Chapitre I : L'histoire de l'enseignement secondaire en France - Intérêt pédagogique de la question

Nous allons étudier cette année un sujet qui me tente depuis bien longtemps. Alors même que je n'étais pas, comme aujourd'hui, chargé d'un enseignement exclusivement pédagogique, l'idée de rechercher comment s'était constitué et développé notre enseignement secondaire me séduisait déjà, tant cette étude me paraît avoir un intérêt général, et si jamais le projet ne fut mis à exécution, c'est à la fois que d'autres préoccupations m'en détournaient et que j'en sentais les grandes difficultés. Si aujourd'hui je me décide à tenter l'entreprise, ce n'est pas seulement parce que je m'y sens mieux préparé, mais c'est aussi et surtout parce que les circonstances me paraissent l'imposer ; c'est qu'elle répond, je crois, à un besoin actuel et urgent.

Une grande réforme est annoncée comme prochaine dans notre enseignement secondaire. Après avoir, depuis une vingtaine d'années, manié et remanié dans tous les sens les programmes de nos lycées, on a enfin compris que, quels que pussent être par ailleurs la valeur et l'intérêt des innovations qui y ont été successivement introduites, il en est une, beaucoup plus importante que les autres et qui, normalement, eût dû les précéder ; car c'est à cette condition seulement qu'elles pourront aboutir. On a compris que, s'il est nécessaire de fixer avec discernement les différentes matières de l'enseignement, de les doser avec sagesse, de les proportionner avec soin, il est encore beaucoup plus essentiel de communiquer aux maîtres qui seront appelés à donner cet enseignement l'esprit qui doit les animer dans leur tâche. On a compris qu'un programme ne vaut que par la manière dont il est appliqué ; que, s'il est appliqué à contresens ou avec une résignation passive, ou il tournera contre son but ou il restera lettre morte. Il faut que les maîtres chargés d'en faire une réalité le veuillent, s'y intéressent ; c'est à condition de le vivre qu'ils le feront vivre. Ce n'est donc pas assez de leur prescrire avec précision ce qu'ils auront à faire, il faut qu'ils soient en état de juger, d'apprécier ces prescriptions, de voir leur raison d'être, les besoins auxquels elles répondent. Il faut, en un mot, qu'ils soient au courant des questions auxquelles ces prescriptions apportent des solutions provisoires ; c'est dire qu'il est indispensable de les initier aux grands problèmes que soulève l'enseignement dont ils ont la charge, à la manière dont on se propose de les résoudre, afin qu'ils puissent se faire une opinion en connaissance de cause. Une telle initiation ne peut résulter que d'une culture pédagogique qui, pour produire un effet utile, doit être donnée au moment opportun, c'est-à-dire quand le futur maître est encore en qualité d'étudiant sur les bancs de l'Université. Ainsi a pris naissance cette idée qu'il est nécessaire d'organiser dans nos Facultés cet enseignement pédagogique, où le futur professeur de lycée puisse se préparer à ses fonctions.

Idée bien simple, en vérité, véritable truisme à ce qu'il semble et qui pourtant va encore se heurter à de nombreuses résistances. Il y a tout d'abord un vieux préjugé français qui frappe d'une sorte de discrédit la pédagogie d'une manière générale. Elle apparaît comme un mode très inférieur de spéculation. Par suite de je ne sais quelle contradiction, alors que les systèmes politiques nous intéressent, que nous les discutons avec passion, les systèmes d'éducation nous laissent assez indifférents, ou même nous inspirent un éloignement instinctif. Il y a là une bizarrerie de notre humeur nationale que je ne me charge pas d'expliquer. Je me borne à la constater. Je ne m'arrêterai pas davantage à montrer combien cette espèce d'indifférence et de défiance est injustifiée. Il y a des vérités sur lesquelles on ne saurait indéfiniment revenir. La pédagogie n'est autre chose que la réflexion appliquée aussi méthodiquement que possible aux choses de l'éducation. Comment donc est-il possible qu'il y ait un mode quelconque de l'activité humaine qui puisse se passer de réflexion ? Aujourd'hui, il n'y a pas de sphère de l'action où la science, la théorie, c'est-à-dire la réflexion ne vienne de plus en plus pénétrer la pratique et l'éclairer. Pourquoi l'activité de l'éducation ferait-elle exception ? Sans doute, on peut critiquer l'emploi téméraire que plus d'un pédagogue a fait de sa raison ; on peut trouver que les systèmes sont souvent bien abstraits et bien pauvres au regard de la réalité ; on peut penser que, dans l'état où se trouve la science de l'homme, la spéculation pédagogique ne saurait être trop prudente. Mais de ce qu'elle a été faussée par la manière dont elle a été entendue, il ne s'ensuit pas qu'elle soit impossible. De ce qu'elle est tenue à être modeste et circonspecte, il ne résulte pas qu'elle n'ait pas de raison d'être. Quoi de plus vain, d'ailleurs, que de conseiller aux hommes de se conduire comme s'ils n'étaient pas doués de raison et de réflexion ? La réflexion est éveillée ; elle ne peut pas ne pas s'appliquer à ces problèmes d'éducation qui sont posés devant elle. La question est de savoir non s'il faut s'en servir, mais s'il faut s'en servir au hasard ou avec méthode ; or, s'en servir méthodiquement, c'est faire de la pédagogie.

