Chapitre IX - La faculté des arts - Organisation intérieure. - Les collèges

Des quatre Facultés qui composaient l'Université, théologie, droit, médecine, arts libéraux, la dernière est la seule qui doive retenir particulièrement notre attention. La théologie, comme le droit et la médecine, étaient - alors comme aujourd'hui - des écoles spéciales, professionnelles, qui préparaient à des carrières déterminées. Seule, la Faculté des arts était un organe de culture générale, désintéressée, tout à fait analogue à celle que donnent aujourd'hui nos lycées ; elle jouait réellement à l'intérieur de l'Université un rôle tout à fait semblable à celui qui revient actuellement à notre enseignement secondaire. En effet, elle était comme le vestibule commun qui seul donnait accès aux trois autres Facultés. L'étudiant devait y faire un séjour d'une certaine durée avant de suivre les cours de la théologie, de la médecine et du droit. C'était une école préparatoire, où il devait achever de se former d'une manière générale, avant de se consacrer à des études spéciales. L'enseignement qui y était donné avait donc un caractère propédeutique, tout comme celui que nous recevons aujourd'hui dans nos établissements secondaires.

Pour pouvoir y être admis, il fallait avoir, au préalable, appris la lecture, l'écriture et les éléments de la langue latine. Ces connaissances tout à fait primaires, l'enfant les recevait dans de petites écoles, dites de grammaire, et qui, du moins au début, étaient tout à fait en dehors de l'Université, qui n'étendit qu'ultérieurement sur elles son autorité. C'étaient les débris du précédent système scolaire, c'est-à-dire des écoles cathédrales, abbatiales et collégiales. L'Université, en se constituant, les avait découronnées, sans les absorber totalement ; elle avait entraîné dans le grand mouvement de concentration et d'organisation, d'où elle était elle-même résultée, toutes les parties élevées de l'enseignement ; mais elle avait laissé en dehors d'elle toutes les parties inférieures qui, par suite, gardèrent la forme qu'elles avaient autrefois. Elles restèrent placées sous la dépendance de l'autorité religieuse. C'est ainsi qu'il y avait, à l'intérieur de la Cité, des maîtres de grammaire qui n'entrèrent pas dans la corporation universitaire, et qui continuèrent à professer dans les mêmes conditions que jadis. Ils recevaient la licentia docendi et ils dépendaient, non du Chancelier de Notre-Dame, personnage trop considérable pour de telles fonctions, mais du Chantre. D'ailleurs, en dehors de l'école, il y avait d'autres petites écoles du même genre, attachées à certaines Églises collégiales de Paris. Il y en avait également en province ; c'est dans ces écoles que les enfants du voisinage immédiat venaient acquérir l'instruction qui leur ouvrait l'accès de la Faculté des arts et, par suite, de l'Université.

Mais, si, pour y entrer, on devait posséder une certaine instruction, celle-ci était tout à fait élémentaire. Les connaissances grammaticales exigées étaient très réduites ; aussi l'enseignement de la grammaire continuait-il à la Faculté. En somme, cette instruction était assez comparable à celle que possédaient, en fait de latinité, les élèves de nos classes de grammaire. C'est pourquoi on a pu dire que la Faculté des arts correspondait aux classes supérieures de nos lycées. L'âge des élèves confirme tout ce que nous venons de dire sur le caractère préparatoire de cet enseignement. L'âge ordinaire, en effet, était de treize ans seulement. Encore devait-on assez souvent y entrer plus tôt ; car il était permis de passer le baccalauréat dès quatorze ans. Les maîtres eux-mêmes n'étaient pas beaucoup plus vieux. On pouvait obtenir la maîtrise dès vingt ans. Aussi la distance morale entre élèves et maîtres était-elle bien moindre qu'elle ne le fut plus tard. C'est une question sur laquelle nous reviendrons.

