Chapitre VII - La genèse de l'université - L' « Inceptio » - la « licentia docendi »*

Nous sommes arrivés, à la fin de la leçon dernière, au seuil d'une des questions les plus importantes que nous aurons à traiter dans ce cours. Il s'agit de savoir ce que fut la grande institution scolaire qui a pris dans l'histoire le nom d'Université de Paris ; quel est l'idéal pédagogique dont elle a été l'incarnation. Or, pour cela, le meilleur moyen est d'en faire la genèse, de chercher comment elle s'est formée, quelles sont les causes qui l'ont appelée à l'existence, de quelles forces morales elle est la résultante. C'est en voyant de quoi était fait le germe premier dont elle fut le développement, quels sont les éléments divers qui ont servi à le composer, comment ils se sont ajoutés les uns aux autres et combinés, que nous pourrons arriver à déterminer l'esprit dont elle s'est trouvée animée et qui a marqué son orientation.

L'intérêt de la question est multiple. D'abord, un intérêt pédagogique de première importance. Car l'Université de Paris a été la matrice où s'est élaboré tout notre système d'enseignement. Elle commença à comprendre dans son sein tout ce qui devait devenir plus tard notre enseignement secondaire, et c'est d'elle que sont sortis nos collèges. Toute notre évolution pédagogique ultérieure en porte la marque. Il y a en second lieu un intérêt historique qui, pour nous toucher moins directement, ne saurait pourtant nous laisser indifférent. C'est qu'il n'est pas d'institution qui exprime mieux l'état d'esprit médiéval. L'Université n'était pas simplement une école où l'on enseignait un certain nombre de disciplines. L'Université fut, plus peut-être que l'Église et le système féodal, l'institution la plus représentative de ce temps et comme son image. Jamais la vie intellectuelle des peuples d'Europe n'eut un organe aussi défini, aussi universellement reconnu et, somme toute, aussi approprié à sa fonction. Aussi l'influence des Universités fût-elle beaucoup plus considérable que ne le laissent soupçonner les historiens politiques. L'étude que nous allons faire servira à nous faire mieux comprendre cette organisation dont la nôtre est dérivée.

La question des origines de l'Université de Paris dans laquelle nous allons entrer a été déjà l'objet de nombreux et importants travaux. Sans vouloir faire ici une bibliographie complète, je dois tout au moins indiquer sommairement les principales sources auxquelles il faut se rapporter quand on entreprend d'étudier l'histoire de l'Université de Paris, ainsi que les principaux ouvrages où ces sources ont été déjà mises à contribution. Pour ce qui est des documents originaux, on les trouvera dans le Cartularium Universitatis Parisiensis, de MM. Denifle et Chatelain, dont les deux premiers volumes, parus en 1889 et 1891, nous mènent jusqu'à l'année 1350. Un autre ouvrage, très riche en matériaux et qui est en même temps la première histoire systématique de l'Université, est l'Historia Universitatis Parisiensis a Carolo Magno ad nostra tempora, par du Boulay (Bulaeus), 6 volumes in-folio (1665-1679). Malheureusement, l'auteur manque totalement d'esprit critique ; le récit qu'il nous fait des origines de l'Université est entièrement mythique. C'est de l'histoire légendaire. Elle n'en est pas moins restée classique pendant très longtemps et a été plus ou moins fidèlement reproduite par un très grand nombre d'auteurs dont il est inutile de rappeler les noms, leurs ouvrages étant sans valeur. Il y avait pourtant à la Sorbonne même un très ancien travail manuscrit qui avait précisément pour objet de réfuter du Boulay. Mais cette étude anonyme, intitulée Universitatis Parisiensis ejusque Facultatum quatuor origo vera, n'a pas encore été publiée.

