Chapitre XIV - Conclusion sur l'université - La Renaissance

Nous avons terminé l'analyse du système d'enseignement qui a fonctionné en France du XIIe au XVIe siècle. Nous allons maintenant entrer dans une ère nouvelle. Mais, avant d'y pénétrer, il nous paraît utile de nous retourner une dernière fois vers cet enseignement scolastique pour en prendre sommairement une vue d'ensemble et en établir le bilan. Je voudrais, laissant complètement de côté le détail, en dégager les caractères essentiels, distinguer ceux qui devaient être regardés désormais comme acquis à l'histoire, qui devaient entrer définitivement dans notre système national d'enseignement, ceux, au contraire, qui étaient appelés à disparaître ou à se transformer. Comme les hommes de la Renaissance se sont donné pour tâche de détruire, de refondre de fond en comble l’œuvre de leurs devanciers, encore faut-il se bien rendre compte de ce que valait cette dernière : c'est à cette condition qu'il nous sera possible de comprendre et de juger celle de leurs successeurs.

Tout d'abord, ce qui doit être admis sans réserve dans la période que nous venons de parcourir, c'est son admirable fécondité en matière d'organisation scolaire. C'est à ce moment, en effet, que s'est constitué, et presque de toutes pièces, l'organisme scolaire le plus puissant et le plus complet qu'ait jamais connu l'histoire. A la place de ces modestes écoles cathédrales et abbatiales qui ne pouvaient jamais abriter qu'un nombre restreint d'élèves et qui étaient sans lien les unes avec les autres, constitution, sur un point déterminé du continent européen, d'un vaste corps enseignant, anonyme, impersonnel, perpétuel par conséquent, comprenant des centaines de maîtres et des milliers d'étudiants, tous associés à une même œuvre et soumis à une même règle ; organisation de ce corps de manière à ce qu'il soit, autant que possible, représentatif de toutes les disciplines humaines ; création, à l'intérieur de ce même système, d'organes secondaires qui, sous le nom de facultés, correspondent aux différentes spécialités du savoir ; fondation, autour de ces écoles, de pensionnats, de pédagogies, de collèges qui servent d'abri moral à la jeunesse studieuse ; institution de grades qui jalonnent la vie scolaire et en marquent les étapes institution d'examens qui défendent l'accès de ces grades institution enfin de plans d'études qui fixent à l'étudiant les connaissances qu'il doit acquérir pendant chacune de ces phases, et aux maîtres les matières qu'il doit enseigner : telles sont les principales nouveautés qui apparaissent dans l'espace de deux ou trois siècles.

Toutes ces créations successives sont bien l’œuvre propre, originale du Moyen Age, et de ce Moyen Age. Ni l'Antiquité, ni l'époque carolingienne n'offraient rien qui pût leur servir de modèle. Et, cependant, bien que toutes ces institutions, par leur origine, tiennent étroitement aux conditions spéciales de la vie médiévale, elles ont été à ce moment comme coulées dans le bronze, si bien qu'elles se sont maintenues jusqu'à nous. Sans doute, nous ne les entendons pas comme le faisaient nos ancêtres ; nous les avons animées d'un autre esprit. Mais leur structure n'a pas sensiblement varié. Un étudiant du Moyen Age, qui reviendrait parmi nous, en entendant parler d'universités, de facultés, de collèges, de baccalauréat, de licence, de doctorat, de programme d'études, de leçons ordinaires et de leçons extraordinaires, pourrait croire que rien n'est changé, sauf que des mots français ont pris la place des mots latins d'autrefois. C'est seulement en entrant dans nos amphithéâtres ou dans nos classes qu'il s'apercevrait des changement survenus. Il verrait alors que la vie scolaire s'est transformée. Mais elle continue à couler dans le lit que le Moyen Age lui avait creusé.

