Chapitre II : L'église primitive et l'enseignement

C'est une idée fort répandue que quiconque se préoccupe de la pratique doit se détourner en partie du passé pour concentrer sur le présent toutes les forces de son attention. Puisque le passé n'est plus, puisque nous ne pouvons rien sur lui, il semble qu'il ne puisse avoir pour nous qu'un intérêt de curiosité. C'est, croit-on, le domaine de l'érudition. Ce n'est pas ce qui a été, mais ce qui est, qu'il nous faut connaître et, mieux encore, c'est ce qui tend à être qu'il nous faut chercher à prévoir afin de pouvoir satisfaire aux besoins qui nous travaillent. Je me suis attaché, dans la dernière leçon, à montrer combien cette méthode est décevante. Le présent, en effet, dans lequel on nous invite à nous renfermer, le présent n'est rien par lui-même ; ce n'est que le prolongement du passé dont il ne peut être séparé sans perdre en grande partie toute sa signification. Le présent est formé d'innombrables éléments, si étroitement enchevêtrés les uns dans les autres qu'il nous est malaisé d'apercevoir où l'un commence, où l'autre finit, ce qu'est chacun d'eux et quels sont leurs rapports ; nous n'en avons donc par l'observation immédiate qu'une impression trouble et confuse. La seule manière de les distinguer, de les dissocier, d'introduire par suite un peu de clarté dans cette confusion, c'est de rechercher dans l'histoire comment ils sont venus progressivement se surajouter les uns aux autres, se combiner et s'organiser. De même que la sensation que nous avons de la matière nous la fait apparaître comme une étendue homogène, tant que l'analyse scientifique ne nous en a pas montré la savante organisation, de même la sensation directe du présent ne nous permet pas d'en soupçonner la complexité tant que l'analyse historique ne nous l'a pas révélée. Mais ce qui est peut-être plus dangereux encore, c'est l'importance exagérée que nous sommes ainsi portés à attribuer aux aspirations de l'heure actuelle, quand nous ne les soumettons à aucun contrôle. Car, précisément parce qu'elles sont actuelles, elles nous hypnotisent, nous absorbent et nous empêchent de sentir autre chose qu'elles-mêmes. Le sentiment que nous avons de quelque chose qui nous manque est toujours très fort ; par suite, il tend à prendre, dans la conscience, une place prépondérante et rejette tout le reste dans l'ombre. Tout entiers à l'objet vers lequel se portent nos désirs, il nous apparaît comme la chose précieuse par excellence, celle qui importe avant tout, la fin idéale à laquelle tout être doit être subordonné. Or, bien souvent, ce qui nous manque ainsi n'est pas plus essentiel, ou est moins essentiel, que ce que nous avons ; et nous sommes ainsi exposés à sacrifier à des besoins passagers et secondaires des nécessités vraiment vitales. Rousseau sent que l'éducation de son temps ne laisse pas assez de place à la spontanéité de l'enfant ; il fait de l'abstentionnisme méthodique, systématique, la caractéristique de toute saine pédagogie. Par là seul que l'enfant n'est pas assez en rapport avec les choses, il fait de l'enseignement par les choses le fondement presque unique de tout enseignement. Pour nous soustraire à cette influence prestigieuse des préoccupations présentes qui sont nécessaires et unilatérales, il faut leur donner comme contrepoids la connaissance de toutes les autres exigences dont il nous faut également tenir compte, et cette connaissance nous ne pouvons l'acquérir que par l'histoire qui nous apprend à compléter le présent en le rattachant au passé dont il est la suite.

