Chapitre I : La Renaissance. - Rabelais ou le courant encyclopédique

Ce qui caractérise la période dont nous venons de terminer l'étude, c'est, comme nous l'avons vu, son admirable fécondité en matière d'organisation scolaire : c'est à elle que nous devons les principaux organes de notre enseignement. L'apport de la période nouvelle dans laquelle nous allons entrer maintenant est d'une tout autre nature. La Renaissance est l'époque où s'est élaboré l'idéal pédagogique sur lequel la France a vécu, d'une manière exclusive, depuis le XVIe jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et qui, sous des formes plus tempérées, survit toujours à côté du type scolaire nouveau qui, depuis une cinquantaine d'années, essaie de se constituer. C'est à l'école de cet idéal que se sont formés les traits essentiels de notre esprit national sous la forme qu'il a prise à partir du XVIIe siècle, c'est-à-dire de notre esprit classique. Il est donc inutile de montrer l'intérêt du problème. C'est la question toujours controversée de l'enseignement classique que nous allons avoir à traiter. Seulement, au lieu de la traiter dialectiquement, en analysant la notion toute subjective que chacun de nous peut s'en faire, nous commencerons par chercher objectivement comment cet enseignement s'est constitué, quelles causes l'ont appelé à l'existence, ce qu'il a été, quelle influence il a eue sur notre évolution mentale, toutes recherches qui sont indispensables si l'on veut juger, en connaissance de cause, de ce qu'il est appelé à être dans l'avenir.

L'idéal dont nous allons essayer de retracer la genèse se présente, dès qu'il apparaît dans l'histoire, sous une forme très particulière qui mérite d'être remarquée. Ce n'est pas la suite et le développement des idéaux divers qu'avaient poursuivis les siècles précédents ; tout au contraire, il s'affirme d'emblée comme leur antagoniste. La Renaissance, sous le rapport pédagogique, marque une solution de continuité dans notre évolution mentale, une rupture avec le passé. En un sens, c'est quelque chose d'entièrement nouveau qui commence. C'est ce qu'exprime ingénieusement Rabelais dans une allégorie de son Pantagruel. Quand Gargantua, après avoir été, pendant quelque temps, élevé selon la discipline des professeurs Sorbonnagres, fut enfin confié à la direction de Ponocrates, qui, dans la pensée de Rabelais, représente l'esprit de la Renaissance, le premier soin de son nouveau maître fut de lui purger « canoniquement » l'esprit « avec elebore de Anticyre », afin de lui nettoyer « toute l'altération et perverse habitude du cerveau ». Par ce moyen, « Ponocrates lui fit oublier tout ce qu'il avait appris sous ses antiques précepteurs, comme faisait Timothée à ses disciples qui avaient été instruits sous aultres musiciens ». C'est donc que, suivant Rabelais, il n'y avait rien à garder de l'ancien idéal pédagogique, qu'une révolution était nécessaire, qui détruisît de fond en comble le vieil enseignement et qui mît à la place un système entièrement nouveau. On ne peut rien construire, tant que l'on n'a pas fait place nette. Il faut commencer par renverser définitivement cet édifice vermoulu, et déblayer le sol de ses ruines dont on ne peut rien faire. Il faut qu'il ne reste plus trace de scolastique dans un esprit pour que la droite raison y puisse trouver accès. Et Rabelais n'est pas le seul à avoir pris, vis-à-vis de l'enseignement scolastique, cette attitude intransigeante et révolutionnaire. C'est celle de tous les grands penseurs du temps. Ils y voient une fureur de déraison, une poste, un fléau, pestis publica, tanta quanta in Republica non queat ulla major existere, dit Érasme, un fléau public tel qu'il ne peut y en avoir de pire dans un État.

Cette attitude va nous expliquer une importante nouveauté que présente la période dans laquelle nous entrons ; je veux dire l'apparition de grandes doctrines pédagogiques.