En même temps qu'elle présentait une solidité, une force de résistance qui lui a permis d'échapper à l'action du temps, cette organisation était, de plus, d'une merveilleuse souplesse. Déjà nous avons eu l'occasion d'observer avec quelle aisance, au cours même du Moyen Age, elle s'était métamorphosée, avait pris les figures les plus différentes, sans pourtant paraître infidèle aux principes fondamentaux sur lesquels elle reposait. Entre l'époque de ses débuts, alors qu'elle n'était qu'une libre association sans caractère officiel, sans statuts réguliers, sans domicile fixe, et le moment où elle n'a plus été qu'un ensemble de collèges, que de changements ! Et pourtant ces changements se sont faits sans solution de continuité, sans secousse, sans révolution, par une lente adaptation au jour le jour, au fur et à mesure que des besoins nouveaux se faisaient sentir.

Elle a fait preuve de cette flexibilité par la manière dont elle a évolué non seulement dans le temps, mais encore dont elle s'est diversifiée dans l'espace. Nous l'avons étudiée presque exclusivement à Paris, parce qu'elle y a pris naissance et que, d'ailleurs, l'Université de Paris a été le principal prototype que les autres Universités se sont efforcées d'imiter. Mais, il est très remarquable de voir combien ces multiples Universités, tout en reproduisant les mêmes traits essentiels, tout en étant, pour la plupart, des copies du même modèle, sont pourtant différentes les unes des autres. Il y a presque autant d'espèces que de localités universitaires. Il y avait des Universités qui embrassaient l'universalité du savoir, d'autres qui étaient bornées à une spécialité (Bologne, Montpellier), et entre ces deux extrêmes toutes sortes de degrés intermédiaires. Il y en avait, comme Paris ou Oxford, où la Faculté des arts jouait un rôle prépondérant ; ailleurs, c'était une autre Faculté qui exerçait l'hégémonie. Paris était une Université de maîtres, dont la population scolaire était faite surtout de tout jeunes gens ; Bologne était une Université d'étudiants, où la population scolaire était faite principalement d'adultes. Il y avait des collèges à Oxford comme à Paris, mais les collèges d'Oxford différaient de ceux de Paris, etc. Il est rare de trouver une institution qui soit à ce point aussi une et aussi diverse ; on la reconnaît sous toutes les formes qu'elle a revêtues, et pourtant elle n'est pas sur un point ce qu'elle est sur un autre. Cette unité et cette diversité achèvent de montrer à quel point l'Université est un produit spontané de la vie médiévale ; car il n'y a que les choses vivantes qui puissent ainsi, tout en restant semblables à elles-mêmes, se plier et s'adapter à la diversité des conditions et des milieux. Mais voici l'ombre au tableau. Ce qui est à la base des institutions complexes dont je retraçais tout à l'heure le tableau, et ce qui en fait l'unité, c'est l'idée corporative. L'Université fut essentiellement une corporation ; et c'est par sa nature de corporation que s'expliquent les principaux traits de son organisation. D'ailleurs, n'a-t-elle pas toujours le même caractère ? Or, on sait que les corporations médiévales, une fois qu'elles furent constituées, manifestèrent très vite une tendance marquée vers le traditionalisme et l'immobilisme. D'une part, en effet, un corps varie plus difficilement que des individus isolés et indépendants les uns des autres ; une corporation a quelque chose de massif qui se prête plus difficilement au mouvement et aux changements. De plus, la corporation avait pour objet l'exploitation d'un monopole qui supprimait toute concurrence. Une fois donc que son droit exclusif était établi et incontesté, elle n'avait plus de raison pour innover, pour changer. Aucun intérêt ne l'incitait à se préoccuper des besoins nouveaux qui se faisaient jour autour d'elle et à chercher à y répondre. Isolée en elle-même, elle perdait contact avec le milieu. Parce que l'Université était une corporation, elle était exposée au même danger. Aussi aurons-nous plus d'une fois à constater que l'évolution de l'enseignement ne suit jamais sans un retard très sensible l'évolution générale du pays. Nous verrons des idées nouvelles se répandre dans toute l'étendue de la société sans affecter sensiblement la corporation universitaire, sans modifier ses programmes et ses méthodes. Pour n'en citer qu'un seul exemple, un grand mouvement scientifique va prendre naissance au XVIe siècle, se développer au XVIIe et au XVIIIe, sans faire écho dans l'Université avant le commencement du XIXe siècle.