Mais certains, qui admettent assez volontiers que la pédagogie n'est pas inutile d'une manière générale, nient qu'elle puisse servir à quelque chose dans l'enseignement secondaire. On dit couramment qu'une préparation pédagogique est nécessaire à l'instituteur, mais que, par une grâce d'état, le professeur de lycée n'en a pas besoin. D'une part, il a vu par l'exemple de ses maîtres comment on enseigne et, de l'autre, la culture très large qu'il reçoit à l'Université le met en état de manier avec intelligence cette technique dont il a eu le spectacle pendant toute sa vie d'écolier et sans qu'il ait besoin d'une autre initiation. En vérité, on se demande comment, par cela seul que le jeune étudiant sait critiquer les textes anciens, ou parce qu'il est rompu aux finesses des langues mortes ou vivantes, ou parce qu'il possède une érudition d'historien, il se trouverait, par cela seul, au courant des opérations nécessaires pour transmettre aux enfants l'enseignement qu'il a reçu. Il y a là deux sortes de pratiques très différentes et qui ne peuvent être apprises par les mêmes procédés. Acquérir la science, ce n'est pas acquérir l'art de la communiquer ; ce n'est même pas acquérir les notions fondamentales sur lesquelles cet art repose. On dit que le jeune maître se réglera sur les souvenirs de sa vie de lycée et de sa vie d'étudiant ? Ne voit-on pas que c'est décréter la perpétuité de la routine ? Car alors le professeur de demain ne pourra que répéter les gestes de son professeur d'hier, et, comme celui-ci ne faisait lui-même qu'imiter son propre maître, on ne voit pas comment, dans cette suite ininterrompue de modèles qui se reproduisent les uns les autres, pourra jamais s'introduire quelque nouveauté. L'ennemi, l'antagoniste de la routine, c'est la réflexion. Elle seule peut empêcher les habitudes de se prendre sous cette forme immuable, rigide, hiératique, elle seule peut les tenir en haleine, les entretenir dans cet état de souplesse et de malléabilité qui leur permette de varier, d'évoluer, de s'adapter à la diversité des circonstances et des milieux. Restreindre la part de la réflexion dans l'enseignement, c'est, dans la même mesure, le vouer à l'immobilisme. Et peut-être est-ce là ce qui explique en partie un fait surprenant et que nous aurons à constater, c'est l'espèce de misonéisme dont notre enseignement secondaire a fait preuve pendant des siècles. Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé, alors que le régime politique, économique, moral, s'est complètement transformé, il y a eu cependant quelque chose qui est resté sensiblement immuable jusqu'à des temps tout récents : ce sont les concepts pédagogiques et les méthodes de ce qu'on est convenu d'appeler l'enseignement classique.

Il y a plus ; non seulement on ne voit pas pourquoi l'enseignement secondaire jouirait d'une sorte de privilège qui lui permette de se passer de toute culture pédagogique, mais j'estime qu'elle n'est nulle part aussi indispensable. C'est justement dans les milieux scolaires où elle manque le plus qu'on en a le plus besoin.