C'est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que l'histoire de l'Université de Paris est entrée dans la période scientifique. L'initiateur du mouvement a été Charles Thurot, qui, dans sa thèse de doctorat intitulée De l'organisation de l'enseignement dans l'Université de Paris au Moyen Age, Paris et Besançon, 1850, nous a donné un tableau, fait avec le plus grand soin, du système d'enseignement qui fonctionnait dans l'Université médiévale ; mais il ne fait que toucher à la question des origines. Cette lacune a commencé à être comblée dans le grand ouvrage du P. Denifle, Die Universitaeten des Mittelalters bis 1400, qui a commencé à paraître en 1885. Enfin, plus récemment, M. Rashdall nous a donné un ouvrage étendu sur les Universités de l'Europe au Moyen Age, Universities of Europe in the middle age, Oxford, 1895, II volumes, où Paris tient naturellement une grande place.

Ces indications données, nous pouvons nous-même aborder la question.

Nous avons eu pendant longtemps, et nous ne sommes pas sans entretenir encore aujourd'hui une certaine complaisance pour les explications historiques qui rendent compte des institutions sociales en les rapportant à quelque grand personnage, qui en aurait été le créateur et pour ainsi dire l'inventeur. Sous l'influence de cet état d'esprit, on a donc cherché dans notre histoire à quelle personnalité pouvait être rattachée l'Université de Paris. Or, il en est une qui, au seuil du Moyen Age, la domine de toute sa hauteur; c'est Charlemagne. C'est ainsi que du Boulay a cru pouvoir faire remonter jusqu'à Charlemagne l'origine de l'Université. L'organisation universitaire serait le simple développement de l'École du Palais. Il n'est pas nécessaire d'examiner ici cette conception vraiment mythologique. Il suffit de faire remarquer que l'Université est née à Paris, comme je l'ai indiqué déjà, comme nous en aurons tout à l'heure des preuves nouvelles, a été une chose nécessairement parisienne, alors que l'École du Palais, attachée à la cour de Charles, était ambulante comme cette cour même. On n'est même pas sûr « que ce prince qui visita tant de villes, habita tant de palais, ait séjourné quelques heures dans la ville de Paris ». Le seul rapport qui ait existé entre Charlemagne et l'Université, c'est que Charles a attaché son nom à la résurrection des écoles cathédrales, et que l'école cathédrale de Paris a été, comme nous le verrous tout à l'heure, au moins en un sens, le berceau de l'Université.

Aujourd'hui, et même depuis longtemps, cette mythologie historique ne compte plus guère de défenseurs. Mais un autre personnage a succédé à Charlemagne dans le rôle qui lui était attribué : c'est Abélard. Même des historiens de grande valeur, comme Thurot, en ont fait le fondateur de l'Université. Il semblait que la grande activité intellectuelle qui se produisit alors avait ouvert une ère pédagogique entièrement nouvelle et, d'un autre côté, c'est à l'action personnelle d'Abélard que l'on attribuait, en majeure partie, cet enthousiasme scientifique qui entraînait vers Paris la population studieuse de l'Europe. Mais quelles qu'aient été les origines véritables de ce mouvement, et nous avons vu toutes les raisons de croire que les causes essentielles dont il dépendait dépassaient la personnalité d'Abélard, ce qui est certain c'est que, au moment où ce dernier voyait se presser autour de lui de véritables armées d'étudiants, il n'y avait encore rien à Paris qui méritât d'être appelé du nom d'Université. Une université, en effet, ce n'est pas simplement une école cathédrale ou abbatiale plus développée, plus fréquentée que les écoles ordinaires ; c'est un système scolaire entièrement nouveau dont nous verrons les caractères distinctifs se dessiner au fur et à mesure que nous avancerons dans notre étude. Or, au temps d'Abélard, il n'y avait pas encore d'autres écoles que celles qui étaient attachées aux Églises et aux monastères. Lui-même enseigna successivement d'abord dans le cloître de Notre-Dame, puis dans le monastère de Sainte-Geneviève, situé sur le haut de la montagne du même nom, à l'endroit où s'élève aujourd'hui le Panthéon ; et le fait que des milliers d'écoliers venaient dans ces écoles écouter la parole du maître n'en changeait pas la nature.