Mais, malgré cet inconvénient, ce défaut constitutif, on ne peut méconnaître combien grande fut l'œuvre du Moyen Age en matière d'organisation scolaire. En matière d'enseignement, de méthode pédagogique, sa contribution fut moins considérable, et surtout moins originale. C'est qu'en effet l'enseignement n'est jamais que la miniature de l'état où se trouve la science à chaque époque de l'histoire. Or, le Moyen Age n'a rien créé en fait de science ; il n'a fait que la prendre dans l'état où elle se trouvait être à la fin de l'Empire romain, ou plutôt - parce que sous ce rapport les Romains eux-mêmes n'avaient pas ajouté grand-chose à ce qu'avaient fait les Grecs - telle qu'elle se trouvait être à la fin de la civilisation grecque. Seulement, de la civilisation grecque, le Moyen Age ne vit qu'un aspect, qu'une partie restreinte, savoir la culture logique dont il fit le tout de son enseignement. Jamais, en effet, la logique n'a tenu une place aussi exclusive dans l'éducation intellectuelle d'un peuple. Voilà d'où vient le prestige dont jouit alors Aristote. Ce prestige ne vient pas du hasard, d'une ignorance fortuite de l’œuvre de Platon, ni d'une sorte de barbarie qui aurait rendu les hommes de cette époque insensibles au charme de la pensée et de la poésie platonicienne. Mais c'est que leur attention était ailleurs. Avant tout, ils éprouvaient le besoin de se donner une forte discipline intellectuelle, et c'est chez Aristote, non sans raison, qu'ils crurent la découvrir.

Quant aux causes qui ont dicté cette prépondérance exclusive de la culture logique, elles tiennent à ce qu'il y a de plus profond dans la mentalité médiévale. Toute l'activité intellectuelle du Moyen Age est, en effet, orientée vers un même but : faire une science qui puisse servir de base à la foi. Par là, je ne veux pas dire que la théologie ait alors mis la philosophie en tutelle, mais, au contraire, que la foi éprouve alors le besoin de faire appel à la raison, en même temps que la raison, devenue plus confiante en elle-même, entreprend de pénétrer la foi. Or, comment faire cette science dont on sentait la nécessité ? En réunissant des observations, des connaissances positives, et en les interprétant ? Nous avons déjà vu que, pour cette époque, l'observation, par elle-même, n'avait pas de vertu démonstrative, de valeur scientifique. De plus, l'expérience humaine était alors trop courte, trop pauvre encore de données positives pour qu'il fût possible d'en tirer des conclusions de quelque portée. Restait donc le raisonnement et lui seul. C'est par les seules forces du raisonnement qu'il fallait construire cette science destinée, à la fois, à fortifier et à rationaliser le dogme. Le seul moyen d'y parvenir était de rompre les esprits à l'art de raisonner, d'exercer, de tendre tous les ressorts de la vie logique. D'où cette espèce de daltonisme intellectuel qui fait que les hommes du temps n'ont vu de toute la civilisation grecque que cette discipline logique que le génie subtil de la Grèce avait portée à un haut degré de raffinement.

D'ailleurs, nécessairement, en raison même de la fin à laquelle elle se trouvait ainsi suspendue, la dialectique païenne, une fois transportée dans les siècles chrétiens, y prit un caractère nouveau qu'elle n'avait pas et ne pouvait pas avoir dans l'Antiquité. Autrefois, c'était un acte tout temporel, un simple jeu entre les mains des sophistes, un procédé de la science laïque telle que la concevaient Platon et Aristote. Maintenant, étroitement rapprochée du dogme, elle participa des sentiments que le dogme inspirait. Ce n'était plus quelque chose d'extérieur et d'étranger à l'éducation morale et religieuse ; c'en était la préparation. Condition de la chose sainte par excellence, elle se colore elle-même de sainteté. Jamais peut-être les hommes n'eurent de l'instruction et de sa valeur morale une plus haute idée. Voilà d'où vient cet enthousiasme intellectuel qui, tous les ans, détermine ces énormes migrations d'étudiants, se transportant d'un point à l'autre de l'Europe, malgré les fatigues et les dangers du voyage, à la recherche de la vérité. Si donc il est vrai que le Moyen Age emprunta à l'Antiquité la notion de son enseignement, cependant il lui insuffla un esprit nouveau et, par cela même, la transforma. Cette culture logique, quand, aujourd'hui, nous la considérons du dehors, nous apparaît comme quelque chose de bien sec, de bien froid, de bien rébarbatif ; en réalité, pour les hommes de cette époque, c'était un élément de culture morale. Et il n'est pas douteux qu'il y ait dans cette conception quelque chose de beaucoup plus fécond que dans la doctrine contraire, qui entend séparer plus ou moins complètement ces deux aspects de la vie humaine. Il importe d'autant plus d'en faire la remarque que nous sommes arrivés à la veille du moment où ce divorce va s'accomplir.