En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement complexe que ne l'est l'enseignement primaire ; or, plus un organisme est complexe, plus il a besoin de réflexion pour s'adapter aux milieux qui l'entourent. Dans une école élémentaire, chaque classe, au moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître ; par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute naturelle, une unité très simple, qui n'a pas besoin d'être savamment organisée : c'est l'unité même de la personne qui enseigne. Il n'en est pas de même au lycée où les divers enseignements reçus simultanément par un même élève sont généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une véritable division du travail pédagogique. Il y a un professeur de lettres, un professeur de langue, un autre d'histoire, un autre de mathématiques, etc. Par quel miracle l'unité pourrait-elle naître de cette diversité, si rien ne la prépare ? Comment ces enseignements hétérogènes pourraient-ils s'ajuster les uns aux autres et se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent n'ont pas le sentiment de ce tout ? Il ne s'agit pas, au lycée surtout, de faire soit un mathématicien, soit un littérateur, soit un physicien, soit un naturaliste, mais de former un esprit au moyen des lettres, de l'histoire, des mathématiques, des sciences physiques, chimiques et naturelles. Mais comment chaque maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qu'il lui revient dans l’œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre et comment ces divers collaborateurs y doivent concourir avec lui, de manière à y rapporter constamment tout son enseignement ? Très souvent on raisonne comme si tout cela allait de soi, comme si tout le monde savait d'instinct ce que c'est que former un esprit.

Mais il n'existe pas de problème plus complexe. Il ne suffit pas d'être un fin lettré ou un bon historien ou un mathématicien subtil pour se rendre compte des éléments divers dont est formée une intelligence, des notions fondamentales qui la constituent, et comment elles peuvent être demandées aux diverses disciplines de l'enseignement. Ajoutez à cela que le mot d'enseignement change de sens suivant qu'il s'agit d'un enfant de l'école primaire ou du lycée, de tel âge ou de tel autre, suivant qu'il se destine à tel genre d'activité ou à tel autre. Or, s'il s'agit d'expliquer quel est le but auquel doit être subordonnée toute l'éducation, par quelles voies on y peut atteindre, cela revient à donner un enseignement pédagogique, et c'est parce que cet enseignement fait défaut que les efforts des maîtres de nos lycées sont si souvent dans un état de dispersion, d'isolement mutuel qui les paralyse. Chacun s'enferme dans sa spécialité, professe la science de son choix comme si elle était seule, comme si elle était une fin, alors qu'elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle elle devrait être à tout moment subordonnée. Comment en serait-il autrement tant que, à l'Université, chacun des groupes d'étudiants recevra son enseignement préféré séparément des autres, sans que rien conduise ces collaborateurs de demain à se réunir et à réfléchir en commun sur la tâche commune qui les attend ?

