Chapitre XI - L'enseignement à la faculté des arts - Les grades - Les cours d'études

Nous avons vu, dans les leçons qui précèdent, comment l'Université d'abord, puis la Faculté des arts, étaient organisées ; enfin, comment cette organisation avait évolué du XIIIe au XVe siècle. Comme, entre le moment où la Faculté des arts enseignait dans les écoles de la rue du Fouarre et celui où elle s'est résorbée dans les collèges, il n'y a pas eu de solution de continuité, comme cette transformation s'est opérée peu à peu sans qu'on puisse dire quand elle a commencé et quand elle devint un fait accompli, il a paru nécessaire de décrire ici dans son ensemble toute la suite de cette évolution. Mais nous n'avons appris à connaître de cette manière que l'organe de la vie scolaire ; de l'organe, il nous faut maintenant passer à la fonction. Nous savons quel a été, aux différentes époques du Moyen Age le cadre de l'enseignement ; il nous faut maintenant rechercher en quoi consistait cet enseignement lui-même pendant cette même période de notre histoire. Il y a là une division de notre sujet que nous avons déjà rencontrée et que nous rencontrerons à chacune des étapes de nos recherches. Un système scolaire se définit par ses écoles, par la manière dont elles sont organisées, et par la nature des matières qui y sont enseignées, par la façon dont elles sont enseignées. Nous avons essayé de reconstituer la forme des écoles médiévales ; nous pouvons maintenant y pénétrer afin de voir ce qui s'y passait.

Toute la vie de l'étudiant au Moyen Age est dominée par le système des grades et des examens qui en ouvrent ou en défendent l'accès. A chaque phase de sa carrière académique, l'élève a en vue un titre à conquérir, et les études qu'il fait sont celles qui sont exigées pour le grade auquel il se prépare. Il est donc naturel de chercher tout d'abord en quoi consistait ce système et ce qui en a déterminé la formation. Le problème, d'ailleurs, n'est pas de pure érudition. Car l'institution des grades universitaires existe toujours ; nous en avons hérité ; même elle a gardé la forme extérieure qu'elle avait au Moyen Age, et les termes qui servent encore aujourd'hui à désigner les différents examens sont ceux qu'employaient déjà les hommes du XIIIe et du XIVe siècle. Il y a donc intérêt à rechercher à quoi ils doivent l'existence, à quel besoin ils répondent. Nous y sommes, il est vrai, tellement habitués que nous sommes portés à croire que cette organisation va de soi, que l'idée a dû s'en présenter naturellement à l'esprit des hommes. Mais, précisément, un des services que peut rendre une étude historique comme celle que nous avons entreprise, c'est de dissiper ces préjugés, simple produit de l'accoutumance. Il suffit, en effet, de jeter un coup d'œil, même superficiel, sur l'histoire pour s'apercevoir que les grades et les examens sont d'origine récente ; l'antiquité n'a rien connu de pareil. On allait alors écouter un maître parce qu'il était réputé, et sans que sa valeur fût certifiée par des titres authentiques. Il n'y a même pas en latin de mot qui exprime exactement l'idée d'examen, non plus que l'idée de grade. Le mot et la chose n'apparaissent qu'au Moyen Age, avec l'Université. Qu'est-ce donc qui leur a donné naissance ?

Le grade, par excellence, celui qui était le but dernier de l'étudiant, c'était la maîtrise qui, dans certaines Facultés (droit), s'appelle le doctorat ; l'insigne de ce grade est, en effet, le bonnet de docteur. La maîtrise, c'est l'entrée dans la corporation universitaire, en qualité de maître, avec tous les droits et privilèges attachés à cette qualité. La Faculté des arts apparaît ainsi comme une sorte de cercle vicieux, puisque la fin dernière des maîtres est de former des maîtres nouveaux. On pourrait même se demander comment, dans ces conditions, il n'y a pas eu, au bout de quelque temps, pléthore du personnel enseignant. Mais c'est que, pour beaucoup de jeunes gens, la maîtrise ès arts n'était qu'un point de départ, un premier titre qui leur ouvrait d'autres carrières, théologie, droit, médecine, toutes les fonctions ecclésiastiques, etc.