Mais, si haute que soit l'idée que le Moyen Age s'est faite de la culture logique, elle ne saurait à elle seule constituer toute l'éducation de l'intelligence. L'homme n'est pas uniquement un entendement pur et, pour le former complètement, il ne suffit pas de lui faire savoir en quoi consiste le mécanisme formel de sa pensée et quel en est le fonctionnement normal. Il faut qu'il soit initié à sa nature d'homme dans sa totalité et, comme l'homme d'un temps et d'un pays n'est pas tout l'homme, il faut lui révéler cette humanité multiple, variée, qui se développe dans l'histoire, qui se manifeste dans la diversité des arts, des littératures, des morales et des religions. Et, puisque l'homme n'est qu'une partie de l'Univers, pour qu'il se connaisse vraiment il faut qu'il apprenne à connaître autre chose que lui. Il faut qu'au lieu de se concentrer sur lui-même, il regarde autour de lui, qu'il s'efforce de comprendre ce monde qui l'entoure et dont il est solidaire, qu'il se rende compte de sa richesse et de sa complexité, qui débordent infiniment les cadres étroits de l'entendement logique. Si donc les conceptions pédagogiques du Moyen Age étaient bien fondées dans les besoins intellectuels du temps, on voit pourtant tout ce qu'elles avaient de partiel et d'incomplet. Il était naturel que tous les efforts se fussent portés d'abord sur cet objet limité, en raison de son importance vitale ; mais il appartenait aux âges suivants d'élargir ce premier idéal, de l'enrichir d'éléments nouveaux au fur et à mesure que l'homme prenait de lui-même une conscience plus complète. Voilà la tâche qui incombait aux hommes du XVIe siècle. Nous sommes en état maintenant de rechercher comment ils l'ont comprise et de quelle manière ils s'en sont acquittés.

Mais une transformation pédagogique est toujours la résultante et le signe d'une transformation sociale qui l'explique. Pour qu'un peuple sente, à un moment donné, le besoin de changer son système d'enseignement, il faut que des idées et des besoins se soient fait jour auxquels le système ancien ne donnait plus satisfaction. Mais ces besoins et ces idées, à leur tour, ne sont pas nés de rien ; pour qu'après avoir été ignorés pendant des siècles, tout d'un coup ils émergent à la conscience, il faut que dans l'intervalle il y ait eu quelque chose de changé, et c'est ce changement qu'ils expriment. Aussi, pour comprendre l'œuvre pédagogique du XVIe siècle, il est nécessaire de savoir au préalable ce que fut, d'une manière générale, ce grand mouvement social qui a pris dans l'histoire le nom de Renaissance et dont le mouvement pédagogique ne fut qu'une forme particulière.