Jusqu'à présent, nous n'en avons pas rencontré. Depuis le moment où Charlemagne a tiré du demi-sommeil où elles languissaient les études et les écoles, de grands changements, certes, se sont accomplis, mais d'une manière spontanée et irréfléchie ; ils étaient le produit d'un mouvement anonyme, impersonnel, inconscient de la direction qu'il suivait et des causes qui le déterminaient. Nous n'avons, à aucun moment, rencontré sur notre route ni un Comenius, ni un Rousseau, ni un Pestalozzi qui, en se servant de ce qu'il possédait de science, ait entrepris de construire méthodiquement, en pleine connaissance de cause, un plan d'éducation totalement ou partiellement différent de celui qui fonctionnait sous ses yeux. La constitution de l'Université, la fonction des Collèges, les variations par lesquelles a passé l'idéal pédagogique, tout cela s'est fait de soi, pour ainsi dire, sans qu'aucun théoricien soit intervenu pour indiquer, par avance, la voie à suivre, en donnant les raisons de ses affirmations et de ses préférences.

C'est qu'en réalité toute cette partie de notre histoire scolaire n'a été que le développement très lent, très progressif d'une seule et même idée. Nous avons vu, en effet, comment le formalisme grammatical de l'époque carolingienne est devenu peu à peu le formalisme logique de l'âge suivant, qu'il contenait déjà en germe ; comment l'école cathédrale a essaimé autour d'elle des écoles privées qui se sont confédérées et comment, en resserrant progressivement les liens qui les unissaient, elles sont devenues l'Université, sans que jamais il y ait eu aucune saute de vent, aucun brusque revirement. Or, les changements aussi continus, distribués sur d'aussi longs espaces de temps et fragmentés, par suite, en parcelles infiniment petites, sont naturellement insensibles. Toutes ces transformations s'opérèrent donc sans que les contemporains en aient eu le sentiment. L'idée chemina lentement, d'elle-même, dans l'inconscient, la sensation des besoins nouveaux qui se manifestaient venant déterminer au jour le jour les modifications immédiatement nécessaires, mais sans qu'à aucun moment la pensée ait été incitée à anticiper l'avenir, à se tracer un plan d'ensemble et à diriger, en conséquence, la marche des événements. Dans ces conditions, toute théorie pédagogique était impossible.

Il n'en est plus de même au XVIe siècle. Cette fois, la tradition scolaire cesse de se développer dans le même sens que par le passé ; une révolution est en préparation. Au lieu que le mouvement continue à suivre, paisiblement et silencieusement, la voie où il était engagé depuis sept siècles, brusquement il s'en détourne et en cherche une autre entièrement nouvelle. Dans ces conditions, il n'était plus possible de laisser les choses suivre spontanément leur cours ordinaire, puisqu'il fallait, au contraire, leur résister, leur barrer la route, leur faire rebrousser chemin. A l'instinct, à l'habitude acquise, il fallait opposer une force antagoniste qui ne pouvait être que celle de la réflexion. Puisque le système nouveau auquel on aspirait ne pouvait pas se réaliser par une simple et grande transformation de celui qui était en vigueur, il fallait donc bien qu'on commençât par le construire tout entier et de toutes pièces par la pensée, avant de pouvoir chercher à le faire passer dans les faits ; et, d'autre part, pour lui donner une autorité qui l'imposât aux esprits, il ne suffisait pas de l'énoncer avec, chaleur, il fallait l'accompagner de ses preuves, c'est-à-dire des raisons qui semblaient le justifier ; en un mot, il fallait en faire la théorie. Voilà pourquoi nous voyons brusquement éclore au XVIe siècle toute une littérature pédagogique, et c'est pour la première fois dans notre histoire scolaire. C'est Rabelais, c'est Érasme, c'est Ramus, c'est Budé, Vivès, c'est Montaigne, pour ne parler que de ceux qui intéressent plus spécialement la France. Pour retrouver une production aussi abondante, il faut descendre ensuite jusqu'au XVIIIe siècle, c'est-à-dire jusqu'à notre seconde grande révolution pédagogique. L'apparition de cette multitude de doctrines ne tient pas d'un hasard qui aurait fait naître à ce moment une pléiade de penseurs ; mais c'est la crise violente traversée alors par notre système d'éducation qui a éveillé la pensée et suscité les penseurs.