Mais ce n'est pas tout. L'enseignement secondaire traverse depuis plus d'un demi-siècle une crise grave qui n'est pas encore, il s'en faut, parvenue à son dénouement. Tout le monde sent qu'il ne peut pas rester ce qu'il est, mais sans qu'on voie encore avec clarté ce qu'il est appelé à devenir. De là toutes ces réformes qui se succèdent presque périodiquement, qui se complètent, se corrigent, parfois aussi se contredisent les unes les autres ; elles attestent à la fois les difficultés et l'urgence du problème. La question, d'ailleurs, n'est pas spéciale à notre pays. Il n'est pas de grand État européen où elle ne soit posée et dans des termes presque identiques. Partout, pédagogues et hommes d’État ont conscience que les changements survenus dans la structure des sociétés contemporaines, dans leur économie interne comme dans leurs relations extérieures, nécessitent des transformations parallèles et non moins profondes dans cette partie spéciale de notre organisme scolaire. Pourquoi est-ce surtout dans l'enseignement secondaire que la crise se trouve à l'état aigu, c'est un fait que je me contente pour l'instant de constater sans chercher à l'expliquer. Nous le comprendrons mieux dans la suite. Quoi qu'il en soit, pour sortir de cette ère de trouble et d'incertitude, on ne saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements. Ainsi que je le montrais en commençant, arrêtés et règlements ne peuvent passer dans la réalité que s'ils s'appuient sur l'opinion. Je dirai même qu'ils ne peuvent avoir d'autorité véritable que si l'opinion compétente les a devancés, préparés, réclamés, sollicités en quelque sorte, que s'ils en sont l'expression réfléchie, définie et coordonnée au lieu de prétendre l'inspirer et la réglementer d'office. Tant que l'indécision règne dans les esprits, il n'est pas de décision administrative, si sage soit-elle, qui puisse y mettre un terme. Il faut que ce grand travail de réfection et de réorganisation, qui s'impose, soit l’œuvre même du corps qui est appelé à se faire et à se réorganiser. On ne décrète pas l'idéal ; il faut qu'il soit compris, aimé, voulu par ceux dont c'est le devoir de le réaliser. Ainsi, il n'y a rien de plus urgent que d'aider les futurs maîtres de nos lycées à se faire collectivement une opinion sur ce que doit devenir l'enseignement dont ils auront la responsabilité, les fins qu'il doit poursuivre, les méthodes qu'il doit employer. Or, pour cela, il n'y a pas d'autres moyens que de les mettre en présence des questions qui se posent et des raisons pour lesquelles elles se posent ; que de leur mettre dans les mains tous les éléments d'information qui puissent les aider à résoudre ces problèmes, que de guider leurs réflexions par la voie d'un libre enseignement. Et c'est d'ailleurs à cette condition qu'il sera possible de réveiller, sans aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre enseignement secondaire. Car, on ne peut se le dissimuler, et la remarque peut être faite d'autant plus librement qu'elle n'implique aucun reproche, mais constate un fait qui résulte de la force des choses ; par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain entre un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l'enseignement secondaire n'atteste pas la même vitalité, la même ardeur à vivre qu'autrefois. La vieille foi dans la vertu persistante des lettres classiques est définitivement ébranlée. Ceux mêmes dont les regards se retournent le plus volontiers vers le passé sentent bien qu'il y a quelque chose de changé, que des besoins sont nés auxquels il faut satisfaire. Mais, d'autre part, aucune foi nouvelle n'est encore venue remplacer celle qui disparaît. La mission d'un enseignement pédagogique est précisément d'aider à l'élaboration de cette foi nouvelle et, par suite, d'une vie nouvelle. Car une foi pédagogique, c'est l'âme même d'un corps enseignant.

Aussi la nécessité d'une éducation pédagogique apparaît comme beaucoup plus pressante pour le lycée que pour l'école primaire. Il ne s'agit pas simplement d'apprendre à nos futurs professeurs le maniement d'un certain nombre d'heureuses recettes. Il faut poser devant eux le problème de la culture secondaire dans sa totalité. Or, c'est précisément à quoi tend l'étude que nous allons commencer cette année.

Je sais bien qu'au regard de certains, généralisateurs à outrance ou érudits minutieux - car les esprits les plus opposés se rencontrent dans ce sentiment commun - l'histoire ne peut en rien servir à la pratique. Qu'est-ce que les collèges du Moyen Age peuvent bien nous apprendre, dit-on, sur les lycées d'aujourd'hui ? En quoi la scolastique, le trivium et le quadrivium peuvent-ils nous aider à trouver ce que nous devons enseigner présentement à notre enfant et comment nous devons l'enseigner ? Même, ajoute-t-on, ces études rétrospectives ne peuvent avoir que des inconvénients. Puisque c'est l'avenir qu'il nous faut préparer, c'est vers l'avenir qu'il faut tourner nos regards et nous orienter. Une considération trop exclusive du passé ne pourra que nous retenir en arrière. - Or, je crois, au contraire, que c'est seulement en étudiant avec soin le passé que nous pourrons arriver à anticiper l'avenir et à comprendre le présent, et que, par suite, une histoire de l'enseignement est la meilleure des écoles pédagogiques.