Et, cependant, il y avait dès lors une grande et importante nouveauté qui devait frayer les voies à l'Université, qui devait en rendre l'organisation nécessaire. Grâce à l'intensité accrue de la vie actuelle, grâce au prestige que prit alors Paris dans l'opinion publique de l'Europe tant à cause de sa situation centrale dans le royaume de France qu'à cause de l'enseignement d'Abélard, les écoliers devinrent tellement nombreux pendant le cours du XIIe siècle que les écoles établies à l'intérieur des établissements religieux, églises ou monastères, ne suffirent plus à donner l'enseignement que réclamaient ces foules impatientes d'instruction. Elles y suffisaient d'autant moins que, bientôt, la plupart de ces écoles disparurent, à la seule exception de l'école cathédrale ou Notre-Dame. L'école Sainte-Geneviève, où Abélard avait enseigné avec tant d'éclat, déclina après lui et, dès la fin du XIIe siècle, ou elle n'existait plus, ou elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Il en fut de même de l'école attachée à l'abbaye de Saint-Victor. Le cloître Notre-Dame devint ainsi le seul centre intellectuel de Paris, le seul centre d'éducation ouvert aux séculiers. Il ne pouvait évidemment offrir à la foule toujours croissante d'étudiants l'enseignement dont ils avaient besoin. Il fallut donc bien autoriser des maîtres particuliers à ouvrir des écoles en dehors de la cathédrale. Ils enseignaient dans des maisons privées, à leur domicile particulier ; mais ils étaient tenus par l'autorité diocésaine de résider dans l'île ou sur les ponts de la Seine. Il y en avait notamment un grand nombre qui avaient établi leurs écoles sur le petit pont (rue du Petit-Pont). Nous connaissons un Jean du Petit-Pont, un Adam, un Pierre du Petit-Pont, qui furent des maîtres réputés du XIIe siècle. Or, la création de ces écoles constituait une véritable révolution, qui en préparait une autre plus importante encore. Tant que les écoles étaient renfermées dans l'enceinte ou les dépendances soit des cathédrales, soit des monastères, elles n'avaient pas besoin de recevoir une organisation spéciale ; il suffisait que l'organisation ecclésiastique s'étendît jusqu'à elles. Elles étaient un organe de l'Église, soumises, par conséquent, aux règlements et à la discipline de l'Église. Mais voici maintenant qu'un nombreux personnel de maîtres et d'élèves se trouve désormais placé en dehors de l'atmosphère ecclésiastique ; bien qu'ils restent encore, et obligatoirement, tout près de la cathédrale, cependant, dans une large mesure, ils en sont indépendants ; ce sont des laïcs qui mènent une existence laïque ; ils ne sont plus soumis de la part de l'Église qu'à un contrôle indirect et lointain. Dans ces conditions, il était inévitable que des idées nouvelles, des aspirations nouvelles se fissent jour, qu'une vie scolaire toute nouvelle s'éveillât, à laquelle il fallait une organisation spéciale, très différente de celle que le Moyen Age avait connue jusqu'alors.

Quelle va être son organisation ?

L'époque à laquelle nous sommes arrivés est aussi celle où la vie corporative, dans toutes les sphères de l'activité publique, est en pleine floraison. D'une part, la similitude même des occupations inclinait les travailleurs d'une même profession à se rapprocher les uns des autres, à entretenir entre eux un commerce plus intime, et, d'un autre côté, les conditions mêmes de la vie sociale leur faisaient de ce rapprochement une nécessité. Car c'était seulement à condition de s'unir, de former des associations durables, assez puissantes pour imposer le respect, qu'ils pouvaient arriver à se faire garantir par le pouvoir le droit d'exister. Naturellement, ce droit impliquait presque nécessairement un monopole ; ceux qui l'avaient conquis entendaient le garder pour eux seuls. Mais ces monopoles n'allaient pas sans devoirs pour ceux qui en jouissaient ; car l'association, pour rester forte, imposait à ses membres des obligations auxquelles ils ne pouvaient pas se dérober sans renoncer à leurs privilèges. Groupements privilégiés, mais soumis en même temps à une discipline rigoureuse, tels sont les caractères des corporations médiévales. Or, les maîtres qui enseignaient côte à côte dans l'île de la cité se trouvaient dans une situation tout à fait comparable à celle des maîtres d'une industrie ou d'un commerce quelconque. Eux aussi exerçaient une même profession dont ils vivaient ; eux aussi avaient besoin de lutter pour s'assurer leur droit à l'existence. Ils devaient donc nécessairement s'organiser de la même manière, c'est-à-dire en corporation.

