Chapitre II : La Renaissance (suite). - Le courant humaniste. Érasme

Nous avons déterminé dans la dernière leçon l'un des deux grands courants pédagogiques qui se sont fait jour à la Renaissance : c'est celui qui a trouvé dans l'œuvre de Rabelais son expression la plus caractérisée. Ce qui le distingue de tout autre, c'est ce qu'il y a de gigantesque dans l'idéal où il tend. Il traduit un besoin de vie à la fois intense et diverse, une sorte d'aspiration vers une humanité dont les forces, toutes les forces, seraient portées à un degré de développement que le spectacle de l'homme moyen ne permet pas de soupçonner. Il s'agit d'affranchir la nature humaine des bornes étroites dans lesquelles l'a renfermée une éducation artificielle et de l'amplifier dans tous les sens. Mais il est un ordre de facultés qu'il faut exercer et exalter plus particulièrement que toutes les autres, parce qu'elles nous expriment plus éminemment, ce sont les facultés cognitives, c'est la faculté de connaître sous tous ses aspects. L'homme ne réalise vraiment sa nature que s'il fait reculer les limites de sa connaissance aussi loin qu'il est possible, que s'il élargit sa conscience de manière à ce qu'elle embrasse l'Univers. Il n'est vraiment et absolument heureux que dans l'état d'exaltation où se trouve l'intelligence en possession de la vérité ; c'est dans les joies de l'ivresse scientifique qu'il doit chercher la béatitude suprême. Il y a, il est vrai, dans cette conception quelque chose de tellement illimité qu'on pourrait être tenté, au premier abord, de n'y voir qu'une fantaisie, une sorte de rêverie poétique dans laquelle se serait complu l'imagination de Rabelais. Mais ce qui montre bien qu'il s'agit ici de tout autre chose que d'une construction personnelle, c'est que nombreux sont les hommes de la Renaissance qui ont voulu cet idéal et qui ont cherché à le réaliser. Sans doute, et nous le verrons dans quelques instants, il n'est pas le seul qui ait alors occupé les esprits ; mais il plane sur toute cette époque dont il traduit certainement un aspect.

Et d'abord, s'il est quelqu'un qui ait réellement vécu cette morale et qui se soit appliqué à lui-même cette pédagogie, c'est Rabelais. Bien loin qu'il l'ait construite comme une sorte de roman, elle ne fait que résumer l'éducation qu'il s'était donnée à lui-même. Toutes les langues dont il recommande l'étude à Pantagruel par la bouche de Gargantua, il les possédait ; érudit passionné, il connaissait tout de l'Antiquité jusqu'aux minuties ; médecin, jurisconsulte, archéologue, théologien, il est, en outre, un des premiers qui aient procédé à des expériences d'anatomie ; enfin, par la manière dont il parle des arts de son temps, des métiers, de la gymnastique, il montre bien qu'aucune de ces techniques ne lui est étrangère. Et il s'en faut qu'il soit le seul à avoir déployé une aussi prodigieuse activité. Voilà Ramus, par exemple : il n'est pas de discipline humaine que non seulement il ne connaisse, mais dont il n'ait traité avec une certaine maîtrise. Humaniste éminent, c'est, en même temps, un dialecticien qui entreprit de substituer à la scolastique une dialectique nouvelle ; grammairien, il fit lui-même une grammaire latine, une grammaire grecque et une grammaire française, et sa grammaire grecque est encore citée avec éloge un siècle plus tard par Lancelot ; il entreprit une réforme rationnelle de l'orthographe ; il fut un des premiers mathématiciens de son temps ; il écrivit sur l'optique et sur l'astronomie des scolae physicae, où il essaye de substituer aux spéculations abstraites du Moyen Age une science de la nature, bien qu'il ignore encore la méthode expérimentale ; il composa un ouvrage de tactique militaire, De militia Caesaris, dont on fit grand cas pendant assez longtemps. Sans être un spécialiste en droit et en médecine, il n'était pas sans s'en être occupé. Enfin, il essaya de réformer la théologie.