Bien que ce grade fût le plus élevé qui existât, il semble bien qu'il était obtenu sans examen proprement dit. Le candidat n'avait qu'à se présenter devant la Nation à laquelle il appartenait, qui lui délivrait, sans épreuves, le placet ou autorisation de faire sa leçon inaugurale appelée, comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, inceptio. En elle-même, l'inceptio n'avait rien d'un examen, c'était une cérémonie rituelle comme on en trouve à l'entrée de toutes les corporations. Partout, pour entrer dans un corps de métier, quel qu'il soit, il faut faire solennellement et en présence des maîtres de la corporation un acte professionnel. Le candidat à la maîtrise faisait donc acte de maître en enseignant en présence de ses maîtres.

Mais, si la maîtrise était accordée sans examen véritable, il n'en était pas de même du grade immédiatement antérieur, et qui y conduisait.

Ce grade, c'est la licence. Nous savons qu'à l'origine la licentia docendi n'était pas un grade universitaire, mais une autorisation que le chancelier de Notre-Dame, sans épreuves préalables, sans consulter aucun maître, accordait ou refusait comme il l'entendait, et sans que personne pût lui demander compte de ses décisions. Dans ces conditions, la collation de la licence se faisait donc tout entière en dehors de l'Université. Mais la corporation, dès qu'elle eut quelque sentiment de sa force, se refusa à admettre un régime qui plaçait sous la dépendance d'un fonctionnaire étranger les intérêts de cet enseignement dont elle avait la charge et le monopole. Tous ses démêlés avec le chancelier eurent, en définitive, pour objet de lui disputer cette licence dont il était d'abord le maître absolu, de s'en emparer, d'y intervenir, d'y jouer un rôle de plus en plus important, d'y mettre sa marque, de manière à la dépouiller de son caractère adventice et à en faire un grade universitaire, situé à une place déterminée dans la hiérarchie des grades. Et elle y réussit. Elle obtint, en effet, que le chancelier n'eût plus le droit de refuser les candidats dont six maîtres affirmaient l'aptitude sur la foi du serment. Une telle déclaration supposait un examen ; en effet, comment les six maîtres auraient-ils pu affirmer consciencieusement la capacité du candidat sans s'en être d'abord assurés ? Telle est l'origine de l'examen de la licence. Avec le temps, la part de la Faculté dans cet examen devint de plus en plus prépondérante. Un moment vint où le chancelier ne put plus accorder la licence qu'après examen devant une commission composée de quatre maîtres et conformément à l'avis de cette commission. Même on trouva le moyen d'opposer à la licence de Notre-Dame une autre qui dépendait davantage de la Faculté. Le chancelier de l'abbaye de Sainte-Geneviève reçut du pape le droit de faire des licenciés ; dès lors, il y eut deux licences, l'ancienne, qu'on appelait celle d'en bas, et la nouvelle ou licence d'en haut. Or, ce nouveau dispensateur de la licence était naturellement beaucoup moins exigeant que l'ancien, précisément parce que ses droits étaient plus récents ; il se montra donc beaucoup plus complaisant aux prétentions des maîtres. Il en résulta que la Faculté des arts prit la haute main dans la licence d'en haut, qui devint ainsi l'examen au sens moderne du mot le plus important de l'époque. Ainsi la licence prit place dans la série des grades ; elle devançait immédiatement la maîtrise qu'elle précédait d'ailleurs de très près, de six mois. C'est sans doute ce qui explique que le candidat à la maîtrise n'ait été astreint à aucune épreuve ; c'est qu'il venait déjà d'en subir.