Dans ces conditions, et puisque la Faculté des arts n'était qu'une sorte de Faculté inférieure, élémentaire, un intermédiaire entre les petites écoles et l'Université véritable, on pouvait s'attendre à ce qu'elle n'eût jamais joué dans la vie universitaire qu'un rôle secondaire et plus ou moins effacé. Puisqu'elle avait pour principale fonction de rendre les esprits capables d'être initiés à des disciplines qu'elle n'enseignait pas elle-même, elle devait être considérée comme un moyen en vue de fins qui la dépassaient et, par suite, n'occuper qu'une place assez inférieure dans la hiérarchie des enseignements. Et, en effet, il est certain qu'au regard de l'opinion des esprits cultivés, les Facultés de théologie, de droit et de médecine jouirent, par rapport à la Faculté des arts, d'une sorte de supériorité intellectuelle et morale. Dès 1254, un pape, Alexandre IV, reconnaissait officiellement cette prééminence pour la théologie. Praeest reliquis sicut superior. La théologie, la science des choses divines, n'était-elle pas, en effet, le but dernier et la véritable raison d'être de toutes les sciences et de tous les arts ? Plus tard, le droit et la médecine furent promus à la même dignité, et ces trois Facultés étaient dites supérieures. Dans les cérémonies, dans les processions, elles avaient le pas sur la Faculté des arts, comme aujourd'hui d'ailleurs. Et, cependant, en dépit de cette classification traditionnelle, en dépit de sa jeunesse, en dépit de sa moindre dignité, la Faculté des arts, au lieu d'être une sorte de Faculté mineure, au lieu d'être tenue en tutelle par les Facultés les plus élevées, se fit très vite dans l'Université une situation tout à fait prépondérante, conquit d'importants privilèges et finit par exercer sur le reste de la corporation une véritable hégémonie.

Ainsi, par une prérogative spéciale, elle pouvait exclure non seulement de son sein, mais de l'Université, un de ses membres, sans avoir à soumettre le cas à l'assemblée des quatre Facultés, alors que les Facultés dites supérieures ne pouvaient procéder à une expulsion qu'après avis conforme de l'Université tout entière. Mais ce qui montre le mieux la supériorité que la Faculté des arts avait fini par conquérir est que le chef de l'Université, à partir du moment où il y en eut un, était obligatoirement un artiste choisi par les seuls artistes, à l'exclusion des autres Facultés. Je n'ai pas à raconter ici la longue histoire au cours de laquelle le pouvoir rectoral finit par s'établir. Primitivement, le recteur n'était autre chose que le chef particulier, le doyen des artistes ; puis, peu à peu, par une série d'empiétements victorieux, il devint l'organe exécutif des résolutions collectives de l'Université, le président attitré des assemblées générales, et finalement l'administrateur de la chose commune. Sans doute, il ne faudrait pas s'exagérer l'importance et l'étendue de ses pouvoirs ; nommé pour un temps très court, il ne pouvait pas exercer d'action personnelle ; mais, par lui, c'est l'esprit de la Faculté des arts qui régnait. C'était lui, d'ailleurs, qui, aux yeux du public, représentait l'Université dans son ensemble, et c'était avec lui que correspondaient les autorités laïques ou ecclésiastiques qui avaient à traiter quelque affaire avec l'Université. Sans doute, les Facultés supérieures ne reconnurent pas cette suprématie sans de vives résistances la Faculté de théologie surtout s'y refusa pendant longtemps mais elle fut finalement obligée de céder, et une bulle papale sanctionna les prérogatives de la Faculté des arts. - Nous nous trouvons donc en présence d'une véritable bizarrerie, qui mérite d'être expliquée. C'est la Faculté la moins élevée en dignité qui, par l'intermédiaire de son chef, est à la tête de l'Université. Au lieu d'être à la remorque des autres, elle les dirige. Ce contraste n'était nulle part aussi éclatant que dans les cérémonies publiques. Alors que la Faculté des arts venait la dernière, après toutes les autres, son représentant, le recteur, marchait, au contraire, en tête, de pair avec les plus hauts dignitaires du royaume.