Mais c'est surtout en Italie que l'on rencontre de ces géants intellectuels, de ces hommes universels qui sont un des traits caractéristiques de la Renaissance. Ce n'est pas sans raison que Dante, déjà, était appelé par les uns poète, par les autres philosophe, par d'autres encore théologien, comme le rapporte Boccace. Quiconque a lu la Divine Comédie est obligé de reconnaître « qu'il n'y a guère dans le monde des corps et dans le monde des esprits un objet important qu'il n'ait approfondi et sur lequel il ne se soit prononcé avec une autorité souveraine, même quand son opinion se résume en quelques mots ». Nous savons, d'autre part, qu'il dessinait merveilleusement, qu'il était grand amateur de musique ; aussi, son poème renferme sur les arts de son temps des indications qu'un homme très compétent pouvait seul donner. Faut-il rappeler les noms de Pic de La Mirandole, de Léonard de Vinci, du père de Cellini, qui fut à la fois architecte, musicien, dessinateur, poète, etc. ? Mais le plus extraordinaire de ces génies, c'est Léon-Baptiste Alberti (mort à la fin du XVe siècle), et qui paraît avoir réalisé à la lettre l'idéal rabelaisien. « Dès son enfance, Alberti a excellé dans tout ce que les hommes applaudissent. On raconte de lui des tours de force et d'adresse incroyables : on dit qu'il sautait à pieds joints par-dessus les épaules des gens ; que, dans le dôme, il lançait une pièce d'argent jusqu'à la voûte de l'édifice ; qu'il faisait frémir et trembler sous lui les chevaux les plus fougueux. » Voilà pour la force physique et l'habileté manuelle. « Sous l'empire de la nécessité, il étudia le droit pendant de longues années, jusqu'à tomber malade d'épuisement ; lorsqu'à un âge avancé il constata que sa mémoire avait baissé, mais que son aptitude pour les connaissances exactes restait entière, il s'adonna à l'étude de la physique et des mathématiques, sans préjudice des notions pratiques les plus diverses, car il interrogeait les artistes, les savants et les artisans de tout genre sur leurs secrets et leurs expériences. » Il construisit une chambre optique qui fit l'admiration de ses contemporains. Voilà pour ce qui concerne la science. Enfin, « il apprit la musique sans maître, ce qui n'empêcha pas ses compositions d'être admises des gens du métier… De plus, il s'occupait de peinture et de modelage et faisait même de mémoire des portraits et des bustes frappants de ressemblance… Qu'on ajoute à cela une grande activité littéraire : ses écrits sur l'art, en général, offrent au lecteur d'importants témoignages pour l'étude de la forme à l'époque de la Renaissance, particulièrement en ce qui concerne l'architecture. Puis viennent des compositions latines en prose, des nouvelles, dont plusieurs ont été prises pour des ouvrages de l'Antiquité, de joyeux propos de table, des élégies, des églogues…, des traités de morale, de philosophie, d'histoire, des discours, des poésies, même une oraison funèbre en l'honneur de son duc ». Voilà pour ce qui regarde la culture artistique et littéraire. Ne dirait-on pas le prototype de Pantagruel et de Gargantua ?

Ainsi, il est donc bien certain que l'idéal rabelaisien était aussi, du moins en partie, l'idéal de son temps. L'homme qu'il voulait former par l'éducation était l'homme qu'il avait voulu être et, avec lui, beaucoup de ses contemporains. Son œuvre n'exprime donc pas une pensée personnelle, mais traduit une tendance de son siècle. Seulement ce n'est pas la seule qui ait alors sollicité l'opinion. Il en est une autre qui, au même moment, passa au premier plan. Bien que par certains côtés elle ne soit pas sans se rapprocher de la première, elle n'en est pas moins très différente ; elle correspond à une tout autre orientation de l'esprit public. Ne nous étonnons pas de voir une même société traversée, au même instant, par des courants divergents ou même contradictoires. N'arrive-t-il pas sans cesse que l'individu est divisé contre lui-même ; qu'une partie de lui-même est entraînée dans un sens, alors que tout le reste est attiré dans une autre direction ? Or, ces divergences, voire même ces contradictions, sont peut-être encore plus normales chez les peuples que chez les individus. Surtout elles sont inévitables aux époques décisives et de transition ; il est donc tout naturel que le XVIe siècle ne puisse pas tenir dans une seule et unique formule.