Et, cependant, quelque effort qu'ait fait l'Université pour mettre sa marque sur la licence, celle-ci conserva toujours, au milieu des autres grades, une figure étrangère. On voit bien qu'elle n'est pas née du mouvement naturel et spontané de la vie universitaire. D'abord, un personnage étranger à l'Université, le chancelier de Notre-Dame ou le chancelier de Sainte-Geneviève, y prend une part plus ou moins importante. Surtout, elle ne correspond à rien dans la vie scolaire de l'étudiant ; elle ne marque pas une phase déterminée de sa carrière ; ce n'est ici la fin ni le commencement de quelque chose. Ce n'est pas la maîtrise, ce n'est pas l'apprentissage de la maîtrise, puisque le titre de maître était immédiatement obtenu. Elle n'exprime donc aucun état déterminé ; elle ne répond à aucun changement dans - la suite des études. On sent bien que, si l'Université s'était développée normalement suivant sa loi propre, si elle n'avait eu à compter qu'avec des nécessités internes, l'idée même de la licence ne serait pas née. La licence est une institution extra-universitaire que l'Université a dû assimiler au cours de ses luttes contre Notre-Dame, mais qui n'est pas sienne de nature. Il en est tout autrement de deux grades dont il me reste à parler, et d'abord de celui qui est à la base de tous les autres, je veux dire du baccalauréat. Celui-là est le produit d'une évolution naturelle et spontanée et correspond à une division très nette dans la vie de l'étudiant.

Celle-ci, en effet, comprenait deux phases successives et très distinctes. Dans la première, qui allait jusqu'à quinze ans environ, l'étudiant n'était qu'un élève pur et simple et ne se livrait qu'à des exercices d'élèves. Dans la seconde, il devenait un candidat à la maîtrise et, en cette qualité, il s'essayait à enseigner, tout en continuant, d'ailleurs, à suivre les leçons de ses maîtres. Or, au moment où il changeait ainsi de caractère, une cérémonie avait généralement lieu, qui ressemble de très près à l'inceptio ; c'était une sorte d'inceptio inférieure. De même que le candidat au doctorat affirmait sa prise de possession de la maîtrise en enseignant, le jeune étudiant qui avait terminé la première partie de ses études affirmait son aptitude à aborder la seconde partie de sa carrière académique, en soutenant une dispute publique que l'on appelait déterminance, du mot determinare, qui signifie poser des thèses. La déterminance, qui n'était d'abord qu'un usage facultatif, devint peu à peu obligatoire ; elle fut exigée des candidats à la licence et, en même temps, on prit l'habitude de la faire précéder d'un examen qui permettait d'éliminer de la dispute solennelle et publique les incapables. La déterminance devint donc un troisième grade. Mais, d'un autre côté, on appelait dans les différents métiers bacheliers les jeunes gens qui, tout en étant en état d'exercer le métier qu'ils avaient appris, n'étaient pourtant pas encore maîtres jurés. De même, dans la langue de la féodalité, on appliqua le mot à un jeune gentilhomme qui, n'étant pas en état de lever bannière, marchait sous celle d'autrui ; c'était un rang intermédiaire entre le chevalier et l'écuyer ; si bien que, fort à tort d'ailleurs, on a proposé de faire dériver bachelier de bas chevalier. Or, nous ne savons trop à quel moment, au XVe siècle d'après Thurot, on appliqua cette expression, déjà usitée et dans les corps de métiers et dans la corporation de la chevalerie, au déterminant qui, lui aussi, occupait une situation intermédiaire entre l'écolier et le maître. De là vint, un barbarisme aidant, l'expression de baccalauréat (bacchalariatus, transformé en bacca laurea).