Pour expliquer cette étrangeté, on a invoqué deux raisons différentes. D'abord, on a allégué la supériorité numérique de la Faculté des arts sur les autres. Et, en effet, nous savons qu'on 1348 il y avait 514 maîtres ès arts en exercice contre 32 maîtres de théologie, 18 de droit et 46 en médecine ; c'est-à-dire que la Faculté des arts représentait les cinq sixièmes de l'Université (514 sur un total de 610 maîtres) ; en 1362, les proportions sont sensiblement les mêmes : 441 maîtres artistes contre 25 théologiens, 11 juristes et 25 médecins. Les Facultés supérieures auraient donc été accablées sous le poids du nombre. Leur défaite aurait été le résultat d'une série de coups de force. Et ce qui explique que la victoire n'ait été obtenue qu'après une longue lutte, c'est que la Faculté des arts n'aurait acquis que progressivement cette prépondérance numérique. Nous savons, en effet, qu'en 1283 il n'y avait que 183 maîtres artistes, au lieu de 441 et 514 que nous rencontrons au siècle suivant.

Mais une autre cause serait venue renforcer l'action de la précédente. A partir de la fin du XIIIe siècle (1289), les candidats à la maîtrise ès arts, avant de recevoir l'investiture de leurs nouvelles fonctions, devaient prêter entre les mains du recteur le serment suivant : Item stabitis cum magistris secularibus et deffendetis statum, statuta et privilegia eorumdem ad quemcumque statum deveneritis... Item jurabitis quod libertates singulas facultatis et consuetudines facultatis honestas... deffendetis ad quemcumque statum deveneritis. On sait quelle était alors l'autorité sacro-sainte du serment. Celui qui y manquait pouvait être déféré à l'autorité ecclésiastique pour parjure. Les maîtres qui s'étaient engagés dans les termes que nous venons de rapporter se trouvaient donc liés à la Faculté des arts pour la vie ; quelles que fussent leurs fonctions ultérieures, ils étaient tenus à une sorte de loyalisme spécial. L'indétermination même des expressions employées dans la formule permettait de traiter comme un parjure quiconque refusait de favoriser les ambitions et les usurpations de la Faculté des arts. Or, à côté, les maîtres des Facultés supérieures avaient tous ou presque tous passé par la Faculté des arts, puisqu'elle servait d'introduction et de préparation aux autres. Ils avaient commencé par acquérir la maîtrise ès arts avant de briguer d'autres grades. Par suite, en vertu du serment qu'ils avaient prêté, ils continuaient à dépendre de cette Faculté ; ils en faisaient partie non sans doute comme membres réguliers, mais en qualité de jurati ; on les appelait jurati facultatis artium. Ils restaient donc tenus de se conduire comme de bons et loyaux artistes. On s'explique que, dans ces conditions, les Facultés de théologie, de droit et de médecine soient peu à peu tombées dans un véritable état de subordination vis-à-vis de cette Faculté des arts qui leur était cependant inférieure.

L'explication paraît très simple, et pourtant il me semble qu'elle résiste mal à l'analyse. D'abord, si le principe du serment, une fois qu'il fut établi et reconnu, permit bien d'expliquer comment la Faculté des arts put facilement mettre les autres sous sa dépendance, il reste à expliquer comment ce principe lui-même réussit à s'établir et à se faire reconnaître. D'où vient que l'Université toléra une pratique qui devait donner à l'un des corps dont elle était composée une suprématie sans rapport avec le rang qui lui était accordé dans la hiérarchie, et qui devait diminuer l'autonomie des autres ? Il fallait donc que la Faculté des arts jouit dès lors d'une grande autorité, qu'elle eût dans l'ensemble de l'Université une véritable prépondérance. Mais alors d'où venait cette prépondérance ? Le serment la suppose plus qu'il ne l'explique. Il peut bien avoir servi à la renforcer, non à la susciter, et le rôle qu'il a pu jouer sous ce rapport a donc dû être nécessairement accessoire.