Cette seconde tendance, que nous allons essayer de déterminer, est celle qui trouve son expression la plus parfaite dans l'œuvre d'Érasme, et c'est là que nous pouvons l'étudier. Il est vrai qu'Érasme n'est pas un Français, et que nous nous occupons ici surtout de l'enseignement tel qu'il est dans notre pays. Mais, outre qu'Érasme vécut en France, notamment pendant sa jeunesse, puisqu'il fut élève du collège Montaigu, son action ne saurait se localiser dans aucun pays déterminé. Ce fut un homme européen ; son influence ne fut pas moindre chez nous que dans son pays natal. Nous pouvons donc être assurés que ses idées et ses aspirations en matière d'éducation étaient aussi celles de la société française, qu'elles comptaient des représentants dans toutes les grandes sociétés d'Europe. Elles sont principalement exposées dans les trois ouvrages suivants : Anti barbaros, c'est une violente diatribe contre l'enseignement scolastique ; Declamatio de pueris ad virtutem ac litteras statim et liberaliter instituendis, idque protinus a nativitate, et, enfin, un traité De ratione studii ou du plan d'études.

Quand on lit les premières pages du Plan d'études, on pourrait croire, au premier abord, qu'Érasme poursuit le même idéal que Rabelais. Érasme, en effet, réclame, lui aussi, du maître une science universelle. Il faut, dit-il, qu'il sache tout : omnia sciat necesse est. « Je ne me contenterai pas, ajoute-t-il, de dix ou douze auteurs, mais j'exige qu'il ait parcouru tout le cercle de la science, orbem doctrinae ; je veux qu'il n'ignore rien, alors même qu'il se proposerait de n'enseigner que les éléments. Il devra avoir étudié tous les écrivains de tous les genres et de toutes les spécialités ; qu'il lise d'abord les meilleurs, mais qu'il n'en laisse aucun, même parmi les plus médiocres, dont il n'ait goûté. » Il étudiera donc la philosophie, de préférence chez Platon et chez Aristote, la théologie chez Augustin, Chrysostome, Basyle, Ambroise, Hiéronosyme, la mythologie chez Homère et chez Ovide, la cosmographie (entendez géographie) chez Pomponius Méla, Ptolémée, Pline ; l'astrologie, l'histoire, les différentes sciences naturelles. S'il n'a pas un génie suffisant pour s'assimiler ces connaissances encyclopédiques, il devra au moins posséder ce qu'il y a d'essentiel dans chacune de ces disciplines (et l'on sait qu'Érasme s'était appliqué à lui-même la règle de conduite qu'il prescrivit ainsi à autrui). Il semble donc qu'il soit animé de la même soif de savoir, du même enthousiasme scientifique, du même besoin de connaître pour connaître que nous avons rencontré chez Rabelais. En réalité, les deux doctrines ne se ressemblent guère que dans la lettre ; l'inspiration est toute différente.

Et, tout d'abord, si le maître est tenu de posséder cet immense savoir, ce n'est pas pour le communiquer progressivement à l'élève, mais, au contraire, c'est, en partie, pour le lui épargner. « Je vois bien, dit Érasme, après avoir énuméré toutes les connaissances qu'il exige du maître, je vois bien que vous froncez le sourcil et m'accusez d'imposer un trop lourd fardeau au précepteur ; c'est vrai. Mais, si je charge à ce point un homme, c'est pour alléger la tâche du plus grand nombre. Je veux qu'un seul lise tout, pour que chacun n'ait pas besoin de tout lire. » L'élève, lui, n'aura nullement besoin de connaître tous les auteurs, mais seulement quelques-uns choisis parmi les meilleurs, et la liste qu'en dresse Érasme n'est pas bien longue : Lucien, Démosthène et Hérodote ; Aristophane, Homère et Euripide, voilà pour les Grecs ; Térence, certaines comédies de Plaute, Virgile, Horace, Cicéron, César, Salluste, si l'on veut, voilà pour les Latins. Cette modération, cette extrême discrétion dans la composition du programme scolaire contraste singulièrement avec les exigences intempérantes de Rabelais. Évidemment, pour Érasme, la science n'est pas un bien en soi, le bien par excellence auquel l'homme doit chercher à participer le plus possible ; car, s'il en était ainsi, l'élève n'en saurait être exempté. Au lieu d'être la fin de l'éducation, le savoir n'est plus qu'un instrument d'action entre les mains du maître, un moyen dont il a besoin pour atteindre le but où il doit tendre. Mais ce but est ailleurs. Où donc est-il et en quoi consiste-t-il ?