Une vieille coutume professionnelle fut comme le centre de cristallisation autour duquel vint s'organiser la corporation des maîtres. C'était depuis longtemps un usage établi que nul ne devait enseigner sans avoir suivi pendant un temps déterminé - qui paraît avoir varié entre cinq et sept ans - l'enseignement d'un maître dûment autorisé, et sans que ce dernier ait donné à son élève une sorte d'investiture. Déjà, au temps d'Abélard, ce principe était reconnu. En effet, à un moment donné de sa carrière, Abélard eut l'ambition d'enseigner la théologie ; il fut obligé de se conformer à l'usage et de se mettre à l'école d'un maître reconnu de théologie, avant de professer lui-même. Le théologien dont il suivit les leçons fut Anselme de Laon. Mais, par suite de son impatience naturelle, de sa confiance dans son génie, il abrégea la période normale de scolarité et, sans avoir reçu l'autorisation de son maître, ouvrit lui-même un cours. Cette incorrection fut jugée très sévèrement comme une véritable faute. Il fut contraint de quitter Laon, où il avait osé enseigner ainsi contre toutes les règles, et, quand il fut déféré au concile de Soissons, on lui fit un grief spécial de cette usurpation : il fut accusé d'avoir ouvert son cours « sans maître », quod sine magistro ad magisterium... accedere praesumpsisset. Ces expressions nous montrent bien que la présence d'un maître au moins était nécessaire à la première leçon de son élève, pour que celui-ci pût enseigner.

Le rôle du maître ne se bornait pas d'ailleurs à écouter passivement la leçon ; mais c'est lui qui remettait au débutant les insignes de sa charge nouvelle ; après quoi, il l'embrassait et lui donnait sa bénédiction. Cette cérémonie, qui était certainement très ancienne, quoiqu'elle ait pu ne pas exister toujours sous la forme qu'elle prit plus tard, reçut, à partir d'un moment que nous ne pouvons fixer, le nom d'inceptio (début, essai inaugural). Or, il est manifeste que, dans l'inceptio, il y avait déjà cette idée que l'élève d'hier, pour devenir un maître, devait être au préalable reçu dans la société des maîtres par un ou plusieurs d'entre eux. Elle implique que seuls les maîtres en exercice avaient qualité pour conférer le droit d'enseigner. On y sent donc déjà un certain sentiment de solidarité professionnelle et la revendication d'un véritable monopole, premier germe de toute vie corporative. Il y a, en effet, un rapport très étroit entre cet usage et l'organisation corporative en général ; ce qui le prouve, c'est qu'il n'y a guère eu de corporations où l'on ne rencontre quelques pratiques du même genre. C'est la réception du nouveau compagnon dans le corps de métier après qu'il a présenté et fait accepter son chef-d'œuvre. C'est la réception du jeune novice par ses aînés dans la corporation de la chevalerie. Cette dernière cérémonie présente même avec l'inceptio des ressemblances qui ont été remarquées : on dirait que la maîtrise a été considérée comme une sorte de chevalerie intellectuelle. Ainsi, dans certains pays, c'est par l'épée, par l'anneau qu'on avait coutume d'investir le nouveau docteur comme le nouveau chevalier ; de même, un bain préliminaire, destiné sans doute à purifier le candidat, paraît avoir été exigé dans l'un et l'autre cas.