En effet, n'est-ce pas déjà un spectacle hautement instructif que celui que nous donnent les divers types d'enseignement qui se sont succédé au cours de notre histoire ? Sans doute, si, comme on le fait encore trop souvent, on attribue ces variations successives à la faiblesse de l'intelligence humaine qui n'aurait pas su entrevoir d'un coup et d'emblée le système qui convient, si l'on n'y voit qu'une suite d'erreurs se corrigeant péniblement et incomplètement les unes les autres, toute cette histoire ne saurait être d'un grand intérêt. Tout au plus pourrait-elle nous mettre en garde contre les erreurs commises autrefois, afin d'en prévenir le retour ; et encore, comme le champ de l'erreur est infini, comme l'erreur peut revêtir des formes innombrables, la connaissance de celles qui ont été commises autrefois ne saurait nous faire prévoir ni éviter celles qui seront possibles dans l'avenir. Mais nous verrons que chacune de ces conceptions, que chacun de ces systèmes - je parle de ceux qui ont subi l'épreuve de l'expérience et qui ont vécu dans la réalité - chacun de ces systèmes n'avait rien d'arbitraire ; que s'il n'a pas duré, ce n'était pas pourtant qu'il fût un simple produit de l'aberration humaine, mais qu'il était la résultante d'états sociaux déterminés et en harmonie avec eux ; que s'il a changé, c'est que la société a changé elle-même. On se convainc ainsi par une expérience directe qu'il n'y a pas de type d'enseignement qui soit immuable, que celui d'hier ne saurait être celui de demain ; qu'ils sont dans un flux perpétuel, mais que, d'un autre côté, ces changements continus, quand du moins ils sont normaux, sont, à chaque moment du temps, en rapports avec un point de repère fixe qui les détermine : c'est l'état de la société au moment considéré. De cette manière, on se trouve affranchi du préjugé misonéiste aussi bien que du préjugé contraire : ce qui est le commencement de la sagesse. Car, en même temps qu'on est ainsi mis à l'abri du respect superstitieux qu'inspirent si facilement les formes pédagogiques traditionnelles, on sent que les nouveautés nécessaires ne peuvent pas être construites a priori par une imagination éprise de mieux, mais doivent être, à chaque phase de l'évolution, rapportées exactement à un ensemble de conditions objectivement déterminables.

Mais l'histoire de l'enseignement ne constitue pas seulement une sorte de propédeutique pédagogique, excellente, mais très générale. On peut et on doit lui demander un certain nombre de notions essentielles que l'on ne saurait trouver ailleurs.

En premier lieu, n'est-il pas évident que, pour jouer son rôle dans l'organisme scolaire dont il devient un organe, le maître a besoin de savoir ce qu'est cet organisme, de quelles parties il est fait et comment elles concourent ? Puisqu'il doit vivre dans ce milieu, encore faut-il qu'il le connaisse ; or, comment s'y prendra-t-on pour lui en donner la connaissance ? Se bornera-t-on à lui expliquer les lois et règlements qui fixent le régime matériel et moral de nos établissements scolaires, les différents rouages de leur organisation et leurs rapports ? Assurément, cet enseignement ne serait pas sans utilité et il peut paraître à bon droit surprenant qu'on laisse le jeune professeur entrer dans la société scolaire sans qu'il en connaisse la législation. Mais connaître ainsi, ce n'est pas vraiment connaître. Car ces institutions pédagogiques n'ont pas commencé à exister le jour où ont été rédigés les règlements qui les définissent ; elles ont un passé dont elles sont le prolongement et dont on ne peut les séparer sans qu'elles perdent une grande partie de leur signification. Pour que nous sachions ce qu'elles sont vraiment et comment nous comporter avec elles, il ne suffit pas qu'on nous ait appris la lettre de leur organisation apparente, qu'on nous ait décrit leur forme sensible ; il faut que nous sachions quel est leur esprit, de queues impulsions elles sont animées, dans quel sens elles sont orientées. Il y a en elles une vitesse acquise dans telle ou telle direction, et c'est surtout ce qui nous importe. Or, de même qu'il faut plus d'un point pour déterminer la direction d'une ligne, surtout d'une ligne qui présente quelque complexité, de même ce point mathématique qu'est le présent ne nous permet pas de nous faire la moindre idée de la trajectoire d'une institution. Ce qui l'incline dans tel ou tel sens, ce sont des forces qui sont en elle, qui l'animent, mais qui ne transparaissent pas à la surface. Pour les connaître, il faut les voir agir dans le temps ; c'est seulement dans l'histoire qu'elles se manifestent par leurs effets progressifs. C'est ainsi qu'un sujet scolaire ne peut être vraiment compris que quand il est rattaché à la série historique dont il fait partie, à l'évolution dont il n'est que l'aboutissant provisoire.