Ce but, Érasme l'énonce d'ordinaire dans les termes suivants : orationis facultatem parare. Il s'agit de former chez l'enfant la faculté de discourir, entendez de discourir soit oralement, soit par écrit. Ce qu'il appelle orationis facultas, c'est l'art de développer une idée, non pas seulement dans une langue correcte, mais élégante, abondante, appropriée au sujet, etc. C'est l'art d'analyser sa pensée, d'en disposer les éléments dans l'ordre le meilleur et surtout de lui donner, l'expression convenable ; en un mot, c'est l'art de parler ou d'écrire. Voilà quel est, pour Érasme, l'art par excellence, celui qu'il faut avant tout autre inculquer à l'enfant. « Il n'y a, dit-il, rien de plus admirable ni de plus magnifique que le discours (oratio), quand, riche d'idées et de mots, il coule abondamment tel qu'un fleuve d'or. » En d'autres termes, la faculté qu'il faut exercer, développer avant toutes les autres, c'est la faculté verbale ; c'est ce que déclare expressément Érasme au début de son Plan d'études. « La connaissance, dit-il, peut prendre deux formes. Il y a celle des idées et celle des mots, rerum ac verborum. C'est par les mots qu'il faut commencer, verborum prior. » Il ajoute, il est vrai, que les idées ont plus de valeur, rerum potior. Mais nous verrons plus tard ce qu'il entend par là ; en tout cas, ce qui est certain, c'est que l'enseignement verbal doit, à lui seul, occuper toute la jeunesse. Vivès, qui pourtant est sur ce point plus modéré qu'Érasme, estime que jusqu'à quinze ans l'enseignement doit se réduire à la seule étude des langues. C'est donc dans cette étude que Érasme, avec Vivès, faisait consister la matière principale de l'éducation intellectuelle.

Ce but une fois posé - et nous verrons plus tard ce qui l'explique - toute une pédagogie nouvelle en découle.

La seule manière d'apprendre aux jeunes gens à écrire d'un style pur et élégant, c'est de les faire vivre dans le commerce le plus intime possible des grandes œuvres littéraires qui leur servent de modèle et au contact desquelles leur goût puisse se former. Or, au XVIe siècle, les seules langues qui satisfaisaient à cette condition étaient les langues anciennes. D'où vient l'importance prépondérante attribuée au latin et au grec par Érasme, Vivès et tant d'autres qui y voient l'aliment intellectuel par excellence.

Or, c'est là, il faut le comprendre, une grande nouveauté. Sans doute, pour le Moyen Age aussi, le latin était la langue scolaire, d'une manière peut-être même plus exclusive qu'à l'âge suivant : la langue nationale était, en effet, complètement bannie des Universités et des Collèges ; les élèves ne devaient même pas s'en servir dans leurs conversations, alors qu'au contraire certains pédagogues de la Renaissance en permettent l'emploi même dans les explications. Seulement, les scolastiques ne songeaient pas à lui attribuer une valeur éducative ; ils s'en servaient comme d'une langue vivante, commode parce qu'elle était comprise des différentes nationalités, mais qui ne différait pas en nature des idiomes vulgaires. Ils trouvaient tout naturel que, comme toute langue vivante, elle continuât à évoluer de manière à exprimer les idées nouvelles et les besoins nouveaux qui se faisaient jour. Aussi ne craignaient-ils pas de le déformer quand c'était nécessaire, d'y introduire des néologismes qui étaient autant de barbarismes, mais qui ne les choquaient aucunement. Au contraire, pour Érasme et Vivès, ces déformations étaient autant d'actes d'impiété et de vandalisme. C'est que, pour eux, le latin n'était pas simplement une langue internationale commode. Ils y voyaient un instrument incomparable d'éducation. Et puisque le latin devait le rôle qui lui était ainsi attribué à ce fait qu'il était une langue littéraire, le seul latin qui, de ce point de vue, eût droit de cité dans les classes était celui qui présentait ce caractère au plus haut degré, c'est-à-dire le latin de l'époque classique. Lui seul pouvait rendre les services qu'on en attendait.

