obtenir d'eux d'autre réponse.

Nous n'avons pas à suivre dans ses dédales cet interminable procès qui, trois fois, renaquit de ses cendres. Finalement, et bien que dans l'intervalle les Jésuites aient été pendant huit ans expulsés du royaume, à la suite d'un attentat commis contre Henri IV et dont on les rendit, non peut-être sans quelque esprit de parti, moralement responsables, ils eurent gain de cause et s'établirent définitivement en France jusqu'en 1762, où ils furent de nouveau l'objet d'un édit d'expulsion. Or, à peine eurent-ils pris pied sur notre sol, on vit comme par enchantement les collèges de ]'Université et leur population s'en aller remplir les collèges de Jésuites. Dès le commencement du XVIIe siècle (1628), le Collège de Clermont comptait 2 000 élèves et il y en eut jusqu'à 3 000. En même temps, des collèges de Jésuites se fondèrent un peu partout en province ; au moment de leur seconde expulsion, ils ne possédaient pas moins de 92 établissements et certains, comme le collège de La Flèche par exemple, où fut élevé Descartes, avaient une population qui oscillait entre 1000 et 1400. La vogue était telle que l'Université dut prendre des mesures pour empêcher ses propres principaux d'envoyer les élèves suivre les classes des collèges de Jésuites. Il ne resta plus guère à l'Université, dit Quicherat, que « les aspirants aux grades des facultés supérieures, les pauvres, dont les Jésuites se souciaient peu, et les enfants de celles des personnes riches qui, par principe, ne voulaient pas recourir aux bons offices des Révérends Pères », et le nombre, naturellement, n'en était pas très considérable. L'arrêté d'expulsion qui, comme nous venons de le dire, fut pris contre eux sous Henri IV ne suffit même pas à arrêter le mouvement. Les Jésuites, dépossédés de leurs collèges des grandes villes, restèrent dans les petites comme maîtres de pensions, et partout comme précepteurs particuliers. Même quantité de familles envoyèrent leurs enfants aux établissements qu'ils avaient près des frontières, comme à Douai, à Pont-à-Mousson, à Chambéry. Cette espèce d'émigration fut d'une telle importance que l'Université s'en émut et s'en plaignit au roi.

A quoi tenait ce succès extraordinaire ? On l'a parfois attribué à ce seul fait que, chez les Jésuites, l'enseignement était entièrement gratuit. Les internes n'avaient à payer que le prix de leur pension, qui était très modique, grâce aux donations que la Compagnie recevait de toutes parts. « Pour la même somme qu'exigeait l'entretien d'un enfant dans un collège, on en pouvait faire élever deux chez les Jésuites. » C'est l'explication que Du Boulay donne de leur foudroyant succès : Jesuitae docere incipiunt idque gratis ! Quod vehementer placuit pluribus. Hinc frequentantur eorum scolae et academicae depopulantur. Mais nous venons de voir que, lors de la première expulsion de l'ordre en 1595, les familles, plutôt que de confier de nouveau leurs enfants à l'Université, aimèrent mieux les envoyer au loin continuer leur éducation sous la direction des Jésuites. C'est donc que leur préférence ne tenait pas à des considérations purement économiques. D'ailleurs, des raisons de ce genre ne pouvaient avoir une influence décisive que dans les classes peu aisées, et c'est certainement dans d'autres milieux que se recrutait, du moins en majeure partie, la clientèle scolaire des Jésuites. C'est donc ailleurs qu'il faut aller chercher l'explication. Si l'enseignement des Jésuites était à ce point recherché, c'est évidemment qu'il était apprécié, qu'on le jugeait préférable à tout autre, qu'il répondait aux goûts et aux besoins de l'époque. Et c'est là, sans doute, ce qui fait qu'en dépit de tant d'adversaires, de tant d'obstacles, ils aient néanmoins réussi à s'implanter dans notre pays. Si grande qu'ait été leur habileté, elle n'eût pas suffi à les protéger contre une telle coalition de forces contraires, s'ils ne s'étaient eux-mêmes appuyés sur la force de l'opinion.

C'est donc en étudiant les méthodes pratiquées par les Jésuites, et en les comparant à celles qu'employait parallèlement l'Université, qu'il nous sera possible de comprendre leur extraordinaire fortune scolaire. Cette étude devra naturellement être conduite avec une impartialité que l'on n'a pas toujours accordée aux Jésuites, que l'on serait, il faut s'en rendre compte, assez facilement induit à leur refuser. C'est que la physionomie du Jésuite n'a rien par elle-même qui éveille spontanément la sympathie. Dominé, obsédé par une seule idée, celle de faire triompher la cause à laquelle il s'est donné tout entier, corps et âme, je veux dire la cause de l'Église catholique, le Jésuite est comme dressé, entraîné à une sorte d'insensibilité pour tout ce qui ne concerne pas la mission de son ordre. Il va droit devant lui, sans se laisser divertir par rien du but où il tend. Et il y a dans cette rigidité, dans cette impassibilité silencieuse qui ressemble à celle des forces de la nature, quelque chose qui inspire plutôt la défiance et la terreur que l'affection. Ajoutez à cela le contraste choquant que présente cette inflexibilité dans la poursuite du but avec la souplesse extrême dans le choix des moyens, en voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer que le Jésuite soit naturellement l'objet d'un préjugé défavorable contre lequel il faut nous mettre en garde. Pour apprécier leur œuvre scolaire, il faut se débarrasser de toutes ces impressions sentimentales. Et nous y réussirons si nous songeons que tous les plus grands noms des XVIIe et XVIIIe siècles sont les élèves des Jésuites, que, d'une manière générale, l'enseignement des Jésuites a contribué pour la plus large part à former notre génie national, à lui donner les caractères distinctifs qu'il présente à l'époque de sa pleine maturité. C'est cette conclusion qui se dégage d'une telle étude. Or, si nous estimons que l'esprit français n'est pas sans de graves défauts qu'il a contractés en partie à l'école des Jésuites, qu'il doit à leurs méthodes, cependant il n'est pas douteux non plus qu'il a fait quelque figure dans l'histoire générale de la pensée. Voilà ce qu'il nous faut avoir présent à l'esprit, si nous voulons être équitables pour ceux qui l'ont formé.