On a vu souvent l'essentiel de la Renaissance dans un retour à l'esprit antique ; et c'est même ce que signifie le mot par lequel on désigne d'ordinaire cette période de l'histoire européenne. Le XVIe siècle serait le moment où les hommes, abandonnant le sombre idéal du Moyen Age, seraient revenus à la conception plus riante et plus confiante que l'Antiquité païenne se faisait de la vie. Quant aux causes de ce changement d'orientation, on croit les trouver dans la résurrection des lettres anciennes dont les principaux monuments sont alors tirés de l'oubli où ils végétaient depuis plusieurs siècles. Ce serait la découverte des chefs-d'œuvre de la littérature ancienne qui aurait amené l'Europe occidentale à se faire une mentalité nouvelle. Mais parler ainsi de la Renaissance, c'est la montrer par son aspect le plus extérieur et le plus superficiel. Si vraiment le XVIe siècle n'avait que repris la tradition ancienne au point où elle se trouvait quand les ténèbres du Moyen Age vinrent l'obscurcir pour un temps, la Renaissance se présenterait comme un mouvement de réaction intellectuelle et morale, difficilement explicable. Il faudrait donc que l'humanité ait erré pendant quinze siècles, puisque, pour reprendre sa marche normale, elle aurait été obligée de revenir à ce point sur ses pas, de remonter le cours du temps et de recommencer à nouveaux frais toute une partie de sa carrière. Certes, le progrès ne se poursuit pas en ligne droite ; il fait des tours et des détours les mouvements en avant sont suivis de mouvements en arrière mais une aberration prolongée de quinze siècles est historiquement inadmissible. Il est vrai que cette conception de la Renaissance est d'accord avec la manière dont les écrivains du XVIIIe siècle en ont parlé. Mais, parce qu'ils ressentaient une sorte d'admiration pour la vie simple des sociétés inférieures, faut-il dire que leur philosophie sociale est une tentative en vue de restaurer la civilisation préhistorique ? Parce que les hommes de la Révolution croyaient imiter les anciens Romains, faut-il voir dans la société qui est issue de la Révolution une imitation de la cité antique ? Les hommes engagés dans l'action sont les moins bien placés pour apercevoir les causes qui les font agir, et la manière dont ils se représentent les mouvements sociaux qui les entraînent doit être tenue pour suspecte, bien loin d'avoir droit à un crédit particulier.

Il est faux, d'ailleurs, que la littérature ancienne ait été inconnue des siècles que nous venons d'étudier, qu'elle n'ait été découverte que vers le XVIe siècle, et que ce soit cette révélation qui ait brusquement élargi l'horizon intellectuel de l'Europe. En réalité, il n'y eut pas un moment dans le Moyen Age où les chefs-d'œuvre des lettres n'aient été connus ; il n'y a pas eu une période où ne se soient rencontrés des esprits assez délicats pour en apprécier la valeur. Abélard, le héros de la dialectique, était en même temps un lettré ; Virgile, Sénèque, Cicéron, Ovide lui étaient aussi familiers que Boèce et Augustin. Pendant le XIIe siècle, il y eut à Chartres une école célèbre qui, sous l'inspiration de son fondateur, Bernard de Chartres, donnait une éducation classique qui fait penser à celle que les Jésuites organiseront plus tard. On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Ces tentatives pour acclimater une culture littéraire restèrent, il est vrai, des cas isolés ; elles ne parvinrent pas à entraver la scolastique, qui les rejeta dans l'ombre. Mais elles n'en sont pas moins réelles, et elles suffisent à prouver que, si les lettres anciennes ne furent pas appréciées du Moyen Age, si elles n'occupèrent, pour ainsi dire, pas de place dans l'enseignement, ce n'est pas pour avoir été ignorées. En somme, le Moyen Age a connu la civilisation ancienne sous ses principaux aspects ; mais il n'en a retenu que ce qui lui importait, ce qui répondait à ses besoins intimes. La logique captiva toute son attention et éclipsa tout le reste. - Si donc au XVIe siècle tout change, si tout d'un coup on reconnaît à l'art, à la littérature gréco-latine une valeur éducative incomparable, c'est évidemment que, à ce moment, par suite d'un changement survenu dans la mentalité publique, la logique perdit son ancien prestige, tandis qu'au contraire on sentit vivement pour la première fois le besoin d'une culture plus raffinée, plus élégante, plus littéraire. On n'en avait pas acquis le goût parce qu'on venait de découvrir l'Antiquité, mais on demandait à l'Antiquité classique, que l'on connaissait, les moyens de satisfaire ce goût nouveau qui venait de naître. C'est donc ce changement dans l'orientation intellectuelle et morale des peuples européens qu'il faut chercher à expliquer, si l'on veut comprendre ce que fut la Renaissance aussi bien pédagogique que scientifique et littéraire.