Reste donc, comme cause initiale, la prépondérance numérique. C'est en abusant de la force que leur donnait leur nombre que les artistes auraient fini par se mettre à la tête de l'Université. L'explication serait admissible si, dans les assemblées de l'Université, les votes avaient été recueillis par tête ; on comprend, en effet, que, dans ces conditions, la Faculté des arts ait pu facilement imposer ses volontés et faire légalement consacrer ses usurpations. Mais, en fait, le mode de votation était tout à fait différent : on votait par Faculté. Même, a l'origine, une proposition ne passait que si elle avait obtenu la majorité dans chaque Faculté consultée séparément ; plus tard, au cours du XIVe siècle, on se contenta de la majorité des votants dans la majorité des Facultés. Mais, dans un cas comme dans l'autre, chaque Faculté, quel que fût l'effectif de ses maîtres, était l'égale des autres ; chacune disposait d'une voix et d'une voix seulement. Les plus faibles étaient donc à l'abri de tout coup de force et, dans ces conditions, on ne voit pas comment la Faculté des arts, malgré son nombreux personnel, eût pu faire la loi aux autres.

Et, d'ailleurs, ne voit-on pas que cette affluence d'auditeurs à la Faculté des arts a, elle aussi, besoin d'être expliquée, et ne suppose-t-elle pas évidemment que cette Faculté jouissait d'un prestige tout particulier qui peut suffire à justifier la situation exceptionnelle qui lui fut faite dans l'Université ? Si la jeunesse se pressait en foule aux leçons des maîtres ès arts, si, pour cette raison, ceux-ci durent se multiplier, c'est évidemment que leur enseignement passait pour être l'enseignement par excellence. Et, en effet, on disait d'elle qu'elle était la base, le principe, la source de toutes les sciences, fundamentum, originem ac principium aliarum scientiarum. C'est que, comme nous le verrons, la discipline qu'elle enseignait presque à l'exclusion de toute autre était la dialectique, alors regardée comme la science des sciences, comme la clef qui ouvre toutes les autres serrures. Quiconque en possédait les principes était censé posséder du même coup, d'une manière implicite et dans ce qu'elles ont d'essentiel, toutes les autres disciplines humaines. N'est-ce pas, d'ailleurs, les controverses dialectiques qui jetèrent tant d'éclat sur l'Université ? N'est-ce pas elles qui attirèrent autour d'Abélard d'abord, puis de ses successeurs, des légions d'innombrables auditeurs ? Dès lors, n'était-il pas tout naturel que la Faculté où avaient lieu ces débats illustres et qui donnait cet enseignement si recherché fût entourée d'une considération toute particulière ? Ce qui permit facilement à son chef de prendre le premier rang. On objecte à cette explication qu'au regard des penseurs du temps, la dialectique n'était qu'un moyen dont la théologie était la fin dernière, et, en effet, nombreux sont les passages où la dialectique est présentée comme un instrument mis à la disposition de la science sacrée. Seulement, il faut ajouter que, ce but ultime, bien peu éprouvaient le besoin d'y atteindre. Les maîtres et les étudiants en théologie étaient très peu nombreux ; il y eut un moment où la Faculté de théologie ne compta que huit professeurs. La grande majorité des étudiants ne voyait rien au-delà de cette science profane qu'était la dialectique. La considération dont était entourée la théologie restait donc toute platonique et théorique. On en reconnaissait verbalement l'éminente dignité, mais comme d'une chose vaguement entrevue dans un lointain indécis. C'est autre chose qui était au premier plan ; c'est sur autre chose que se portait l'attention ; c'est ailleurs qu'était la vie, et, par conséquent, c'est ailleurs aussi qu'était l'autorité. Ajoutez à cela que la Faculté des arts était mieux qualifiée pour défendre les intérêts laïcs de la corporation contre le pouvoir ecclésiastique.