Ce qui se dégage de cette analyse historique, c'est que, surtout si l'on fait abstraction de la licence, qui est, comme nous l'avons vu, le résultat d'une importation, le système des grades et des examens est un produit de l'organisation corporative. Il en est solidaire ; il en dérive. Le grade par excellence, c'est celui qui donne accès dans la corporation en qualité de maître. L'examen vient de ce que la corporation est un corps fermé et ne s'ouvre à de nouveaux membres que s'ils remplissent des conditions déterminées ; il n'y a pas de corporation qui ne soumette à des épreuves préalables quiconque demande à y entrer. Le dignus est entrare… est la formule qui résume peut-être le mieux le principe fondamental des examens universitaires. S'il existe non pas un grade unique, mais une série de grades hiérarchisés, c'est que, par suite de la résistance que la corporation oppose à l'introduction de nouveaux venus, on ne peut jamais y entrer de plain-pied, d'un seul coup ; mais il faut toujours une série d'initiations successives. Que l'on songe à la série d'états par lesquels devait passer l'aspirant à la chevalerie, page, écuyer, parfois encore bachelier avant d'être définitivement armé, c'est-à-dire reçu dans la corporation. C'est qu'en effet une corporation a un peu le caractère d'une société secrète ; elle a ses mystères ; on n'en devient membre qu'après avoir prêté une multitude de serments ; il est donc naturel qu'elle soit protégée contre le dehors par des barrières qui ne cèdent, qui ne s'abaissent que peu à peu et les unes après les autres ; d'où la nécessité d'étapes successives avant de pénétrer au cœur de la place. Ces étapes, ce sont, dans l'Université, les degrés ou grades, gradus. Enfin, nous avons vu que, par leur nature, les épreuves qui précèdent l'accession à ces grades ressemblent singulièrement aux épreuves qui précèdent l'entrée dans les corporations. Ce qui formait le noyau initial des unes et des autres, c'était une cérémonie solennelle où le candidat prenait, pour ainsi dire, possession de sa profession par l'accomplissement d'un acte professionnel. On s'explique maintenant comment examens et grades sont restés choses inconnues et de l'Antiquité et des premiers temps du Moyen Age. C'est que l'idée n'en pouvait naître qu'à partir du moment où les maîtres, au lieu d'enseigner séparément, formèrent une corporation ayant le sentiment d'elle-même et soumise à des règles communes.

Encore ne faut-il pas s'exagérer outre mesure la valeur et la portée des examens d'alors. Nous sommes encore tout à fait au début de cette institution. Les cérémonies, les solennités, les rites y tenaient plus de place que les éprouves proprement probatoires. Ce n'est pas à dire que les candidats n'aient pas eu à subir de véritables examens. Robert de Sorbon, dans une sorte de sermon humoristique qu'il adresse vraisemblablement aux élèves de son collège, ne craint pas de comparer l'examen de la Faculté des arts au Jugement dernier, et va jusqu'à dire que les juges universitaires sont beaucoup plus sévères que le juge du ciel ; comparaison qui serait inexplicable si les examens n'avaient été qu'une simple farce. Cependant, sans parler des admissions injustes dues à la faveur ou même à la vénalité - toutes pratiques qui sont imputables aux mœurs du temps plutôt qu'à l'institution - il paraît bien que les échecs étaient relativement rares. Il y a des Universités, en Allemagne notamment, où le nombre des admis et celui des candidats se recouvrent exactement. A Paris, il est question, dans les registres de la Faculté, d'échecs ; mais ce sont des exceptions qui tendent plutôt à confirmer la règle. Car les seuls candidats refusés dont il y est parlé sont ceux qui en ont appelé du jugement rendu contre eux, demandant à être renvoyés devant une nouvelle commission, ou que la Faculté revînt sur sa décision ; pour que l'on eût admis de tels tempéraments, il fallait évidemment que l'insuccès fût considéré comme un événement tout à fait anormal. Est-ce donc que l'on pouvait être reçu sans présenter un certain minimum de connaissances ? Nullement. Mais on ne laissait arriver à l'examen que les étudiants qui avaient toutes les chances de succès. Chaque candidat devait être présenté par son maître qui, étant donné la durée considérable des études, avait eu tout le temps de le connaître. On devait donc conseiller à ceux qui n'étaient pas prêts de ne pas affronter l'examen. C'est ce qui explique comment, sur le nombre total des étudiants immatriculés, tout au plus la moitié passait le baccalauréat, et comment beaucoup moins de la moitié des bacheliers parvenait jusqu'à la maîtrise. Les éliminations se faisaient, en quelque sorte, d'elles-mêmes, avant l'examen, qui se bornait à constater et à consacrer des résultats acquis par avance.