Ces raisons pour lesquelles j'ai montré que l'étude historique de l'enseignement avait son utilité pratique ne sont pas d'ailleurs les seules. Non seulement cette méthode nous permet de prévenir bien des erreurs possibles dans l'avenir, mais encore on peut prévoir qu'elle nous fournira les moyens de rectifier certaines erreurs qui ont été commises par le passé et dont nous subissons encore les conséquences. En effet, le développement pédagogique, comme tout développement humain, n'a pas toujours été normal. Au cours des luttes que se sont livrées les conceptions différentes qui se sont succédé dans l'histoire, il est plus d'une idée juste qui a sombré, alors que sa valeur intrinsèque aurait dû la maintenir. Ici comme ailleurs, la lutte pour la vie ne produit que des résultats grossièrement approximatifs. En général, ce sont bien les mieux doués, les plus aptes qui survivent. Mais, à côté de cela pourtant, que de succès illégitimes, que de morts et défaites injustifiées, regrettables, dues à quelque combinaison accidentelle de circonstances ! Surtout, dans l'histoire des idées, il y a une cause qui contribue plus que toute autre à produire ce résultat. Quand une conception nouvelle se constitue, qu'elle soit pédagogique, morale, religieuse, politique, elle a naturellement l'ardeur et la vitalité combative de la jeunesse présente ; elle est portée à se montrer violemment agressive pour les conceptions anciennes qu'elle aspire à remplacer. Elle les nie donc, radicalement. Les champions des idées neuves, emportés par la lutte, croient volontiers qu'ils n'ont rien à garder des idées anciennes qu'ils combattent ; ils leur font une guerre sans réserve et sans merci. Et cependant, en réalité, ici comme ailleurs, le présent sort du passé, en dérive et le continue. Entre un état historique nouveau et celui qui l'a précédé, il n'y a pas de vide, mais un lien étroit de parenté, puisqu'en un sens le premier est né du second. Mais les hommes n'ont pas conscience de ce lien ; ils ne sentent que l'opposition qui les sépare de leurs devanciers ; ils ne voient pas ce qu'ils ont de commun avec ces derniers. Ils ne croient donc pas pouvoir ruiner trop complètement cette tradition à laquelle ils s'opposent et qui leur résiste. De là, de regrettables destructions. Des éléments du passé disparaissent qui eussent dû devenir des éléments de l'avenir. La Renaissance succède à la scolastique ; les hommes de la Renaissance ont aussitôt tenu pour évident qu'il n'y avait rien à conserver du système scolastique. C'est à nous demander si de cette attitude révolutionnaire il n'est pas résulté dans notre idéal pédagogique des lacunes qui se sont transmises jusqu'à nous. Aussi l'étude historique de l'enseignement, en même temps qu'elle nous fera mieux connaître le présent, nous offrira l'occasion de réviser le passé lui-même et de mettre en évidence des erreurs dont il importe que nous prenions conscience puisque nous en sommes les héritiers.

Mais, en dehors de cet intérêt pratique que je tenais à signaler tout d'abord parce qu'il est plus souvent méconnu, la recherche que nous allons entreprendre présente, en outre, un intérêt théorique et scientifique qui n'est pas négligeable. Au premier abord, l'histoire de l'enseignement secondaire en France peut paraître bien spéciale et ne devoir intéresser qu'un corps restreint de maîtres. Mais, par une singularité de notre pays, il se trouve que, pendant la majeure partie de notre histoire, l'enseignement secondaire a absorbé toute la vie scolaire du pays. L'enseignement supérieur, après l'avoir appelé à la vie, n'a pas tardé à dépérir complètement pour ne renaître qu'au lendemain de la guerre de 1870. L'enseignement primaire n'apparaît chez nous que très tardivement, et c'est seulement après la Révolution qu'il a pris son essor. Donc, pendant une bonne partie de notre existence nationale, c'est l'enseignement secondaire qui tient toute la scène. D'où il résulte d'abord que nous ne pouvons en faire l'histoire sans faire du même coup l'histoire générale de l'enseignement et de la pédagogie en France. C'est l'évolution de l'idéal pédagogique français dans ce qu'il a de plus essentiel que nous allons retracer à travers les doctrines où de temps en temps il a essayé de prendre conscience de soi, et à travers les institutions scolaires qui ont eu pour fonction de le réaliser. Et, puisque c'est dans nos collèges que depuis le XIVe ou le XVe siècle se sont formées les forces intellectuelles les plus importantes du pays, c'est presque une histoire de l'esprit français que nous serons amenés à faire chemin faisant. D'ailleurs, ce rôle exorbitant de l'enseignement secondaire dans l'ensemble de la vie sociale qui est propre à notre pays, et qui ne se retrouve nulle part ailleurs au même degré, on peut être assuré par avance qu'il doit tenir à quelque caractère distinctif, personnel, à quelque idiosyncrasie de notre tempérament national, idiosyncrasie dont nous serons amenés à nous rendre compte par cela que nous aurons à chercher les causes qui expliquent cette particularité de notre histoire pédagogique. Histoire de la pédagogie et éthologie collective sont, en effet, étroitement liées.