Or, le résultat auquel nous arrivons ainsi n'est pas sans intérêt pour l'histoire de nos idées pédagogiques et de notre système d'enseignement. La Faculté des arts, avons-nous dit, et tout ce qui va suivre confirmera cette assertion, correspondait à ce que nous appelons enseignement secondaire. Par conséquent, dans ce système complexe et confus qu'était l'Université de Paris, qui enveloppait en lui tous les modes, tous les degrés de l'enseignement, depuis le plus modeste (à partir du moment où les classes de grammaire y furent rattachées) jusqu'au plus élevé, c'était l'enseignement secondaire qui, avec la Faculté des arts, tenait la première place ; c'était lui qui était le centre de la vie scolaire, qui constituait la pièce maîtresse du système. C'était le plus vivant, celui où la foule affluait, celui sur lequel tout le monde avait les yeux fixés. Et il devait cette situation non à des circonstances extérieures et contingentes, mais à ses caractères intrinsèques, à ce qu'il répondait mieux que tout autre aux besoins de la population studieuse. Nous trouvons ainsi une première confirmation d'une remarque que je faisais au début de ce livre. Je signalais alors, comme une des particularités de notre histoire scolaire, qu'en France l'enseignement secondaire a, jusqu'à des temps reculés, plus ou moins complètement absorbé en lui les autres degrés de l'enseignement et a tenu presque toute la place. On voit jusqu'où remonte cette prépondérance. Elle apparaît dès qu'il existe chez nous un système d'enseignement un peu développé. D'où elle vient, le moment n'est pas venu de le rechercher. Je me borne pour l'instant à remarquer le fait et à poser la question, que nous chercherons à résoudre quand nous aurons en main plus d'éléments d'information, c'est-à-dire quand nous aurons vu cette prépondérance s'affirmer dans d'autres circonstances et peut-être plus nettement encore.

Et, d'ailleurs, nous allons assister tout de suite à un nouveau progrès fait dans ce sens, à une manifestation nouvelle de cette même tendance. Dans ce qui précède, nous avons vu l'enseignement secondaire prendre, il est vrai, une situation centrale à l'intérieur de l'Université ; mais les cadres dans lesquels il se développa ne lui étaient pas spéciaux, n'étaient pas en rapport avec sa nature ; au contraire, ce sont ceux dans lesquels se développe aujourd'hui l'enseignement supérieur (les Facultés). Nous allons voir maintenant cette même Faculté des arts se faire des cadres nouveaux, qui sont restés les cadres distinctifs de l'enseignement secondaire, à savoir les collèges, et y entraîner même les parties les plus efficaces de l'enseignement.

Mais, pour comprendre la grande transformation dont nous allons parler, il nous faut tout d'abord essayer de représenter comment s'était organisée, à l'origine, la vie de l'étudiant qui suivait la Faculté des arts.

Imaginons un de ces tout jeunes gens, de treize ou quatorze ans, arrivant à Paris pour étudier, pendant la première moitié du XIIIe siècle. Ainsi que nous l'avons vu, il n'y avait pas alors de grands établissements collectifs réputés au loin comme le seront plus tard les collèges, et auxquels le jeune homme pouvait être adressé en toute confiance par ses parents. La Faculté des arts n'était qu'une association de maîtres qui enseignaient concurremment dans des locaux différents, loués par eux, à leurs risques et périls, d'abord à l'intérieur de l'île, puis plus tard dans la rue du Fouarre, sur la rive gauche. Il va donc falloir que cet enfant se choisisse un maître parmi les quelques centaines qui enseignent parallèlement, et s'y attache; il en a besoin non pas seulement pour recevoir l'enseignement qu'il vient chercher, mais encore pour avoir un répondant vis-à-vis de l'autorité laïque. Il faut, en effet, que, s'il vient à être arrêté par les gens du prévôt - ce qui arrivait souvent - il puisse être réclamé par un maître régulier de l'Université qui garantisse sa qualité d'étudiant et, revendiquant les prérogatives attachées à cette qualité, le soustraie à la justice séculière. Puis, il devra se choisir un logement, des compagnons ; car, à cette époque, on ne peut pas vivre isolé, et les mêmes causes qui obligèrent, par ailleurs, les artisans, les marchands, les professeurs à s'associer, devaient produire les mêmes effets dans la population des étudiants et les déterminer à se grouper. C'est très vraisemblablement ce besoin qui suscita l'organisation en Nations. Par la force des choses, en effet, les étudiants d'une même origine, s'attirant les uns les autres, se groupant ensemble, associaient leur existence. Ils louaient un local en commun et y formaient une sorte de communauté, très souvent avec leurs maîtres, mangeant à la même table qu'eux et vivant de la même vie. C'est ce qu'on appelait un hospitium. Vincent de Beauvais nous montre saint Edme soignant un de ses élèves malades, et emmenant avec lui, tous les jours, ses auditeurs, membres sans doute du même hospitium que lui, à la rue du Fouarre, pour y entendre sa leçon. Ce qui facilitait cette intimité, c'est qu'il n'y avait pas une grande différence d'âge entre les maîtres et les étudiants. Aussi voit-on les premiers se mêler aux jeux des seconds et participer aux mêmes scandales.