Aussi bien, loin qu'il y ait lieu de le laisser se mêler à la vie et évoluer avec elle, il fallait, au contraire, l'en retirer, le soustraire aux changements, le débarrasser de toutes les altérations et de toutes les corruptions qu'on y avait introduites, et le maintenir dans l'état de pureté et de perfection où il était passé vers le siècle d'Auguste ; c'est figé sous cette forme immuable qu'il fallait désormais l'enseigner. Il s'agissait donc, en réalité, d'un tout autre latin qu'au Moyen Age ; c'est le latin comme langue morte qui, pour la première fois, entrait dans l'enseignement. Et c'est pourtant de cette langue morte qu'on allait faire le modèle d'après lequel devrait être formée la pensée des vivants.

Voilà ce qui nous explique pourquoi l'élève n'a pas besoin de connaître tous les auteurs, pourquoi une anthologie bien faite suffit. C'est qu'il ne s'agit pas de lui donner des connaissances étendues et variées, mais seulement de former son goût. Or, pour cela, ce qui importe, ce n'est pas qu'il connaisse une multitude d'auteurs, c'est qu'il ait pratiqué assidûment les meilleurs, tous ceux qui peuvent lui servir de modèles. Il faut donc les choisir, et avec discernement. La manière même dont ils sont choisis marque toute la différence qu'il y a entre les principes pédagogiques d'Érasme et ceux de Rabelais. Il n'est plus question de ces érudits, de ces compilateurs dont Rabelais faisait ses lectures préférées ; les écrivains dont l'étude est spécialement prescrite sont ceux que recommande leur mérite littéraire : c'est Virgile, c'est Horace, c'est Homère, c'est Euripide. Il est vrai que le maître doit, lui, posséder une plus large érudition. Mais ce n'est pas que cette érudition soit bonne par elle-même et ait je ne sais quelle vertu intrinsèque ; c'est tout simplement qu'elle est nécessaire au maître pour qu'il puisse faire goûter à ses élèves les œuvres qu'il leur explique. Car, pour qu'ils en sentent le mérite littéraire, encore faut-il qu'ils les comprennent, et, pour les leur faire comprendre, il est indispensable qu'on soit au courant de toute la civilisation ancienne. Aussi, si le maître doit connaître la mythologie, ce n'est pas qu'il soit utile de savoir de quoi sont faites les religions d'autrefois, c'est uniquement pour pouvoir interpréter les poètes dans les œuvres desquels les mythes tiennent une si grande place ; s'il doit avoir étudié la géographie, c'est pour pouvoir lire les historiens, et s'il doit avoir lu les historiens, c'est qu'il n'y a guère d'écrivains chez qui il ne soit question d'événements historiques. C'est pour la même raison qu'il devra être au courant de l'art militaire et de l'art agricole, de l'art culinaire et de l'architecture ou de la musique dans l'Antiquité. L'érudition, loin d'être une fin en soi, est donc mise au service d'une autre culture ; c'est un moyen d'explication littéraire. Érasme va jusqu'à dire que, s'il faut étudier les choses de la nature et leurs propriétés, ce n'est pas pour les connaître, mais pour pouvoir se rendre compte des métaphores, comparaisons, figures de style de toute sorte qui en sont dérivées.