Après avoir ainsi déterminé la manière dont nous entendons le sujet que nous allons traiter, l'intérêt multiple qu'il présente, il nous faut maintenant l'aborder. Mais par où ? A quel moment faut-il commencer cette histoire de l'enseignement secondaire ?

Pour bien comprendre le développement d'un vivant, pour s'expliquer les formes qu'il présente aux moments successifs de son histoire, il faudrait commencer par connaître la constitution du germe initial qui est au point de départ de toute son évolution. Sans doute, on n'admet plus aujourd'hui qu'un être soit tout entier préformé dans l'œuf d'où il est issu ; on sait que l'action du milieu ambiant, des circonstances extérieures de toute sorte, n'est nullement négligeable. Il n'en est moins vrai que l'œuf a une influence considérable sur toute la suite du devenir. Le moment où se constitue la première cellule vivante est un instant radical, incomparable, dont l'action se fait sentir pendant toute la vie. Il en est des institutions sociales, quelles qu'elles soient, comme des êtres vivants. Leur avenir, le sens dans lequel elles se développent, la force qu'elles présentent dans la suite de leur devenir dépendent étroitement de la nature du premier germe dont elles sont sorties. Ici encore, le rôle du germe est considérable. Donc, pour comprendre la manière dont s'est développé le système d'enseignement que nous nous proposons d'étudier, pour comprendre ce qu'il est devenu, il ne faut pas craindre de remonter jusqu'à ses origines les plus éloignées. Ce n'est ni à la Renaissance ni à la scolastique qu'il faut nous arrêter. Il faut remonter plus haut, jusqu'à ce que nous ayons atteint le premier noyau d'idées pédagogiques et le premier embryon d'institution scolaire que l'on rencontre dans l'histoire de nos sociétés modernes. Dès cette leçon, nous pourrons constater que ces recherches rétrospectives ne sont pas inutiles et que certaines particularités essentielles de nos conceptions actuelles portent encore la marque de ces très lointaines influences.

Mais ce noyau, cette cellule germinative, où les trouver ? Toute la matière première de notre civilisation intellectuelle nous est venue de Rome. On peut donc prévoir que notre pédagogie, les principes fondamentaux de notre enseignement nous sont venus de la même source, puisque l'enseignement n'est que le raccourci de la culture intellectuelle de l'adulte. Mais par quelle voie et sous quelle forme cette transmission s'est-elle effectuée ? Les peuples germaniques, sinon tous, du moins ceux qui ont donné leur nom à notre pays, étaient des barbares insensibles à tous les raffinements de la civilisation. Lettres, arts, philosophie étaient pour eux choses sans valeur ; nous savons même que les monuments de l'art romain n'excitaient chez eux que haine et que mépris. Il y avait donc entre les Romains et eux un véritable vide moral qui devait, à ce qu'il semble, empêcher entre ces deux peuples toute communication et toute assimilation. Puisque ces deux civilisations étaient à ce point étrangères l'une à l'autre, elles ne pouvaient, semble-t-il, que se repousser l'une l'autre. Mais, heureusement, il y eut, non pas tout de suite sans doute, mais très vite, un côté par où ces deux sociétés, par ailleurs antagonistes et qui n'avaient l'une avec l'autre que des rapports d'antagonisme et d'exclusion mutuelle, un côté par où elles se ressemblaient, par où elles étaient proches l'une de l'autre et pouvaient communiquer entre elles. Très tôt, un des organes essentiels de l'Empire romain se prolongea dans la société française, s'y étendit et s'y développa sans changer pour cela de nature : c'est l'Église. Et c'est l'Église qui servit de médiateur entre les peuples hétérogènes, elle fut le canal par où la vie intellectuelle de Rome se transfusa peu à peu dans les sociétés nouvelles qui étaient en voie de formation. Et ce fut précisément par l'enseignement que se fit cette transfusion.