Le sentiment de solidarité qui s'exprimait ainsi est, d'ailleurs, bien facile à comprendre. Les maîtres en charge avaient intérêt à ce que l'on ne pût pas devenir leur collègue sans leur consentement ; c'était un moyen de contenir, de limiter la concurrence, en même temps que de maintenir le respect des traditions. Or, si ce sentiment était déjà vif et agissant au temps d'Abélard, alors qu'on n'enseignait pas encore en dehors des églises et des monastères, à un moment où, par conséquent, le nombre des maîtres était réglé par l'autorité religieuse, où rien ne menaçait les traditions, à plus forte raison ce sentiment dut-il s'aviver et se développer quand les maîtres cessèrent d'être renfermés dans l'enceinte de la cathédrale, quand, par suite, ils purent se multiplier et enseigner avec une multiplicité beaucoup plus grande. Les maîtres en exercice devaient naturellement sentir plus encore que par le passé le besoin de s'organiser contre l'intrusion de nouveaux venus, à moins qu'ils ne satisfissent à des conditions déterminées. Mais, pour cela, il fallait se grouper, s'associer d'une manière durable, élaborer une discipline commune, c'est-à-dire développer cette vie corporative qui était déjà en germe dans la cérémonie de l'inceptio. C'est ainsi que la corporation enseignante est sortie, par une évolution spontanée, de la pratique de l'inceptio et des idées qu'elle impliquait.

Mais, si cette cause avait été seule agissante, cette corporation naissante n'aurait vraisemblablement pas dépassé un degré très moyen de vitalité ; elle ne serait pas devenue une des institutions fondamentales de la société médiévale. Pour qu'un groupe social quel qu'il soit, professionnel ou autre, acquière une suffisante cohérence, une suffisante conscience de soi-même et de son unité morale, il ne suffit pas qu'il y ait entre ses membres un certain nombre d'idées et de sentiments communs. Il faut encore qu'il soit provoqué à s'opposer à d'autres groupes qui le limitent et lui résistent. Il faut que les nécessités de la lutte l'obligent à se replier sur lui-même et à s'organiser fortement. C'est ce qui est arrivé à la corporation à la formation de laquelle nous sommes en train d'assister. Nous venons de voir quelle cause l'a appelée à l'existence. Mais ce qui lui a donné sa physionomie propre, ce qui l'a obligée à des progrès rapides, c'est la guerre qu'elle a soutenue contre un autre corps, très puissant, d'où elle sortait en un sens : ce corps, c'est l'Église. Car, si les maîtres étaient maintenant établis en dehors de la cathédrale, ils conservaient avec elle des attaches qu'ils ne purent rompre qu'après une lutte de plusieurs siècles.

Pour comprendre ce que fut cette lutte et quelles en furent les conséquences, il nous faut tout d'abord nous représenter, au moins sommairement, comment l'enseignement était organisé dans le cloître Notre-Dame, ainsi que, d'ailleurs, dans les écoles cathédrales en général.

A l'origine, chacune de ces écoles était placée directement sous la surveillance de l'évêque. C'est lui qui nommait les maîtres ; mais, le plus souvent, il confiait la direction pédagogique de l'école à un maître particulier généralement choisi dans le chapitre. Ce maître portait le nom de magister, magister scolarum, caput scolae ou, plus brièvement, scolasticus, que l'on traduit d'ordinaire par écolâtre. L'écolâtre commença par n'avoir d'autre autorité que celle que lui déléguait l'évêque. Mais, au XIIe siècle, ses pouvoirs grandirent. Comme les écoles étaient devenues plus nombreuses et plus importantes, l'évêque ne pouvait plus porter la responsabilité de leur administration ; il chargea donc l'écolâtre de choisir et de nommer les maîtres, c'est-à-dire de conférer à ceux qui le méritaient le droit d'enseigner, la licentia docendi. C'était une sorte de certificat de moralité et de capacité que l'écolâtre devait décerner gratuitement à quiconque en était digne. Dès lors, la fonction de l'écolâtre prit une importance qu'elle n'avait pas primitivement. Il cessa d'être un simple maître ; même il confia par la suite à un autre le soin de diriger l'école épiscopale. Son rôle principal fut désormais d'accorder ou de refuser la licence aux candidats à la maîtrise, et cela dans toute l'étendue de la circonscription qui dépendait de l'Église ou de la cathédrale à laquelle il était attaché. Cette fonction nouvelle et considérable était généralement remplie par le chancelier de la cathédrale, et c'était notamment le cas à Paris ; ce choix s'explique par ce fait que le chancelier avait la garde des archives, ce qui exigeait nécessairement une certaine instruction. Quiconque voulait ouvrir une école, donner un enseignement était donc tenu d'obtenir du chancelier de Notre-Dame sa licence, et c'est seulement après s'en être muni qu'il lui était possible d'être admis à l'inceptio, c'est-à-dire de se faire recevoir dans la corporation. La licence et l'inceptio (première forme du doctorat) étaient donc deux degrés, deux grades nécessaires qu'il fallait conquérir pour pouvoir réellement exercer la maîtrise.