Telle est l'origine du système de grades et d'examens qui fonctionne encore aujourd'hui parmi nous ; car, il est remarquable de voir combien il est resté semblable à lui-même dans ses lignes essentielles. Sans doute, les connaissances exigées pour chaque grade ont changé, mais c'est toujours la même échelle avec le même nombre de degrés, et chacune des trois étapes qui divisent ainsi la carrière universitaire a sensiblement la même signification qu'autrefois ; le baccalauréat clôt la première période de la vie scolaire, le doctorat en est le point culminant, et la licence occupe entre ces deux extrêmes une situation intermédiaire, mais indécise comme autrefois. Quand on sait que ce système est dérivé d'une institution archaïque et disparue, à savoir de la corporation médiévale, que l'un même des éléments qui y entrait, la licence, est né d'un simple accident historique, on ne peut s'empêcher de se demander si cette persistance - dont nous avons d'ailleurs le privilège, car on ne la retrouve pas aussi complète dans les autres pays d'Europe - est parfaitement normale, si cette division tripartite de la vie scolaire, manifestement héritée d'un passé aussi lointain, se trouve être encore, par je ne sais quel miracle, celle que réclament les besoins contemporains. Sans doute, tant que nous ne serons pas plus avancés dans cette étude, tant que nous ne saurons pas ce qui a déterminé cette persistance, nous ne serons pas en état de résoudre cette question. Mais dès à présent, tout au moins, nous sommes fondés à nous la poser.

Mais les grades et les examens sont, en somme, ce qu'il y de plus extérieur dans la vie scolaire ; ils en marquent les étapes sans nous faire connaître en quoi elle consistait. Essayons maintenant d'en reconstituer la trame.

Pour cela, reportons-nous par la pensée au quartier latin, à un moment de la belle époque universitaire, c'est-à-dire au XIIIe et au XIVe siècle. Nous sommes en hiver, car c'est alors, de la Saint-Rémi (1er octobre) au premier dimanche de carême, que la vie universitaire est en pleine activité ; c'est alors que se donnaient les enseignements les plus essentiels, ce qu'on appelait le grand ordinaire. Le jour n'est pas encore levé que le quartier s'éveille, et de tous les hospitia, pédagogies, collèges, qui se pressent dans cette région de Paris, les étudiants se dirigent vers la rue du Fouarre. Dès que les Carmes de la place Maubert ont sonné leur première messe, c'est-à-dire dès le lever du soleil, les barrières - qui ferment la nuit l'accès de la rue afin d'empêcher la population peu recommandable du voisinage d'y déposer, comme elle en avait l'habitude, d'épouvantables immondices - s'ouvrent aux écoliers qui se rendent aux salles où enseignent leurs maîtres respectifs. Une fois entrés dans la salle - appelée scholae, au pluriel, alors même qu'il s'agit d'une salle unique - les écoliers s'assoient par terre, dans la poussière et la saleté ; car tous sièges font défaut. Quelquefois seulement, surtout en hiver, le sol est jonché de paille que les élèves, d'ailleurs, devaient payer à part. A deux reprises, en 1366 et en 1452, l'usage de laisser les auditeurs s'asseoir sur des bancs tenta de s'introduire ; mais les cardinaux Saint-Cécile et d'Estouville réprimèrent « ce luxe corrupteur », et les écoliers durent continuer à s'asseoir par terre ut occasio superbiae a juvenibus secludatur, pour tenir la jeunesse à l'abri de la tentation d'orgueil. Tout le mobilier consiste en une seule chaise à estrade et en un pupitre. C'est là que vient s'asseoir le maître, en robe noire et avec capuchon fourré de menu vair. Et la leçon commence.