Mais ce n'est pas seulement l'organisation de l'enseignement que l'histoire nous aide à comprendre, mais aussi l'idéal pédagogique que cette organisation a pour objet de réaliser, la fin à laquelle elle est suspendue et qui est sa raison d'être.

A la vérité, ici encore, il semble que le problème, pour être résolu, ne réclame pas tant d'investigations rétrospectives. L'enseignement n'a-t-il pas pour objet de faire de nos élèves des hommes de leur temps, et pour savoir ce que doit être un homme de notre temps est-il tant nécessaire de contempler le passé ? Ce n'est pas à la Renaissance, ni au XVIIe, ni au XVIIIe siècle, que nous emprunterons le modèle humain que l'enseignement aura pour tâche de réaliser aujourd'hui. Ce sont donc les hommes d'aujourd'hui qu'il faut considérer. C'est nous-mêmes qu'il faut interroger, ce sont nos contemporains qu'il faut observer. Et c'est l'idée que nous nous faisons de l'homme d'après les observations que nous avons faites sur nous ou sur nos voisins qui doit nous servir à déterminer la fin de l'enseignement. Mais, bien que cette méthode soit souvent préconisée par de bons esprits comme la seule qui puisse préparer l'avenir, je la crois, au contraire, pleine de périls et grosse d'erreurs presque inévitables. En effet, qu'appelons-nous l'homme de nos jours, l'homme contemporain ? C'est l'ensemble des traits caractéristiques par lesquels un Français d'aujourd'hui se singularise et se distingue du Français d'autrefois. Or, il s'en faut que ce soit là tout l'homme d'aujourd'hui ; car en chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de l'homme d'hier ; et c'est même l'homme d'hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n'est que bien peu de chose comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d'où nous résultons. Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce qu'il est invétéré en nous ; il forme la partie inconsciente de nous-même. Par suite, on est porté à n'en pas tenir compte, non plus que de ses exigences légitimes. Au contraire, les acquisitions les plus récentes de la civilisation, nous en avons un vif sentiment parce que étant récentes elles n'ont pas encore eu le temps de s'organiser dans l'inconscient. Surtout celles qui sont encore en voie de développement, celles que nous ne possédons pas encore pleinement, qui nous échappent encore en partie, celles-là surtout accaparent toutes les forces vives de notre attention. Précisément parce qu'elles nous manquent en partie, notre activité consciente se porte vers elles et, par suite de la vive lumière qui est ainsi projetée sur elles, elles prennent dans notre esprit un relief qui les fait apparaître comme ce qu'il y a de plus essentiel dans la réalité, comme ce qui a le plus de prix et de valeur, comme ce qui est le plus digne d'être recherché. Tout le reste est rejeté dans l'ombre et cependant ce reste a sa réalité aussi et qui n'est pas moindre. La science est la grande nouveauté du siècle ; pour tous ceux qui la sentent comme telle, la culture scientifique apparaît comme la base de toute culture. Nous apercevrons-nous que nous manquons d'hommes pratiques et d'action ? Il nous semblera que la fin de l'éducation est de développer les facultés actives. Ainsi prennent naissance des conceptions pédagogiques outrées, unilatérales et tronquées, qui n'expriment que des besoins du moment, des aspirations passagères ; conceptions qui ne peuvent se maintenir longtemps, car elles ont vite besoin d'être corrigées par d'autres qui les complètent, qui rectifient ce qu'elles ont d'excessif. L'homme d'aujourd'hui est l'homme réclamé par les besoins du jour, par le goût du jour, et le besoin du jour est unilatéral et sera remplacé par un autre demain. De là toutes sortes de heurts, de révolutions qui ne peuvent que troubler la suite régulière de l'évolution. Ce n'est pas l'homme d'un instant, l'homme tel que nous le sentons à un moment du temps, sous l'influence de passions et de besoins momentanés, qu'il nous faut connaître, c'est l'homme dans sa totalité.