Déjà, on sent combien cette pédagogie nouvelle se rapproche de celle qui, avec des atténuations et des corrections, est encore mise en pratique dans nos lycées. Mais, si l'on entre dans le détail, les ressemblances sont peut-être encore plus apparentes et plus importantes. C'est, en effet, avec Érasme et ses contemporains qu'apparaissent certains exercices scolaires qui sont encore à la base de notre enseignement. C'est, d'abord, l'explication littéraire des textes. Au lieu de l'expositio des scolastiques dont l'objet principal était de reconstituer la marche logique de la pensée, ce qui est maintenant recommandé c'est un commentaire qui fasse ressortir les beautés ou les curiosités littéraires de l'ouvrage expliqué. Le maître devra mettre en relief les élégances, faire remarquer les archaïsmes ou les néologismes ; il signalera les endroits obscurs ou critiquables ; il rapprochera du passage commenté des passages du même auteur ou d'un autre qui rappellent le premier. N'est-ce pas ainsi qu'ont procédé pendant des siècles nos professeurs de rhétorique ? Même, si l'élève suit les conseils d'Érasme, il devra noter avec soin les expressions heureuses, les tournures, les développements qui paraissent plus particulièrement dignes d'être imités. C'est la première forme du cahier d'expression que les rhétoriciens employaient encore il y a moins de vingt ans. Érasme a même été jusqu'à faire, sous le titre de Commentarius de verborum copia, un traité qui n'est autre chose qu'un vaste cahier d'expressions mis à la disposition des rhétoriciens de l'avenir.

Mais, pour apprendre à écrire, il ne suffit pas de lire, il faut s'essayer soi-même à écrire. La plume, dit Érasme, est le meilleur des maîtres dans l'art d'écrire. De là un nouveau genre d'exercice, l'exercice de style, la composition écrite, qui fait pour la première fois son apparition. Jusqu'à présent, il n'avait rien existé de pareil. A l'Université, dans les collèges du Moyen Age, le travail actif des élèves se réduisait aux récapitulations et aux disputes. Comme on n'attachait alors d'importance qu'au fond et non à la forme, comme les idées étaient même tenues de se couler dans les formes impersonnelles du syllogisme, il ne pouvait même pas venir à l'esprit d'instituer des exercices de style. Tout se passait oralement. On sait que l'idée a fait du chemin, puisqu'elle n'a pas tardé à tout envahir, sans laisser presque aucune place aux exercices oraux.

Au reste, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que d'emblée ces exercices ont pris la forme qu'ils ont gardée presque jusqu'aujourd'hui. Sans parler des exercices de traduction, de versification, nous voyons apparaître la composition proprement dite, narration, développement d'une pensée morale, discours, lettre. Discours, par exemple, d'Agamemnon à Ménélas pour l'engager à renoncer à sa vengeance ; discours de Ménélas aux Troyens pour qu'ils lui rendent Hélène ; lettre d'un ami à Cicéron pour l'engager à refuser les conditions d'Antoine, etc. Tout comme aujourd'hui, le thème proposé devait être accompagné d'une matière plus ou moins abondante, où se trouvaient indiquées les principales idées à développer. D'ailleurs, Érasme n'a pas inventé de toutes pièces ce genre d'exercices ; il en empruntait l'idée aux rhéteurs de l'Antiquité, tels que Libanius, Sénèque, etc. Le XVIe siècle les a tirés du long sommeil où ils dormaient depuis si longtemps, leur a infusé une vie nouvelle et leur a donné la forme sous laquelle ils sont parvenus jusqu'à nous.