Le maître ne parle pas ; il lit, et souvent il dicte. Ce n'est pas que des statuts répétés n'aient essayé d'imposer une autre manière d'enseigner. On voulait que le maître improvisât, ou tout au moins qu'il parlât au lieu de se borner à une lecture monotone. On alla jusqu'à réglementer l'allure de son élocution. Il devait parler non avec lenteur (tractim), mais rapidement (raptim), c'est-à-dire « en prononçant les mots comme s'il n'y avait personne devant lui qui écrivît, ac si nullus scriberet coram ei ». Son débit devait ressembler à celui du prédicateur, afin que les élèves fussent obligés de fixer les idées dans leur mémoire et non par la plume. Mais, en dépit de ces mesures impératives et des sanctions sévères qui y furent attachées, l'usage, d'ailleurs fort ancien - car nous avons des cahiers de maîtres évidemment dictés, et qui remontent à la première moitié du XIIe siècle, c'est-à-dire avant l'époque des universités - cet usage persista. Et il faut reconnaître que cette persistance n'était pas simplement imputable à la routine, mais se justifiait par de bonnes raisons. Si l'on songe que l'élève n'avait pas alors de livres au moyen desquels il pût préciser, consolider les souvenirs laissés par les leçons, on se demande ce qu'il en pouvait bien garder, s'il n'en emportait pas de notes écrites. L'enseignement oral était alors beaucoup plus indispensable qu'aujourd'hui, car il avait une raison d'être qu'il n'a plus : il devait tenir lieu du livre, qui faisait défaut ; il était le seul moyen par lequel la science pût se communiquer. Mais pour qu'il pût s'acquitter de cette fonction, encore fallait-il qu'il ne se réduisît pas à de fugitives paroles, et l'on est même étonné de l'insistance qui a été mise à le maintenir dans cet état de fugacité.

Mais ce cours lu ou dicté, en quoi consistait-il ? Qu'il portât sur la grammaire, on sur la logique, ou sur la morale, ou sur le droit, ou sur la médecine, partout il avait le même caractère ; c'était toujours le commentaire d'un livre déterminé. Pour nous, enseigner une science, c'est expliquer un certain nombre de vérités, de propositions générales qui, sans doute, ont été découvertes et exposées pour la première fois par des savants déterminés, mais qui existent indépendamment des œuvres où ces savants les ont consignées. Aussi les exposons-nous en elles-mêmes, pour elles-mêmes, et sans que, même, pour la plupart du temps, nous connaissions les écrits des inventeurs auxquels nous les devons. Tout autre était la notion que l'on se faisait au XIIIe et au XIVe siècle de la science et de l'enseignement. Le Moyen Age ne s'est pas élevé au-dessus de cette idée que savoir, ce n'est pas savoir telles et telles choses, mais c'est simplement savoir ce que certains écrivains autorisés, authentiques, comme on disait alors, ont dit de ces choses. On n'enseignait donc point la science pour elle-même, indépendamment des auteurs qui en ont traité, comme nous faisons aujourd'hui ; mais enseigner une science, c'était expliquer un livre faisant autorité, et qui se rapportait à cette science.