Un peuple ne modifie à ce point son attitude mentale que quand les conditions profondes de la vie sociale sont elles-mêmes modifiées. On peut donc être assuré par avance que la Renaissance tient, non encore une fois au hasard qui fit exhumer à cette époque telles ou telles œuvres antiques, mais à des transformations graves dans l'organisation des sociétés européennes. Sans songer à faire ici un tableau complet et détaillé de ces transformations, je voudrais tout au moins indiquer la plus importante, afin de pouvoir attacher à ses racines sociales le mouvement pédagogique que nous aurons ensuite à retracer.

En premier lieu, il y a tout un ensemble de transformations dans l'ordre économique. On était, enfin, sorti de cette vie médiocre du Moyen Age, où l'insécurité générale des relations paralysait l'esprit d'entreprise, où l'étroitesse des marchés étouffait les grandes ambitions, où l'extrême simplicité des goûts et des besoins permettait seule aux hommes de vivre en harmonie avec le milieu. Peu à peu, l'ordre s'était établi ; une police mieux faite, une administration mieux organisée avaient ramené la confiance. Les villes s'étaient multipliées et étaient devenues plus populeuses. Enfin, et surtout, la découverte de l'Amérique et de la route des Indes, en ouvrant à l'activité économique des mondes nouveaux, l'avait comme galvanisée. Par suite, le bien-être avait augmenté ; de grandes fortunes s'étaient édifiées et, avec la richesse, s'éveillait et se développait le goût de la vie facile, élégante, luxueuse. Déjà, sous Louis XII, grâce à la paix intérieure, ce mouvement était assez accusé pour frapper les yeux des observateurs. « On voit généralement, par tout le royaume, dit un contemporain, bâtir de grands édifices, tant publics que privés, et sont pleins de dorures, non pas les planchés tant seulement et les murailles qui sont par le devant, mais les couvertes, les toits, les tours et ymages qui sont par le dehors ; et si sont les maisons meublées de tout choix plus somptueusement que jamais ne furent. Et use-t-on de vaisselle d'argent en tous états, sans comparaison plus qu'on ne soulait, tellement qu'il a été besoin de faire ordonnance pour corriger cette superfluité. » Et, en effet, plusieurs édits somptuaires furent rendus à cette époque : de 1543 à l'époque de la Ligue, on en compte douze. Bien entendu, toutes ces défenses ne servirent à rien, sauf à nous apporter la preuve du changement qui s'était fait dans les mœurs. Les guerres d'Italie contribuèrent beaucoup à ce résultat. En Italie, en effet, le luxe était depuis longtemps porté à un degré de raffinement que ne connaissaient pas les peuples du Nord, surtout dans les grandes villes commerçantes comme Venise, Gênes, Florence. Les velours, les draps d'or, d'argent et de soie qui se fabriquaient à Venise et à Gênes, les faïences de Bologne, de Castel-Durant et d'Urbin, l'orfèvrerie et la joaillerie de Florence et de Rome, les dentelles vénitiennes, toutes ces élégances et ce luxe faisaient de l'Italie un monde enchanteur. Une fois que la noblesse de Charles VIII y fut transportée, ce fut un éblouissement, et, quand on quitta ce pays magique, on voulut imiter ce qu'on avait tant admiré. On ramena pêle-mêle « avec des architectes, des peintres, des statuaires, des savants, une armée de parfumeurs, de joailliers, de brodeurs, de tailleurs pour dames, de menuisiers, de jardiniers, de facteurs d'orgues et de tourneurs d'albâtre ». Les expéditions de Louis XII et de François 1er achevèrent ce que celles de Charles VIII avaient commencé, et en un demi-siècle la France était transformée.