Et c'est de là qu'est venu le conflit. En effet, ces deux grades étaient conférés par deux pouvoirs différents et qu'animait un esprit différent. Les maîtres n'avaient pas à intervenir dans la manière dont le chancelier s'acquittait de ses fonctions ; il donnait ou refusait la licence comme il l'entendait. Il pouvait être ainsi amené à fermer la carrière à des candidats que leurs maîtres jugeaient très dignes, ou inversement. On conçoit sans peine avec quelle impatience ils supportaient cette intervention d'un personnage qui n'était pas des leurs, et qui n'avait pas pour lui l'autorité de la compétence. Cette dépendance leur était d'autant plus odieuse qu'elle durait toute la vie. Le chancelier pouvait toujours retirer la licence, même une fois concédée, à quiconque lui paraissait avoir démérité. Il était, pour tout le personnel des écoles, maîtres et élèves, une sorte de juge ordinaire, et les jugements qu'il rendait étaient sanctionnés par la peine redoutée de l'excommunication. Pour se libérer de cette servitude, les maîtres sentirent bien vite le besoin de s'unir plus étroitement, de se donner une organisation plus unitaire et plus forte. Et, comme ils devenaient plus nombreux, que leur ascendant moral allait en croissant, l'autorité ecclésiastique, de son côté, se rendit compte que cette opposition, que ces velléités d'indépendance n'étaient pas à dédaigner ; que, si l'on ne parvenait pas à briser ces résistances, c'en était fait de l'ancienne influence de l'Église. Le chancelier, et l'évêque dont il était le représentant, firent donc tout ce qui était en eux pour s'opposer aux progrès de la corporation nouvelle, de même que celle-ci fit tous ses efforts pour faire reculer l'autorité diocésaine.

Un long duel s'engagea entre ces adversaires. L'arme du chancelier, c'était l'excommunication ; l'arme des maîtres, c'était d'abord le boycottage des licenciés qu'on voulait leur imposer ; en leur refusant l'entrée de la corporation, en refusant de les traiter comme collègues, en refusant de procéder à leur inceptio, ils annulaient pratiquement le droit qui leur avait été accordé. Une autre arme, c'était la menace de suspendre les leçons ; car, par suite de l'importance de la population scolaire, de son état, toujours latent, d'effervescence, ces suspensions concertées et générales étaient l'origine de troubles graves que l'évêque ne laissait pas de redouter. Ce qui fait l'intérêt historique de cette lutte, c'est qu'elle mettait aux prises deux grandes puissances morales. D'un côté, la puissance traditionnelle de l'Église, hier encore souveraine à l'École, souveraine légitime, en un sens, puisque l'École était son œuvre ; de l'autre, la puissance nouvelle qui était seulement en train de se former, puissance débile encore, par conséquent, mais qui représente l'avenir et qui est destinée à orienter l'École dans des voies nouvelles. C'est au cours de cette lutte que la corporation naissante s'affermit, se trempa, prit conscience d'elle-même et se fit sa personnalité.