Au premier abord, il est vrai, il peut paraître surprenant que l'Église, tout en restant identique à elle-même, ait pu prendre racine et prospérer également dans des milieux sociaux aussi radicalement différents. Ce qui caractérisait essentiellement l'Église et la morale qu'elle apportait au monde, c'est le mépris pour les joies de ce monde, pour le luxe matériel et moral ; à la joie de vivre, elle entreprend de substituer les joies plus sévères du renoncement. Qu'une telle doctrine ait pu convenir à l'Empire romain, lassé par de longs siècles d'hyper-civilisation, rien n'est plus naturel. Elle ne faisait que traduire et consacrer le sentiment de satiété et de dégoût qui travaillait depuis longtemps la société romaine et que, déjà, l'épicurisme et le stoïcisme avaient exprimé à leur façon. On avait épuisé tous les plaisirs que peuvent donner les raffinements de la culture ; on était donc tout prêt à accueillir, comme le salut, une religion qui venait révéler aux hommes une source tout autre de félicité. Mais comment cette même religion, née au milieu d'une société vieillie et en décomposition, put-elle être acceptée aussi facilement par des peuples jeunes, qui, loin d'avoir abusé des joies de ce monde, n'y avaient pas encore goûté, qui, loin d'être fatigués de la vie, y entraient seulement ?

Comment des sociétés tellement robustes, aussi vigoureuses, aussi débordantes de vitalité, purent-elles se soumettre aussi spontanément à une discipline déprimante qui leur ordonnait avant tout de se contenir, de se priver, de renoncer ? Comment ces appétits fougueux, impatients de toute mesure et de tout frein, purent-ils s'accommoder d'une doctrine qui leur recommandait par-dessus toute chose de se mesurer et de se limiter ? L'opposition est si frappante que Paulsen, dans sa Geschichte des gelehrten Unterrichts, ne craint pas d'admettre que toute la civilisation du Moyen Age contenait ainsi, dans le principe, une contradiction interne et constituait une vivante antinomie. Suivant lui, le contenu et le contenant, la forme et la matière de cette civilisation se contredisaient et se niaient réciproquement. Le contenu, c'était la vie réelle des peuples germaniques avec leurs passions violentes, indomptées, leur besoin de vivre et de jouir, et le contenant c'était la morale chrétienne avec sa conception du sacrifice et du renoncement, son goût si marqué pour la vie restreinte et réglementée. Mais, si vraiment la civilisation médiévale avait recelé dans son sein une contradiction aussi flagrante, une autonomie aussi insoluble, elle n'eût pas duré. La matière eût brisé cette forme, qui lui était si peu adéquate ; le contenu eût emporté le contenant ; les besoins ressentis par les hommes eussent bientôt fait éclater la morale rigide qui les comprimait.

Mais, en réalité, il y avait un côté par où la doctrine chrétienne se trouvait en harmonie parfaite avec les aspirations et l'état d'esprit des sociétés germaniques. C'était, par excellence, la religion des petits, des humbles, des pauvres, pauvres de bien et pauvres d'esprit. Elle exaltait les vertus de l'humilité, de la médiocrité tant intellectuelle que matérielle. Elle vantait la simplicité des cœurs et des intelligences. Or, les Germains, parce qu'ils étaient des peuples enfants, étaient, eux aussi, des simples et des humbles. Ce serait une erreur de s'imaginer qu'ils menaient une vie de dérèglement passionnel. Leur existence était bien plutôt faite de jeûnes involontaires, de privations forcées, de rudes labeurs que venaient interrompre, quand quelque occasion s'en présentait, des débauches violentes, mais intermittentes. Des peuples hier encore nomades ne pouvaient être que des peuples pauvres, misérables, de mœurs simples, et qui devaient tout naturellement accueillir avec joie une doctrine qui glorifie la pauvreté, qui vante la simplicité des mœurs. Cette civilisation païenne, que l'Église combattait, leur était non moins odieuse qu'à l'Église elle-même ; chrétiens et Germains en étaient également les ennemis, et ce sentiment commun d'hostilité, d'aversion, les rapprochait étroitement parce que les uns et les autres trouvaient en face d'eux le même adversaire. Aussi l'Église naissante ne craignait-elle pas de mettre les barbares au-dessus des gentils, de témoigner aux premiers une véritable préférence : « Les barbares, dit Salvien aux Romains, les barbares sont meilleurs que vous. »