Si pourtant cette transformation était restée limitée au seul monde de la noblesse, elle n'aurait probablement pas eu de conséquences sociales d'une grande étendue. Mais au même moment, sous l'influence de la richesse accrue, il se produisit comme un rapprochement de toutes les classes. Jusque-là, la bourgeoisie n'osait même pas lever les yeux sur la noblesse dont elle se sentait séparée par un abîme, et elle trouvait tout naturel de mener une existence différente. Mais, maintenant qu'elle était devenue plus riche, partant plus puissante, elle devint aussi plus ambitieuse et entendit rapprocher les distances. Ses besoins s'étaient accrus avec ses ressources, lui faisant apparaître comme intolérable la vie qu'elle menait jusqu'alors. Aussi elle ne craignit plus de lever les yeux au-dessus d'elle, et elle voulut, elle aussi, vivre de la vie des seigneurs, imiter leur ton, leurs manières, leur luxe. « L'orgueil en tous états croissait de plus en plus, dit un auteur. Les bourgeois des villes se sont voulu habiller à la façon des gentilshommes… les gens des villages à la manière des bourgeois des villes. » Les bourgeoises, dit un autre, se sont ennuyées de leur vie obscure ; elles veulent maintenant copier les grandes dames. « C'est à peine si aujourd'hui vous pouvez distinguer une noble dame d'une plébéienne… On voit des femmes plus que plébéiennes se vêtir de robes flottantes, brodées d'or et d'argent… Elles ont les doigts chargés d'émeraudes et de pierreries… Les nobles seules autrefois saluaient en baisant, et n'admettaient pas au baiser le premier venu ; bien plus, elles ne tendaient pas la main à n'importe qui. Aujourd'hui, ceux qui sentent le cuir courent baiser une femme qui a un écusson de pleine noblesse. Les patriciennes épousent des plébéiens, les plébéiennes des patriciens ; il nous naît ainsi des êtres hybrides. » - On devine sans peine qu'un tel changement dans la manière d'entendre la vie devait en entraîner dans la manière d'entendre l'éducation, et que l'enseignement destiné à faire un bon bachelier ès arts, rompu à tous les secrets du syllogisme et de la dispute, ne pouvait servir à former un gentilhomme élégant, disert, sachant tenir sa place dans un salon, expert à tous les arts de société.

Mais, outre cette transformation, il en est une autre non moins importante, et qui s'est produite directement dans le monde des idées.

Au XVIe siècle, les grandes nationalités européennes sont, en grande partie, constituées. Alors qu'il n'y avait au Moyen Age qu'une Europe, qu'un monde chrétien, un et homogène, de grandes individualités collectives existent maintenant, qui ont leur physionomie intellectuelle et morale. L'Angleterre a pris conscience d'elle-même et de son unité avec les Tudor, l'Espagne avec Ferdinand de Castille et ses successeurs, l'Allemagne avec les Habsbourg (quoique avec une moindre netteté), la France, avant toutes les autres, avec les Capétiens. La vieille unité chrétienne était donc définitivement brisée. Quelque respect que l'on continue à professer pour les dogmes fondamentaux, et qui apparaissaient encore comme intangibles, chacun des groupes ainsi formés avait sa manière spéciale. de penser et de sentir, son tempérament personnel qui devait tendre à mettre sa marque propre sur le système d'idées jusqu'alors acceptées par la grande généralité des croyants. Et, comme les grandes personnalités morales qui avaient ainsi pris naissance ne pouvaient développer leur nature individuelle, comme elles ne pouvaient arriver à penser à leur manière et à croire à leur façon que si le droit de s'écarter des croyances reçues leur était reconnu, elles le réclamèrent et, en le réclamant, le proclamèrent ; c'est-à-dire qu'elles réclamèrent non pas d'une manière absolue (il ne pouvait en être encore question), mais dans de certaines limites, le droit au schisme, le droit au libre examen. Voilà la cause profonde de la Réforme, autre aspect de la Renaissance, et qui est la conséquence naturelle du mouvement d'individualisation et de différenciation qui se produisit alors dans la masse homogène de l'Europe. Sans doute, en un sens, la scolastique lui avait frayé la voie. La scolastique avait appris à la raison à prendre davantage confiance en elle-même, en la mettant en face des plus grands problèmes, en l'armant par une forte discipline logique pour de nouvelles conquêtes. Cependant, entre les audaces toujours modérées de la scolastique (surtout à la fin du XVe siècle), entre les revendications plus ou moins hardies de quelques penseurs dont la voix n'avait guère de retentissement en dehors des écoles, et cette soudaine explosion de la Réforme qui secoue toute l'Europe, il y a évidemment une solution de continuité qui atteste que des causes nouvelles sont entrées en action.