Nous savons assez mal comment étaient organisées ces communautés, parce qu'elles n'avaient rien de légal ni d'officiel. Cependant, l'égalité qui régnait entre leurs membres autorise à penser qu'elles devaient être administrées très démocratiquement ; c'est, d'ailleurs, le caractère qu'elles avaient et qu'elles gardèrent à Oxford, et on sait que l'Université d'Oxford est un reflet de celle de Paris. Elles avaient à leur tête un principal, élu par tous les membres du groupe et qui n'avait d'autre autorité que celle que lui déléguait le groupe. Sans doute il était prévu assez fréquemment que le principal devait être un maître ; mais, pendant longtemps tout au moins, ce ne fut pas une règle expressément obligatoire. L'usage ne s'établit qu'à la longue et il finit par être réglementairement consacré.

Mais, si cette organisation était de beaucoup la plus générale, il y avait cependant deux catégories d'étudiants pour lesquels elle n'était pas faite. C'étaient les riches, d'abord, qui avaient un appartement personnel, où ils vivaient avec un précepteur, et puis c'étaient les pauvres, qui n'avaient pas les moyens de subvenir aux dépenses d'un hospitium. Car toutes les classes de la société étaient représentées dans les Universités du Moyen Age. « Il y avait des nobles et des roturiers, des fils de gentilshommes assez riches pour avoir à leur service, par pure ostentation, des domestiques qui portaient devant eux de gros livres (voir Rabelais), et des fils de vilains, si pauvres qu'ils se faisaient domestiques et se livraient à toute sorte de petits métiers, comme celui de porteurs d'eau bénite à domicile, pour payer leurs frais d'études. » D'autres mendiaient, la mendicité n'ayant alors rien de déshonorant, consacrée qu'elle était par l'exemple des ordres mendiants. En un mot, « la plaie du paupérisme, avec tous les maux qu'elle entraîne, qui désole aujourd'hui les Universités russes, a désolé les Universités du Moyen Age. Pour les étudiants pauvres, c'était un grand embarras que de manger, de se loger, d'avoir de la chandelle et des livres (ces mauvais manuscrits à bon marché, couverts d'abréviations hiéroglyphiques, qui ne sont pas rares dans nos bibliothèques) ». Pour remédier à ces maux, des personnes charitables eurent l'idée de fonder des établissements, où un certain nombre d'étudiants pauvres seraient logés et entretenus gratuitement, grâce à une dotation perpétuelle affectée à l'institution. Ces maisons n'étaient, en définitive, que des hospitia comme ceux dont nous venons de parler, c'est-à-dire des sortes d'hôtelleries, mais des hospitia dotés, où l'on recevait un nombre déterminé de boursiers. Ces hospitia dotés, ce sont les premiers collèges. On les voit apparaître dès le commencement du XIIIe siècle, mais sous une forme modeste, humble et même misérable, qui ne faisait pas prévoir la fortune que devait avoir l'institution. C'étaient, le plus souvent, des annexes d'un hôpital ou d'une maison religieuse. C'est seulement vers le milieu du XIIIe siècle, et surtout au XIVe, qu'apparaissent les grandes fondations. C'est d'abord le collège de la Sorbonne, constitué vers 1257 pour seize étudiants en théologie. C'est ensuite et surtout le collège de Navarre, qui peut être considéré comme le premier grand collège de Paris. Il fut fondé pour recevoir vingt étudiants de théologie, vingt étudiants ès arts et enfin vingt écoliers de grammaire. Ainsi, les élèves de grammaire, dont nous parlons au commencement de cette leçon, et qui vivaient jusque-là dans des établissements séparés des étudiants ès arts, se trouvaient cette fois rapprochés de ces derniers avec lesquels ils avaient tant de choses communes que l'on ne pouvait pas dire avec exactitude où finissait l'enseignement des uns et où commençait celui des autres. Après Navarre, c'est Harcourt, dont le plan remonte, il est vrai, à 1280, mais qui ne fut ouvert, en réalité, qu'en 1311. Navarre et Harcourt peuvent être regardés comme les principaux prototypes de cette sorte d'établissements qui, à partir du XIVe siècle, vont en se multipliant.