C'est pourquoi les programmes d'études, qui apparaissent dès le commencement du XIIIe siècle et qui édictent les connaissances que doivent posséder les candidats aux grades, fixent non des listes de problèmes, mais des listes d'ouvrages. Étudier la logique, c'est apprendre à expliquer l'Organon d'Aristote ; étudier la physique, c'est apprendre à expliquer la Physique et les Parva naturalia du même auteur, etc. Et c'est à la méthode exégétique à laquelle étaient soumis ces livres qu'il appartenait d'en dégager la science qui y était immanente. C'est ce principe fondamental de tout l'enseignement médiéval que Roger Bacon énonçait en ces termes : Quand on sait bien le texte, on sait tout ce qui concerne la science à laquelle ce texte se rapporte : scito textu, sciuntur omnia quae pertinent ad facultatem propter quant textus sunt facti. Voilà pourquoi faire un cours, suivre un cours, se disait au Moyen Age : lire un livre, legere librum, écouter un livre, audire librum. Aujourd'hui encore, en Allemagne, enseigner se traduit par lesen ou vorlesen ; en Angleterre, lecturer signifie professeur, et en France le mot de lecteur a eu longtemps la même signification, qu'il conserve encore sur les affiches du Collège de France. Et, d'ailleurs, ce n'est pas seulement dans la terminologie scolaire que survit actuellement cette ancienne conception ; elle est encore nôtre en grande partie. Pour s'en assurer, il suffit d'ouvrir un programme soit de licence, soit d'agrégation, même d'histoire ou de philosophie, et de voir la place considérable qu'y occupent les listes d'auteurs à expliquer. Il y a donc là un ensemble d'idées qui peuvent bien nous surprendre au premier abord, et qui pourtant sont loin d'avoir entièrement disparu. Il est d'autant plus important d'arriver à comprendre à quoi elles tiennent, de quelles causes elles dépendent. Mais pour cela il nous faut d'abord exposer en quoi consistait ce commentaire, cette méthode exégétique par laquelle on exprimait des textes la science qui y était ainsi contenue.

Deux méthodes différentes étaient employées concurremment.

Tantôt le maître explique ; il fait ce qu'on appelait une expositio. Nous pouvons, encore aujourd'hui, assister pour ainsi dire à une de ces explications ; car les Commentaires de saint Thomas sur Aristote ne sont que ses expositiones rédigées leçon par leçon.

Ces explications n'avaient pas pour objet, comme les exercices qu'on appelle aujourd'hui de ce nom, de traduire en la paraphrasant la pensée de l'auteur. C'était une vaste analyse dialectique de l'ouvrage analysé. On partait de cette idée qu'un livre n'est autre chose qu'une longue argumentation, un long raisonnement, un syllogisme continu - et, en fait, que peut être un livre de science, sinon une suite de propositions, accompagnées de leurs preuves implicites ou explicites ? Et alors, on se donnait comme tâche de résoudre cette énorme masse logique en ses éléments derniers de manière à montrer leur enchaînement. - Voici comment y procède le maître. Il commence par exposer dans un préambule l'objet de l'ouvrage, son but, la façon dont il se rattache aux autres œuvres du même auteur. Puis, une fois qu'il a donné ainsi une idée de l'ensemble, du tout, il découpe dans le livre un premier corps de développement, allant du début à un endroit qu'il fixe, et qui lui paraît former un tout, c'est-à-dire se rapporter à une seule et même thèse qu'il énonce. Par exemple, les premiers chapitres de la Politique d'Aristote, dit saint Thomas en commentant cet ouvrage, ont pour objet d'établir l'éminente dignité de cette science. Mais, cette thèse, comment est-elle démontrée ? Au moyen d'une double argumentation. Dans la première, il prouve la dignité éminente de la science politique d'une manière absolue, par la dignité intrinsèque de son objet, la société politique ; dans l'autre, il fait la même démonstration par voie de comparaison, en montrant la supériorité de la Politique sur les sciences qui traitent des autres sociétés humaines. Nous voilà donc en présence de deux thèses nouvelles qui supportent la thèse initiale. Le commentateur prend la première de ces deux thèses nouvelles, montre qu'Aristote l'appuie sur une troisième, qui elle-même en implique une autre, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il arrive à une proposition qu'il pose comme évidente. Cela fait, il revient à la seconde argumentation et la traite de la même manière. Et, quand il a fini avec le premier corps d'idées, il passe au corps suivant qu'il détermine de la même façon et soumet à la même élaboration. Et il avance ainsi, décomposant, avec une patience inlassable, les arguments principaux en arguments secondaires, puis en d'autres plus élémentaires encore, jusqu'à ce que ces raisonnements compacts et complexes soient résolus en leurs éléments derniers. Notre pensée moderne, déshabituée depuis des siècles de toute forte culture logique, se perd dans ce dédale de divisions, de sous-divisions, d'analyses, que le jeune étudiant ès arts devait pourtant comprendre à la simple audition, et sans que, bien souvent, il eût sous les yeux le texte de l'auteur expliqué. Il faut remarquer qu'on se préoccupait beaucoup moins de trouver la pensée de l'auteur, dans sa réalité subjective, que la vérité objective qui était comme immanente au livre. Ainsi, quand les raisons ne sont pas données par l'auteur, on les cherche. Quand on trouve des contradictions, on concilie à toute force. (Voir Thurot, Les grammairiens au Moyen Age, notamment la deuxième partie.)