Cependant, si, au moment où elle n'était encore qu'un organisme faible et tendre, elle avait été abandonnée à ses seules forces, elle fût venue infailliblement se briser contre la vieille organisation épiscopale, forte d'une longue tradition, forte du respect séculaire dont elle était entourée et des puissants moyens d'action dont elle disposait. Pour que la corporation des maîtres ne fût pas écrasée dans l’œuf, pour ainsi dire, il leur fallait donc s'allier à quelque autre puissance qui les aidât et les soutînt. A priori, on pourrait penser qu'ils s'adressèrent nécessairement au pouvoir royal, qui était le plus proche et qui était le défenseur naturel des intérêts laïcs et temporels. Et, cependant, il n'en fut rien. Ce fut à une puissance lointaine et essentiellement religieuse, à la puissance religieuse par excellence, que les maîtres demandèrent le secours dont ils avaient besoin : ce fut à la papauté. Et la papauté leur prêta son appui, les protégea, les défendit contre la cathédrale avec une suite de vues, une constance, une fidélité qui ne se démentirent pas, au moins pendant le premier siècle de leur existence corporative. C'est ainsi que des bulles successives viennent, sur la sollicitation des maîtres, accroître leur autonomie et renfermer, au contraire, dans des limites de plus en plus étroites les pouvoirs du chancelier. Déjà, vers 1210, la société des maîtres acquiert le droit de se choisir un chef qui la représente, qui agisse en son nom, par l'intermédiaire duquel elle pût ester en justice. Son action était ainsi rendue plus prompte, sa résistance mieux organisée, en même temps que la société acquit plus de cohésion et d'unité. En 1212, de nouvelles bulles obligèrent le chancelier à conférer la licence à tout candidat qui serait présenté comme digne de ce grade par un certain nombre de maîtres, nombre variable suivant la nature de l'enseignement que le candidat aspirait à donner. En 1215, toutes ces mesures sont réunies en un code par le légat du pape, le cardinal Robert de Courçon, et ce code reconnaît à la société des maîtres le droit de légiférer pour tout ce qui concerne sa vie intérieure et de réclamer de ses membres un serment d'obéissance aux statuts de la compagnie. Enfin, vers 1220, l'arme la plus puissante dont disposait le chancelier est définitivement brisée ; il lui est interdit d'excommunier en bloc la corporation à moins d'y être autorise par le Saint-Siège.

Il est inutile de suivre pas a pas cette émancipation progressive ; mais ce qui est plus intéressant encore que cette émancipation même, c'est la manière dont elle fut obtenue. C'est cette curieuse alliance de la papauté et du corps enseignant, en dépit de la distance matérielle et morale qui les séparait. Il y a là un fait qui mérite d'être expliqué, car il résulte de causes profondes ; car il tient à un des caractères essentiels de cette Université qui est en train de se constituer. Ce n'est pas, en effet, par suite d'un hasard, d'une idée fortuite, que les maîtres de Paris furent amenés à se tourner vers le pape et que le pape se fit leur défenseur. Mais il était dans la nature des choses que cette relation s'établît entre ces deux forces morales. C'est qu'en effet, comme nous l'avons vu, les écoles du Moyen Age, en général, mais surtout l'École de Paris, avaient un caractère international. Elle n'était pas la chose d'une nation, mais du monde chrétien tout entier. Elle comprenait des maîtres et des élèves de toute nationalité indistinctement. Il y a plus ; dans les premières années du XIIIe siècle, les grades qui étaient conférés à Paris étaient reconnus comme valables dans tous les pays d'Europe. La licence d'enseigner, obtenue à Paris, n'était pas limitée à la France, mais impliquait le droit d'enseigner dans toute espèce de pays, jus ou licentia ubique docendi. Le docteur de l'Université de Paris était regardé comme un docteur de l'Église universelle, Doctor universalis ecclesiae. C'était là une conséquence naturelle de cette espèce de cosmopolitisme que nous avons déjà signalé comme une des caractéristiques de la vie sociale au Moyen Age.