Ils étaient si bien copiés sur les libres hospitia (voir Bouquet, collège d'Harcourt), qu'ils en gardaient le caractère démocratique, bien qu'atténué. Aujourd'hui, l'idée de collège éveille l'idée d'une organisation plutôt autoritaire, où les affaires communes sont traitées en dehors des élèves par des fonctionnaires spéciaux qui en ont seuls la charge et la responsabilité. Mais il en était tout autrement dans les collèges primitifs. Sans doute, le chef principal, alors proviseur, n'était pas simplement un étudiant élu ; c'était un maître, qui recevait de l'Université son investiture, qui dépendait d'elle, en même temps, parfois, que de certaines autorités ecclésiastiques, auxquelles le fondateur avait accordé un droit de contrôle sur la vie intérieure de l'établissement. Cependant, il s'en faut que les élèves n'eussent eu aucun rôle à jouer dans l'administration de la maison. Ainsi, au collège d'Harcourt, le proviseur, avant d'être officiellement investi de sa charge, devait être élu par l'assemblée des élèves. A Navarre, pendant très longtemps, des élèves non boursiers ne purent être admis, soit dans la section des théologiens, soit dans la section des artistes, que sur le consentement unanime des boursiers. Les grammairiens seuls n'avaient pas cette prérogative ; mais c'était à cause de leur extrême jeunesse.

Voilà donc comment était organisée, à l'origine, la vie de l'étudiant ès arts. D'une part, il allait écouter dans les locaux de la rue du Fouarre les leçons des maîtres qu'il avait choisis. Là et là seulement se donnait l'enseignement. Quant à son existence extra-scolaire, il la passait ou dans des hospitia libres, ou dans des hospitia charitables appelés collèges, construits, sauf des différences de détail, sur le modèle des premiers. Tel était du moins le régime le plus général. Les cadres de l'enseignement et les cadres de la vie proprement dite étaient ainsi tout à fait distincts. Nous allons assister maintenant à une véritable révolution qui va les rapprocher et les confondre, et transformer du même coup l'organisation universitaire. Ce fut l'institution et le développement des hospitia charitables ou collèges qui fut l'origine de cette grande transformation, dont l'influence devait se faire sentir dans toute la suite de notre histoire pédagogique.