Et ainsi nous nous trouvons disposer, pour faire l'histoire de l'enseignement au XVIe siècle, d'informations très précieuses qui nous manquaient jusqu'à présent. Jusqu'ici, en effet, la matière immédiate de nos recherches, c'étaient les institutions scolaires ou pédagogiques telles qu'elles apparaissent, quand elles sont constituées, tout au moins quand elles ont déjà pris une première forme extérieure et sensible, quand elles sont autre chose que des projets, quand elles ont déjà commencé à fonctionner dans les mœurs, car nous ne pouvons les saisir qu'à ce moment. Quant aux mouvements d'idées, aux aspirations, aux tendances dont ces institutions procèdent et qu'elles traduisent, dont elles sont la conséquence visible, nous ne pouvons pas les observer directement ; car, pour les raisons que nous avons dites, tout cela se passait dans l'inconscient, sans que les hommes eux-mêmes en eussent un sentiment distinct. Nous ne pouvions que les conjecturer après coup d'après les effets produits, c'est-à-dire d'après les institutions scolaires et les méthodes pédagogiques qu'ils avaient suscitées.

Au XVIe siècle, au contraire, l'observateur se trouve dans des conditions bien plus favorables. Car, ces processus mentaux qui nous échappaient jusqu'à présent, nous pouvons ici les observer directement, puisqu'ils viennent se montrer au-dehors, à fleur de peau, pour ainsi dire, dans les œuvres de pédagogues. Les théories pédagogiques, en effet, ne sont autre chose que l'expression des courants d'opinion qui travaillent, en matière d'éducation, le milieu social où elles ont pris naissance. Le pédagogue, c'est une conscience plus large, plus sensible, plus éclairée que les consciences moyennes, et où les aspirations ambiantes viennent se heurter avec plus de force et de clarté. Ainsi nous pourrons cette fois pousser l'analyse plus loin qu'il ne nous était possible jusqu'alors : et au-delà de l'organe scolaire, au-delà des pratiques pédagogiques constituées, nous pourrons descendre jusqu'à ces états profonds de la conscience sociale, d'où tout le reste découle, et qui précédemment se dérobaient à l'observation. Essayons donc d'utiliser dans cet esprit les grandes doctrines pédagogiques de la Renaissance qui sont parvenues jusqu'à nous. Il ne s'agit pas d'étudier chacune d'elles à part, dans tous les détails de son économie intérieure, d'en faire en un mot la monographie, mais, au contraire, de les rapprocher, de les éclairer les unes par les autres, de voir les côtés par où elles se confondent et les côtés par où elles divergent les unes des autres, de manière à dégager les grands courants d'opinion qu'elles traduisent, et qui sont la racine des réformes scolaires dont nous aurons à nous occuper ensuite.

Je dis : les grands courants d'opinion… C'est qu'en effet, la Renaissance est un produit de facteurs trop complexes pour que des mouvements d'opinion très différents ne se soient pas fait jour au même moment. On peut prévoir par avance que, sans s'en rendre compte, les peuples ont dû être travaillés par des tendances, par des conceptions divergentes. Il en est deux notamment qu'il nous paraît très important de distinguer. Non pas sans doute qu'elles s'excluent et se repoussent radicalement ; il est des points par où elles se confondent ; aussi, il n'y a peut-être pas un seul des grands penseurs de la Renaissance qui n'ait senti et exprimé l'une et l'autre à quelque degré. Mais, d'un autre côté, elles sont trop différentes pour que le même esprit puisse aisément épouser et épouse l'une et l'autre également. Suivant les pédagogues, la nature de leur génie personnel, le milieu où ils ont vécu, c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qu'ils sentent plus vivement et qu'ils représentent aussi de façon plus adéquate. Alors, il est relativement facile de les dissocier, sauf à rechercher leurs rapports et leurs points de contact.

De ces tendances, la première est celle dont Rabelais est l'incarnation la plus complète et la plus puissante. La définir d'un mot n'est pas facile. Voyons de près en quoi elle consiste.