Il y avait donc une puissante affinité, une sympathie secrète entre l'Église et les barbares ; et c'est ce qui explique que l'Église ait pu se fonder et si fortement s'implanter chez eux. C'est qu'elle répondait à leurs besoins, à leurs aspirations ; c'est qu'elle leur apportait un réconfort moral qu'ils ne trouvaient pas ailleurs. Mais, d'un autre côté, elle était d'origine gréco-latine et ne pouvait pas ne pas rester plus ou moins fidèle à ses origines. C'est dans le monde romain qu'elle s'était formée et organisée ; la langue latine était sa langue ; elle était tout imprégnée de civilisation romaine. Par suite, en s'introduisant dans les milieux barbares, elle y introduisait du même coup cette même civilisation dont elle ne pouvait se défaire, quoi qu'elle en eût, et devint aussi l'institutrice naturelle des peuples qu'elle convertit. Ceux-ci ne demandaient à la religion nouvelle qu'une foi, qu'une assiette morale ; mais, par contrecoup, ils trouvèrent une culture comme corollaire de cette foi.

Toutefois, si l'Église a réellement joué ce rôle, c'est au prix d'une contradiction contre laquelle elle s'est débattue pendant des siècles sans jamais pouvoir en sortir. En effet, dans ces monuments littéraires et artistiques de l'Antiquité vivait et respirait cet esprit païen que l'Église s'était donné pour tâche de détruire ; sans compter que, d'une manière générale, l'art, la littérature et la science ne peuvent inspirer au fidèle que des idées profanes et le détourner de la seule pensée à laquelle il doive se donner tout entier, la pensée de son salut. L'Église ne pouvait donc pas faire de place aux lettres anciennes sans scrupule et sans inquiétude. Aussi les Pères insistent-ils sur les dangers auxquels s'expose le chrétien qui se donne sans mesure aux études profanes. Ils multiplient les recommandations pour qu'on les réduise au minimum. Mais, d'un autre côté, ils ne pouvaient s'en passer. Malgré eux, ils étaient obligés de ne pas les proscrire et c'est ce que confirme la règle énoncée par Minucius Felix : Si quando cogimur litterarum secularium recordari et aliquid ex his discere, non nostrae sit voluntatis, sed, ut ita dicam, gravissimae necessitatis. En effet, tout d'abord, le latin était par la force des choses la langue de l'Église, la langue sacrée dans laquelle étaient rédigés les canons de la foi. Or, où apprendre le latin, sinon dans les monuments de la littérature latine ? On pouvait bien les choisir avec discernement, n'en admettre qu'un petit nombre, mais, d'une manière ou de l'autre, il fallait bien y recourir. D'un autre côté, alors que le paganisme était surtout un système de pratiques rituelles, doublé sans doute d'une mythologie, mais vague, inconsistante et sans force expressément obligatoire, le christianisme, au contraire, était une religion idéaliste, un système d'idées, un corps de doctrines. Être chrétien, ce n'était pas pratiquer suivant les prescriptions traditionnelles telle ou telle manœuvre matérielle, c'était adhérer à certains articles de foi, partager certaines croyances, admettre certaines idées.

Or, pour inculquer des pratiques, un simple dressage machinal suffit ou même est seul efficace, mais des idées, des sentiments ne peuvent se communiquer que par la voie de l'enseignement, que cet enseignement s'adresse au cœur ou à la raison, ou à l'un et à l'autre à la fois. Et c'est pourquoi, dès que le christianisme fut fondé, la prédication, qui était au contraire inconnue de l'Antiquité, y prit tout de suite une grande part ; car prêcher, c'est enseigner. Or, l'enseignement suppose une culture, et il n'y avait pas d'autre culture alors que la culture païenne. Il fallait donc bien que l'Église se l'appropriât. L'enseignement, la prédication supposent chez celui qui enseigne ou qui prêche une certaine pratique de la langue, une certaine dialectique, une certaine connaissance de l'homme et de l'histoire. Or, ces connaissances, où les trouver, sinon dans les œuvres des Anciens ? Le seul fait que la doctrine chrétienne est complexe dans ces livres, qu'elle s'exprime journellement dans des prières que dit chaque fidèle et dont il doit connaître non seulement la lettre, mais l'esprit, obligeait non seulement le prêtre, mais aussi bien le laïc, à acquérir une certaine culture. C'est ce que démontre notamment saint Augustin dans son De doctrina Christiana. Il fait voir que, pour bien comprendre les saintes Écritures, il faut avoir la connaissance approfondie de la langue et des choses mêmes exprimées par les mots. Car que de symboles, que de figures sont inintelligibles si nous n'avons aucune notion des choses qui entrent dans ces figures ou dans ces symboles ? L'histoire est indispensable pour la chronologie. La rhétorique elle-même est une arme dont le défenseur de la foi ne peut se passer ; car pourquoi resterait-il faible et désarmé en face de l'erreur qu'il doit combattre ?