Nous voilà bien loin et de la scolastique et de Rabelais. Pour le Moyen Age, en effet, comme pour Rabelais, c'était la science qui était l'instrument par excellence de la culture. Certes, ils avaient de la science une idée très différente. Pour le Moyen Age, c'était un tournoi, une escrime de la pensée ; pour Rabelais, c'était un vaste et plantureux banquet où les plus robustes appétits pouvaient se satisfaire. Mais, pour l'un et pour l'autre, c'était l'entendement, c'était la faculté soit de comprendre, soit de connaître, de raisonner ou de savoir, qu'il fallait avant tout exercer et développer. Pour Érasme, c'est l'art de l'expression, c'est la faculté littéraire. Non pas, sans doute, qu'il exclue complètement toutes les connaissances scientifiques, mais la place qu'il leur accorde est plus que secondaire ; il ne les mentionne guère qu'accessoirement et en passant. Il dit bien, dans une lettre à Vivès, que la connaissance des langues est une préparation à de plus hautes disciplines, graviores disciplinae. Mais à quoi se réduisent ces disciplines ? Il n'ose pas proscrire complètement la lecture de l'Organon ; il consent que l'élève, une fois reçue la culture littéraire, s'en occupe ; mais, il recommande qu'on n'y passe pas beaucoup de temps. La dialectique ne l'intéressait que dans la mesure où elle pouvait servir d'auxiliaire à la rhétorique. De même, pour les mathématiques, il suffira d'y avoir quelque peu goûté, degustare sat erit. Pour la physique, il n'est pas plus exigeant ; il se contente que l'élève en ait quelque teinte, nonnullus gustus. Et, à la manière dont il parle de physique dans deux de ses Colloques familiers, il est évident que, pour lui, ces connaissances n'avaient guère d'intérêt que comme matière à des développements littéraires. Il s'y amuse à raconter toute sorte de légendes fabuleuses ou à examiner des questions comme celle-ci : D'où vient que les antipodes qui sont sous nos pieds ne tombent pas dans le ciel ?

Nous sommes donc en présence d'une conception pédagogique très différente de celle que nous avons observée jusqu'ici. Ce qu'elle a de caractéristique, c'est que la littérature y est considérée comme la discipline la plus hautement éducative. C'est à elle essentiellement qu'on demande les moyens de former les esprits. D'où vient donc l'importance si exceptionnelle, l'efficacité pédagogique qui lui fut ainsi attribuée, et qu'elle a gardée dans l'opinion pendant si longtemps ?

Une des causes qui ont suscité cette grande révolution intellectuelle et morale de la Renaissance, c'est, avons-nous dit, l'accroissement de la fortune et du bien-être publics. Or, un peuple qui s'enrichit s'éveille à des besoins nouveaux. Le luxe qui se développe affine les caractères, qui s'adoucissent et deviennent moins brutalement combatifs. Les hommes se défont de leur rudesse et, par suite, des mœurs, des manières dont ils ne sentaient pas jusqu'alors la grossièreté leur deviennent intolérables. Alors, peu à peu grandit en eux le goût de la société polie avec ses élégances, ses plaisirs plus délicats, ses joies plus maniérées. Car une société polie, c'est un milieu où l'âpreté des égoïsmes se dissimule tout au moins sous une sorte de sympathie générale et mutuelle, où l'on vit d'une vie un peu imaginaire, un peu idéale, loin des réalités de l'existence dont on se détourne pour un instant, où l'esprit, par conséquent, peut se recréer et se détendre.

Ce qui montre combien ce besoin était ressenti par Érasme, c'est un livre qu'il composa : De civilitate morum puerilium, en vue précisément d'apprendre la politesse aux enfants. Il attachait à la politesse une telle importance qu'il en fait un des objets essentiels de l'éducation. C'est la première fois que la question était traitée d'une manière spéciale, méthodique et étendue ; c'est la preuve que ce goût venait de naître. D'un autre côté, le succès extraordinaire qu'eut ce petit livre montre que cette tendance était générale à l'époque, qu'il répondait à une aspiration confusément ressentie. Deux ans ne s'étaient pas écoulés depuis l'apparition de l'ouvrage à Bâle, en 1530, qu'il était déjà réimprimé à Londres. Mais c'est surtout en France qu'il fut apprécié. Il y devint très vite un livre usuel des écoles, un manuel de classe. A partir de 1537, les traductions et les imitations se succèdent sans interruption.