Pour cela, au lieu de ne regarder que l'homme d'un instant, c'est l'homme dans l'ensemble de son devenir qu'il nous faut considérer. Au lieu de nous renfermer dans notre époque, il nous faut, au contraire, en sortir, afin de nous échapper à nous-même, à nos vues étroites, partiales et partielles. Et c'est précisément à quoi doit servir l'étude historique de l'enseignement. Au lieu de nous demander d'abord en quoi consiste l'idéal contemporain, c'est à l'autre bout de l'histoire qu'il faut nous transporter ; c'est l'idéal pédagogique le plus lointain, le premier qu'aient élaboré nos sociétés européennes, qu'il nous faut chercher à atteindre. Nous l'observerons, nous le décrirons, nous l'expliquerons autant qu'il nous sera possible. Puis nous suivrons pas à pas la série des variations à travers lesquelles il a successivement passé à mesure que les sociétés elles-mêmes se transformaient jusqu'à ce que, enfin, nous en venions aux temps contemporains. C'est par là qu'il faut finir; ce n'est pas de là qu'il faut partir. Une fois que nous y serons parvenus par cette voie, ils nous apparaîtront sous un autre aspect que si nous les avions considérés d'emblée en nous abandonnant sans réserve à nos préjugés et à nos passions contemporaines. Alors les préoccupations passagères, les goûts passagers de l'heure présente ne risqueront plus d'avoir sur nous cette influence prestigieuse, mais le sentiment que nous aurons acquis des nécessités différentes, des besoins différents et également légitimes que nous aurons appris à connaître par l'histoire leur serviront de contrepoids. Et ainsi le problème, au lieu d'être arbitrairement simplifié, se posera devant nous d'une manière impersonnelle et dans toute sa complexité, tel qu'il se pose, pour la sensibilité collective d'aujourd'hui, ou pour l'histoire.

Cette étude historique nous permettra même parfois de réviser l'histoire elle-même. Car le développement pédagogique, comme tout développement humain, n'a pas toujours été normal. Au cours des luttes, des conflits qui se sont élevés entre des idées contraires, il est arrivé souvent que des idées fortes ont sombré, que leur valeur intrinsèque aurait dû maintenir. Ici comme ailleurs, la lutte pour la vie ne produit que des résultats grossiers et approximatifs. En général, ce sont les plus aptes, les mieux doués qui survivent. Mais, à côté de cela, que de succès illégitimes, que de morts, que de défaites injustifiées et regrettables ! Combien d'idées écrasées chemin faisant qui auraient dû vivre ! Les conceptions nouvelles, pédagogiques, autant que morales et politiques, pleines de l'ardeur, de la vitalité de la jeunesse, sont violemment agressives pour celles qu'elles aspirent à remplacer. Elles les traitent en ennemies irréductibles, parce qu'elles ont un vif sentiment de l'antagonisme qui les divise, et s'efforcent de les réduire, de les détruire aussi complètement que possible. Les champions des idées nouvelles, emportés par la lutte, croient volontiers qu'il n'y a rien à garder des idées antérieures qu'ils combattent, sans voir que les premières sont pourtant parentes et sortent des secondes, puisqu'elles en descendent. Le présent s'oppose au passé, bien qu'il en dérive et le continue. Et ainsi des éléments du passé disparaissent qui auraient pu et dû devenir des éléments normaux du présent et de l'avenir. Les hommes de la Renaissance étaient convaincus qu'il ne devait rien rester de la scolastique ; et, en fait, sous cette poussée violente, il n'en est pas resté grand-chose. Nous aurons à nous demander si de cette attitude révolutionnaire il n'est pas résulté quelque grave lacune dans l'idéal pédagogique que les hommes de la Renaissance nous ont transmis. Ainsi, l'histoire nous permettra non seulement de poser nos principes, mais aussi parfois de découvrir ceux de nos devanciers dont il importe que nous prenions conscience, puisque nous en sommes les héritiers.

Voilà dans quel esprit sera conduite notre étude. Comme on le voit, il ne s'agit pas d'érudition et d'archéologie pédagogique. Si nous sortons du présent, c'est pour y revenir. Si nous le fuyons, c'est pour le mieux voir et le mieux comprendre. En réalité, nous ne le perdrons jamais de vue. Il sera le but où nous tendrons, et nous le verrons se faire peu à peu à mesure que nous avancerons. En définitive, l'histoire, qu'est-ce autre chose qu'une analyse du présent, puisque c'est dans le passé que l'on trouve les éléments dont est formé le présent ? Et voilà pourquoi je crois que cet examen historique peut rendre de précieux services pédagogiques.