Telles sont les nécessités supérieures qui forçaient l’Église et à ouvrir des écoles, et à faire dans les écoles une place à la culture païenne. Les premières écoles de ce genre furent celles qui s'ouvrirent auprès des cathédrales. Les élèves étaient surtout des jeunes gens qui se préparaient à la prêtrise ; mais on y recevait aussi de simples laïcs qui n'étaient pas encore décidés à embrasser le saint ministère. Les élèves y vivaient ensemble en des convicts, formes très nouvelles et très particulières d'établissements scolaires sur la signification desquels nous aurons l'occasion de revenir. Nous savons notamment que saint Augustin fonda à Hippone un convict de ce genre, d'où sortirent, d'après ce que rapporte un biographe du saint, Possidius, dix évêques illustres par leur science et qui, à leur tour, fondèrent dans leurs évêchés des établissements analogues. Tout naturellement, et par la force des choses, l'institution se propagea en Occident ; nous aurons à décrire sa fortune.

Mais le clergé séculier ne fut pas seul à susciter des écoles. Dès que le clergé régulier apparut, il joua le même rôle. Le monachisme n'eut pas une influence pédagogique moins considérable que l'épiscopat.

On sait, en effet, comment dès les premiers siècles du christianisme la doctrine du renoncement donna naissance à l'institution monacale. La meilleure manière d'échapper à la corruption du siècle n'était-elle pas d'en sortir tout entier ? Aussi, dès le IIIe et le IVe siècle, voit-on les communautés d'hommes et de femmes se multiplier depuis l’Orient jusqu'à la Gaule. Les invasions, les bouleversements de toute sorte qui en furent les conséquences accélérèrent le mouvement. Il semblait que le monde allait finir : orbis ruit, le monde s'écroule de toutes parts, et des multitudes se sauvaient dans des lieux déserts. Mais le monachisme chrétien se distingua, dès le début, du monachisme hindou, par exemple, en ce qu'il ne fut jamais purement contemplatif. C'est que le chrétien est tenu de veiller non pas seulement à son salut personnel, mais au salut de l'humanité. Son rôle est de préparer le règne de la vérité, le règne du Christ ; non pas seulement dans sa conscience, mais dans le monde. La vérité qu'il possède, il ne doit pas la garder pieusement ou jalousement pour lui seul, mais la répandre activement autour de lui. Il doit ouvrir à la lumière les yeux qui ne la voient pas, il doit porter la parole de vie à ceux qui la méconnaissent ou ne l'ont pas entendue, il doit recruter au Christ de nouveaux soldats. Pour cela, il est indispensable qu'il ne s'enferme pas dans un isolement égoïste ; il faut que, tout en fuyant le monde, il reste en rapports avec lui. C'est ainsi que les moines furent non pas de simples solitaires méditatifs, mais des propagateurs actifs de la foi, des prédicateurs, des convertisseurs, des missionnaires. Et c'est ainsi qu'à côté de la plupart des monastères s'éleva une école où non seulement les candidats à la vie monacale, mais les enfants de toutes conditions et de toutes vocations, venaient recevoir une instruction à la fois religieuse et profane.

Écoles cathédrales, écoles claustrales, voilà le genre bien humble et bien modeste d'où est sorti tout notre système d'enseignement. Écoles élémentaires, Universités, collèges, tout nous est venu de là ; et voilà pourquoi c'est de là qu'il fallait partir. Et parce que c'est bien de cette cellule primitive qu'est dérivée notre organisation scolaire dans toute sa complexité, c'est elle aussi qui nous explique et qui seule peut nous expliquer certains des caractères essentiels qu'elle a présentés dans le cours de son histoire ou qu'elle a gardés jusqu'à nos jours.