D'ailleurs, Rabelais partage aussi ce sentiment. Que reproche-t-il, en effet, à ces professeurs Sorbonnagres qui furent d'abord chargés d'instruire Gargantua ? D'en avoir fait une sorte de lourdaud, de malappris, qui ne sait pas tenir sa place dans la société. « A tant son père aperçut que vraiment il étudiait très bien… toutefois qu'en rien ne proufitait et, qui pis est, en devenait niays, reveur et tout rassotté. » Est-il dans le monde ? « Toute sa contenance » est « de pleurer comme une vache », de se cacher « le visage avec son bonnet », sans qu'il soit possible de lui « tyrer aucune parole ». A ce maladroit, à ce rustre, produit de la vieille éducation, Rabelais oppose le savoir-vivre, le décorum parfait, la politesse d'Eudémon, jeune page « tant bien testonné, tant bien épousseté, tant bien tiré, tant honneste en son maintien que trop mieux ressembloit quelque petit angelot qu'un homme ». Invité à saluer Gargantua, « Eudémon..., le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeulx assurés, et le regard assis sur Gargantua, avec modestie juvénile, se tint sur ses pieds, et commença le louer et magnifier… avec gestes tant propres, prononciation tant distincte, voix tant éloquente et langage tant orné et bien latin que mieux ressembloit un Gracchus, un Cicéron ou un Émilien du temps passé qu'un jouvenceau de ce siècle ». Qu'est-ce, d'ailleurs, que l'abbaye de Thélème, sinon la société la plus polie, la plus élégante, la plus raffinée qui ait jamais été imaginée ? Le bonheur que l'on y goûte est fait tout entier des joies que des esprits divers éprouvent à se voir, à s'entretenir, à commercer ensemble.

Ce qui, d'ailleurs, donnait un corps à ces aspirations, ce qui les déterminait et, en même temps, les rendait plus vives, c'est que cette société polie, dont on sentait confusément le besoin, n'était pas à construire ni à imaginer de toutes pièces. Il en existait, dès lors, un exemplaire relativement parfait que l'on avait sous les yeux : c'était le monde de la noblesse. Le jeune chevalier, en effet, était élevé tout autrement que le jeune clerc, que le futur bachelier ès arts. On lui enseignait non la dialectique, mais l'équitation, l'escrime, la gymnastique, la danse, le chant, la musique, les bonnes manières, l'art de se tenir, de parler avec convenance, de converser agréablement. On ne lui apprenait pas nécessairement l'art d'écrire ; mais il connaissait en général plusieurs langues étrangères et toutes les formes de la littérature héroïque, depuis celles que nous a léguées l'Antiquité. Aussi, dès le Moyen Age, les châteaux, les cours des seigneurs constituent autant de foyers de vie élégante, où la jeunesse jouait un rôle tout à fait prépondérant. Or, maintenant que, par suite des changements survenus dans la distribution de la fortune publique, la distance entre les différentes classes avait diminué, maintenant que les classes aisées se sentaient rapprochées de la noblesse, il était naturel qu'elles éprouvassent le désir de reproduire à leur usage, d'imiter pour leur propre compte ce modèle de vie raffinée qu'elles avaient admiré, envié de loin, pendant des siècles, sans songer même qu'elle pût devenir leur un jour.

En fait, il n'est pas douteux que cet idéal de la chevalerie n'ait hanté l'esprit des pédagogues du temps, de certains d'entre eux tout au moins. C'est la politesse des cours que Érasme se propose de vulgariser dans son De Civilitate; il nous en avertit dès le début de son traité. Le jeune Eudémon, ce produit de la nouvelle éducation, nous est présenté comme un jeune page. Et qu'est-ce que l'abbaye de Thélème, sinon une société de gentilshommes et de gentilles dames, mais où la noblesse intellectuelle est mise sur le même pied que la noblesse de sang ? Même, si l'on songe à la place qu'y tiennent les conversations relatives aux sentiments tendres, c'est une véritable cour d'amour.

Or, par quel moyen atteindre le but où l'on tendait ainsi ? Comment défaire les hommes de leur rudesse et de leur grossièreté, comment leur faire acquérir la finesse de goût et la délicatesse nécessaires à cette existence plus noble qu'ils ambitionnaient, sinon en les faisant vivre dans le commerce intime des littératures, où le génie des peuples les plus lettrés, les plus affinés, les plus civilisés qu'ait jusqu'alors connus l'histoire est venu s'exprimer, et où nous le retrouvons encore aujourd'hui ? De ce point de vue, les peuples anciens et surtout leurs grands écrivains devaient tout naturellement apparaître comme les instituteurs désignés. C'est bien de là qu'il faut partir, quand on veut apprécier cette pédagogie, ce que nous ferons dans le prochain chapitre.