Le boursier de collège avait sur les autres étudiants, externes (martinets) ou habitants d'hospitia privés, d'importants avantages. D'abord, il était soumis à une discipline plus régulière. Puis, outre le maître public dont il suivait les leçons rue du Fouarre, il avait une sorte de répétiteur, de tuteur privé, comme disent les Anglais, dans la personne de son principal ou de son proviseur. Celui-ci devait assister aux cours que suivaient les élèves, répondre aux questions qu'ils lui posaient, aux demandes d'explications qu'ils lui adressaient ; il devait lire avec eux quelque livre de logique, de grammaire ou de mathématiques, choisi par la majorité des écoliers, et cela en sus de ceux qui étaient expliqués dans les écoles publiques. Les exercices en commun étaient plus faciles et mieux dirigés. Puis les collèges pouvaient avoir des bibliothèques qu'un particulier ou une communauté privée n'avait pas le moyen d'organiser, et qui constituaient pour l'étudiant une ressource précieuse. Ces avantages étaient tels que bientôt des élèves riches ou aisés cherchèrent à se faire admettre dans les collèges, en payant eux-mêmes les frais de la pension. C'est ce qu'on appelait des hôtes du collège, ou des écoliers caméristes, parce qu'ils payaient la location de leurs chambres, ou portionnistes, parce qu'ils ne payaient alors que leur part dans les frais de table. L'usage une fois établi ne tarda pas à se généraliser. La population des collèges augmenta ainsi dans des proportions considérables. Nécessairement, le personnel des maîtres chargés de la surveillance des élèves et des études augmenta parallèlement. Les répétitions, les leçons complémentaires faites à l'intérieur de la maison devinrent, par suite, plus nombreuses. L'enseignement qui y était donné prit aussi plus d'importance ; les maîtres, au lieu d'attendre leurs élèves à la rue du Fouarre, vinrent dans les collèges faire leurs leçons. Alors le centre de la vie sociale se déplaça progressivement. De la rue du Fouarre, des écoles publiques, il se transporta à l'intérieur des collèges. Au XVe siècle, la révolution est accomplie. Les collèges devinrent le cadre unique de l'Université. Les élèves trouvèrent aux collèges, outre le vivre et le logement, tout l'enseignement qu'ils réclamaient, ils n'avaient plus besoin de sortir ; le principe de l'internat était établi.

Nous reviendrons sur cette transformation, et nous aurons à en apprécier la portée. Mais, auparavant, il faut remarquer un caractère que présente d'une manière générale cette histoire de l'Université de Paris. Il est rare de rencontrer une grande institution qui se soit formée par une évolution aussi complètement spontanée, par une croissance organique aussi analogue à celle d'où résultent les êtres vivants. Comme un vivant, on la voit, à partir d'un germe infime, informe, se développer, grandir, se transformer naturellement, sous la poussée de forces générales, impersonnelles, inconscientes, sans qu'on aperçoive nulle part la main d'une individualité déterminée à laquelle les changements accomplis puissent être directement imputés. Il est un fait qui rend bien sensible ce caractère. C'est que toutes les transformations par lesquelles cette organisation a passé, toutes les nouveautés qui se sont produites chemin faisant, ne peuvent être datées avec rigueur. Elles résultent d'une évolution si parfaitement continue qu'on ne peut dire quand les unes ou les autres ont commencé. Quand les maîtres, après s'être multipliés autour de la cathédrale, passèrent-ils de l'autre côté de la Seine ? Nous n'en savons rien. Quand les associations devinrent-elles une corporation régulière, reconnue ? Nul ne peut le dire avec exactitude. Quand les facultés se séparèrent-elles les unes des autres, quand reconnurent-elles l'autorité du recteur ? Peu à peu ; c'est tout ce qu'il est possible de répondre. Quand les hospitia charitables, qui furent les premiers collèges, devinrent-ils, en même temps, des établissements d'enseignement, quand absorbèrent-ils la Faculté des arts ? Nous ne pouvons donner aucune date précise. C'est la preuve que l'Université était une institution naturelle, produit de la force des choses, qu'elle est sortie des entrailles mêmes de la société médiévale qu'elle exprime peut-être mieux que toute autre institution, et ce n'est pas un des moindres intérêts de l'histoire que nous avons entrepris de retracer.