En premier lieu, on peut maintenant comprendre pourquoi l'enseignement est resté pendant si longtemps chez nous, et d'ailleurs chez tous les peuples d'Europe, une chose d'Église et comme une annexe de la religion ; pourquoi, même après le moment où les maîtres avaient cessé d'être des prêtres, cependant ils conservèrent encore - et cela pendant très longtemps - quelque chose de la physionomie sacerdotale et même des devoirs sacerdotaux (notamment le devoir du célibat). Quand on observe, à une époque un peu plus avancée, cette absorption de l'enseignement par l'Église, on pourrait être tenté d'y voir le résultat d'une savante politique ; on pourrait croire que l'Église s'est emparée des écoles pour mettre obstacle à toute culture qui fût de nature à gêner la foi. En fait, cette dépendance vient tout simplement de ce que les écoles ont commencé par être l’œuvre de l'Église ; c'est l'Église qui les a appelées à l'existence, et ainsi elles se sont trouvées, dès leur naissance, dès leur conception pour ainsi dire, marquées d'un caractère ecclésiastique dont elles ont eu tant de mal à se dépouiller ensuite. Et, si l'Église a joué ce rôle, c'est qu'elle seule pouvait s'en acquitter. Elle seule pouvait servir d'institutrice aux peuples barbares et les initier à la seule culture qui existait alors, je veux dire à la culture classique. Car, comme elle tenait à la fois à la société romaine et aux sociétés germaniques, comme elle avait deux faces en quelque sorte et deux aspects, comme, tout en gardant des points d'attache avec le passé, elle était cependant orientée vers l'avenir, elle pouvait, et seule elle pouvait, servir de trait d'union entre ces deux mondes si disparates.

Mais nous avons vu, en même temps, que cet embryon d'enseignement contenait en soi une sorte de contradiction. Il était formé de deux éléments qui, sans doute, s'appelaient en un sens et se complétaient, mais, en même temps, s'excluaient mutuellement. Il y avait, d'une part, l'élément religieux, la doctrine chrétienne ; de l'autre, la civilisation ancienne et tous les emprunts que l'Église fut obligée d'y faire, c'est-à-dire l'élément profane. Pour se défendre et se répandre, l'Église, nous l'avons vu, était obligée de s'appuyer sur une culture, et cette culture ne pouvait être que païenne, puisqu'il n'y en avait pas d'autre. Mais les idées qui s'en dégageaient contrastaient évidemment avec celles qui étaient à la base du christianisme. Entre les unes et les autres, il y avait tout l'abîme qui sépare le sacré du profane, le laïc du religieux. Et ainsi s'explique un fait qui domine tout notre développement scolaire et pédagogique : c'est que, si l'école a commencé par être essentiellement religieuse, d'un autre côté, dès qu'elle fut constituée, on la vit tendre d'elle-même à prendre un caractère de plus en plus laïque. C'est que, dès le moment où elle apparaît dans l'histoire, elle portait en elle un principe de laïcité. Ce principe, elle ne le reçoit pas du dehors, on ne sait comment, au cours de son évolution ; il lui était congénital. De faible et rudimentaire qu'il était d'abord, il grandit et se développa ; du second plan, il passa peu à peu au premier, mais il existait dès l'origine. Dès l'origine, l'école portait en elle le germe de cette grande lutte entre le sacré et le profane, le laïque et le religieux, dont nous aurons à retracer les histoires.

Mais l'organisation extérieure de cet enseignement naissant présente déjà une particularité essentielle qui caractérise tout le système qui a suivi.

Dans l'Antiquité, l'élève recevait son instruction de maîtres différents les uns des autres et sans aucun lien entre eux. Il allait chez le grammatiste ou le littérator apprendre la grammaire, chez le cithariste apprendre la musique, chez le rhétor apprendre la rhétorique, etc. Tous ces enseignements divers se rejoignaient en lui, mais s'ignoraient mutuellement. C'était une mosaïque d'enseignements divers qui ne se reliaient qu'extérieurement. Nous avons vu qu'il en est tout autrement dans les premières écoles chrétiennes. Tous les enseignements qui y étaient groupés se donnaient dans un même lieu, et par suite étaient soumis à une même influence, à une même direction morale. C'est celle qui émanait de la doctrine chrétienne ; c'est celle qui faisait les âmes. A la dispersion d'autrefois succédait donc une unité d'enseignement. Mais le contact entre les élèves et le maître était de tous les instants ; c'est, en effet, cette permanence des relations qui caractérise le convict, cette première forme de l'internat. Or, cette concentration de l'enseignement constitue une innovation capitale, qui témoigne d'un changement profond intervenu dans la conception qu'on se faisait de la nature et du rôle de la culture intellectuelle.