Nulle part, il ne paraissait plus accentué que dans la vie intellectuelle et scolaire. Paris était regardé comme la capitale intellectuelle, non pas simplement du royaume, mais de la chrétienté tout entière. Sacerdotium, imperium, studium, le sacerdoce, l'empire, l'enseignement, voilà, dit un écrivain du Moyen Age, les trois colonnes sur lesquelles repose le monde chrétien. Le sacerdoce avait son siège à Rome ; le pouvoir temporel (imperium) était entre les mains de l'empereur ; le studium, l'enseignement, avait son centre à Paris. Dans ces conditions, cette Université de Paris, dont nous sommes en train de suivre la formation, devait naturellement apparaître comme un organe non de telle société particulière, mais de la société chrétienne dans son ensemble ; et par suite, il était naturel qu'elle se rattachât au pouvoir suprême qui dominait l'univers chrétien, c'est-à-dire la papauté. Seule, la papauté était assez haut placée pour apercevoir la valeur relative des choses et mettre chacune à sa place pour empêcher, par suite, que des intérêts locaux, particuliers, comme ceux d'un chapitre ou d'un évêque, ne prissent le pas sur ces intérêts généraux, universels dont l'Université parisienne était l'organe. Voilà comment l'Université vint mettre son organisation encore rudimentaire à l'abri du Saint-Siège, et comment le Saint-Siège la prit sous sa protection. L'étroit rapport qui unit ainsi ces deux grandes forces morales était si bien conforme à leur nature, que très tôt dès le Moyen Age, dès le milieu du Moyen Age, ce fut un principe que seul le pape avait vraiment qualité pour fonder une école universelle, un studium generale, analogue à l'Université de Paris, avec la faculté de conférer le jus docendi ubique. Du moins, le seul pouvoir qui, lui aussi, revendiqua et dans une certaine mesure exerça ce même droit, ce fut le pouvoir impérial ; or, si l'empereur prétendit également à cette prérogative, c'est parce qu'il se considérait, lui aussi, comme le chef de la chrétienté, le chef temporel. C'était donc toujours la même idée, à savoir que des écoles comme celle de Paris étaient la chose commune de la chrétienté. Et, d'ailleurs, les Universités qui prirent naissance de cette manière par un bref impérial sont infiniment moins nombreuses que celles qui durent leur existence à une bulle papale.

Ce caractère de l'Université primitive méritait d'être remarqué non pas seulement parce qu'il éclaire ce que l'Université fut à cette époque lointaine, mais parce qu'il nous aide à comprendre ce qu'est normalement, ce que doit être une Université même aujourd'hui. Il paraît, en effet, difficilement admissible qu'une institution puisse, au cours de son histoire, se dépouiller totalement d'un caractère qui était à ce point inhérent à sa nature, au moment où elle s'est constituée. Ne serait-ce pas dire, en effet, que cette constitution a, chemin faisant, changé totalement de nature, qu'elle est devenue autre chose, qu'elle n'a plus rien de commun que le nom avec ce qu'elle fut autrefois, et que cette sorte d'étiquette est un trompe-l'œil et confond deux réalités extrêmement différentes ? Si donc l'Université a commencé par être essentiellement un organe international de la vie intellectuelle et scolaire, il est permis de croire qu'elle ne peut, même actuellement, affecter un caractère étroitement national sans mentir à sa nature. En fait, il n'est guère d'Universités européennes qui n'aient gardé quelque chose de cet ancien internationalisme, et ne voyons-nous pas nos Universités renaissantes depuis une vingtaine d'années chercher d'elles-mêmes à s'ouvrir au-dehors, appeler à elles maîtres et étudiants étrangers, multiplier les occasions d'assumer une autre mentalité que la nôtre, tout en s'efforçant d'étendre leur action au-dehors des frontières, travailler, en un mot, et tendre peu à peu à devenir un foyer de civilisation internationale ? Les Universités actuelles doivent être pour l'Europe actuelle ce que les Universités du Moyen Age furent pour l'Europe chrétienne. Ne sont-elles pas les centres où s'élabore la pensée scientifique qui est encore beaucoup plus indépendante de toutes les contingences nationales, beaucoup plus universelle, par conséquent, que ne le fut la pensée chrétienne ?

En somme, nous avons vu dans cette leçon comment se forma la corporation des maîtres qui, à partir du milieu du XIIe siècle, peuplaient la cité, et quelles causes formèrent et développèrent cette corporation. Il nous reste à rechercher comment cette corporation s'est organisée intérieurement, quelle était la structure de l'Université, avant d'étudier les méthodes et le contenu de son enseignement, c'est-à-dire son corps avant son esprit.