Mais cette méthode laborieuse, et qui exigeait une contention d'esprit ininterrompue, n'était pas la seule qui fût employée. Il en était une autre, plus agile, plus vivante, et qui s'adressait à des passions toujours vibrantes à cet âge de disputes. Au lieu de suivre docilement le texte, on en extrayait toutes les propositions controversables qui s'y trouvaient énoncées ; et, ces questions, on les examinait directement et en elles-mêmes. On cherchait à utiliser les indications que peut donner sur la question discutée l'auteur étudié, mais sans s'y asservir. Le texte n'était ici qu'une occasion, qu'un prétexte, pour instituer une discussion. C'était la méthode des quaestiones. Ainsi, à propos de cette même Politique d'Aristote, que nous venons de voir saint Thomas commenter par la méthode de l'expositio, voici comment procède un autre maître de la scolastique, Buridan, quand il pratique la méthode des quaestiones. Dans le premier livre de son traité, Aristote démontre que la puissance d'une cité dépasse les forces individuelles, et par conséquent en est différente. Buridan se pose alors la vieille question utrum bonum commune sit praeferendum bono particulari. Aristote dit que la cité existe naturellement, ϕυσϵι \phi\upsilon\sigma\epsilon\iota . Au lieu de se demander par quelles raisons Aristote l'établit, il la traite pour son propre compte, laissant simplement l'idée suggérée par le texte se réveiller d'elle-même au cours de l'argumentation. Quant à cette argumentation, voici en quoi elle consiste. On commence par examiner, en leur donnant toute leur force, toutes les raisons qui militent en faveur d'une solution positive ; puis toutes celles qui peuvent être alléguées en faveur de la thèse opposée. Ce double exposé est fait avec une impartialité qui ne permet pas de soupçonner la pensée intime du maître qui parle. Puis, quand il a mis son auditoire en présence de ces deux conceptions contradictoires, il dit son choix, le justifie, et réfute toutes les raisons données à l'appui de l'opinion qu'il rejette. Toutes ces discussions, d'ailleurs, se présentent sous la même forme que le commentaire explicatif dont nous parlions d'abord. Toutes les raisons pour ou contre, tous les doutes soulevés sont établis à l'aide d'un syllogisme ; puis chacune des prémisses du syllogisme est reprise s'il y a lieu, est démontrée à son tour à l'aide d'un autre syllogisme qui très souvent en implique d'autres, jusqu'à ce qu'on arrive à une proposition évidente per se. Aucun sacrifice n'est fait à la forme, à l'intérêt extérieur ; le seul souci est de bien dissocier les arguments, de bien montrer toutes les articulations du raisonnement. Pour cela, l'argumentateur ne craint pas de mettre les points sur les i ; chaque partie de l'argumentation est étiquetée, classée, numérotée. Voici la majeure et la mineure. Voici la forme de la majeure. Voici trois objections. Voici les réponses aux objections. Voici une proposition hypothétique. Voici la conséquence qui en résulte, etc. Cette manière d'argumenter peut nous étonner. Mais, avant de la juger, il faut comprendre quel en est l'objet, et en quoi elle répond aux conceptions de cette société.