Voilà donc une nouvelle raison qui devait déterminer un changement dans la conception pédagogique. La foi chrétienne tenait trop de place dans l'éducation médiévale pour que les variations par lesquelles elle passait n'eussent pas leur contrecoup dans le système d'enseignement. D'ailleurs, par d'autres voies, le facteur économique n'était pas sans exercer une influence analogue. Il est évident, en effet, que l'idéal ascétique du Moyen Age ne pouvait pas convenir à des peuples chez qui le goût du luxe, de la vie facile, s'était éveillé. Et, comme cet idéal était celui du christianisme, c'est le christianisme même qui était atteint du même coup. Car il n'était pas possible que l'éloignement, dès lors ressenti pour cette ancienne manière d'entendre la vie, ne s'étendît pas à tout le système d'idées qui servait de base à cette conception. Si, avons-nous dit, le christianisme fut si facilement accepté des barbares, c'était précisément à cause de sa rudesse, de son indifférence pour les choses de la civilisation, de son dédain pour les joies de l'existence. Mais les raisons mêmes qui firent alors son triomphe devaient maintenant diminuer son autorité sur les esprits. Des sociétés qui avaient appris à goûter la joie de vivre ne pouvaient plus s'accommoder d'une doctrine qui faisait du sacrifice, de la privation, de l'abstinence, de la souffrance en un mot, la chose désirable par excellence. Les individus, sentant que ce système froissait leurs sentiments intimes, s'opposaient à la satisfaction de besoins qu'ils jugeaient naturels, ne pouvaient donc pas n'être pas enclins à le mettre en doute, à mettre en doute tout au moins la manière dont il avait été entendu jusqu'alors ; car on ne peut pas accepter sans réserve, sans critique, sans inventaire raisonné une doctrine qui, par certains côtés, paraît contre nature. Sans y renoncer complètement, on devait sentir le besoin de le réviser, de l'interpréter à nouveau, de manière à le mettre en harmonie avec les aspirations du temps. Or cette révision, cette interprétation supposent un droit de réviser, de contrôler, d'interpréter, en somme un droit d'examiner, qui implique, quoi qu'on fasse, une moindre foi.

Ainsi nous voyons mieux combien il s'en faut que la Renaissance soit le simple produit de quelques heureuses trouvailles. En réalité, ce qui marque la Renaissance, c'est une crise de croissance dans l'histoire des sociétés européennes. Le Moyen Age, c'est la période de l'enfance. Comme l'enfant qui n'a que juste la quantité de vie nécessaire pour végéter difficultueusement, les peuples d'Europe n'avaient encore que juste les forces nécessaires pour faire face aux nécessités les plus immédiates et les plus urgentes de leur existence. Maintenant, au contraire, au XVIe siècle, ils sont entrés dans la période de la pleine jeunesse. Un sang plus riche, plus abondant, circule dans leurs veines ; ils ont un surcroît d'énergie vitale à dépenser et ils cherchent à l'employer. L'existence dure et précaire des débuts de leur histoire ne pouvait plus leur suffire ; leur activité accrue avait besoin de plus vastes horizons, de plus vastes espoirs où elle pût se déployer en liberté. Les vieux cadres, incapables de contenir cette vie exubérante, ne pouvaient donc pas se maintenir, et voilà pour quelles raisons l'idéal pédagogique lui-même devait nécessairement se transformer. Des peuples dans toute la force de la jeunesse ne sauraient être élevés d'après le même système d'éducation que des peuples enfants, faibles et incertains de l'avenir. Il nous reste maintenant à rechercher quelles furent ces transformations.