L'idée qui domine toute l'œuvre de Rabelais, c'est l'horreur de tout ce qui est réglementation, discipline, obstacle apporté à la libre expansion de l'activité. Tout ce qui gêne, tout ce qui contient les désirs, les besoins, les passions des hommes est un mal : son idéal est une société où la nature, affranchie de toute contrainte, peut se développer en toute liberté. C'est cette société parfaite que réalise la fameuse abbaye de Thélème dont le règlement tient tout entier dans cette formule très simple : Fais ce que voudras. Toute la vie des Thélémites, dit Rabelais, « était employée non par lois, statuts ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre ». Ils mangeaient, buvaient, dormaient quand ils voulaient, comme ils voulaient, autant qu'ils voulaient. Nulle muraille à ce monastère, construit tout au rebours des monastères ordinaires. Point de vœux, bien entendu, puisque les vœux ont pour objet de lier, d'enchaîner la volonté. Pas même de cloches ni d'horloges qui découpent la journée en tranches définies, en périodes délimitées consacrées à des occupations déterminées. Les heures sont comme des bornes mises au temps ; il faut que lui aussi coule avec aisance et en liberté, sans qu'il ait, pour ainsi dire, conscience de lui. Ce qui est à la racine de toute cette théorie, c'est ce postulat fondamental de toute la philosophie rabelaisienne, que la nature est bonne, tout entière, sans réserve, sans restriction. Même les besoins qui passent pour les plus bas ne font pas exception ; en dépit du préjugé, ils sont bons puisqu'ils sont dans la nature. C'est, comme on voit, cette conviction de la bonté fondamentale de la nature qui est à la base du réalisme de Rabelais. S'il en est ainsi, pourquoi réglementer ? Réglementer la nature, c'est lui imposer des bornes, c'est la limiter, c'est, par conséquent, la mutiler. Toute réglementation est donc un mal, puisque c'est une destruction gratuite et sans raison.

Ce qu'il y a au fond de cette conception, c'est une impatience de tout frein, de toute borne, de tout ce qui arrête, c'est un besoin d'espaces infinis, où l'homme puisse librement développer toute sa nature. C'est cette idée que l'humanité, telle que l'a faite l'éducation traditionnelle, n'est qu'une humanité tronquée, incomplète, diminuée. C'est la conviction qu'il y a en nous des réserves presque illimitées d'énergie inutilisée, qui ne demandent qu'à se déployer, mais qu'un déplorable système décourage et refoule, alors qu'il faudrait, au contraire, leur ménager des ouvertures par où elles puissent s'échapper et se répandre au-dehors. Au-delà de la vie médiocre, étriquée, coupassée et artificielle que traînent la généralité des hommes, Rabelais en conçoit une autre, où toutes les forces de notre nature seraient utilisées sans exclusion en même temps que portées à un degré de développement dont l'humanité ne se soupçonne pas capable, et c'est cette vie-là qui lui paraît être la vie véritable. Voilà, vraisemblablement, pourquoi c'est dans des géants que s'incarne l'idéal rabelaisien. C'est que des géants seuls sont de taille à le réaliser. Le géant, c'est le modèle populaire du surhomme, de l'homme supérieur à l'homme moyen. Or, il s'agit justement de dépasser la condition humaine moyenne. Il était donc tout naturel que cette humanité élevée au-dessus d'elle-même prît facilement dans l'imagination des formes et des proportions gigantesques.

Appliquons ce principe à l'éducation ; quelles sont les conséquences qui en découlent ?

C'est, évidemment, qu'il faut exercer chez l'enfant toutes les fonctions du corps et de l'esprit sans distinction et que chacune, de plus, doit être portée au plus haut degré de développement dont elle est susceptible. Aucun des acquêts de la civilisation ne doit lui rester étranger. Gargantua d'abord, Pantagruel ensuite, seront des hommes complets, auxquels rien ne manque, des hommes universels. Les forces du corps, l'habileté manuelle, les arts d'agrément, les connaissances pratiques comme théoriques de toute sorte, rien ne doit être laissé de côté et, en chaque spécialité, tout ce qui se peut savoir doit être épuisé. Gargantua ne se bornera pas à apprendre la musique ; il saura jouer de tous les instruments, il connaîtra tous les métiers, il sera au courant de toutes les industries. Il allait observer, dit Rabelais, « comment on tiroit les métaux ou comment on fondoit l'artillerie ; ou alloit voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchymistes et monnoyeurs ; ou les haultelissiers (faiseurs de tapisseries de haute lisse), les tissotiers (faiseurs de tissus), les velotiers, les horologiers, miralliers (faiseurs de miroirs), imprimeurs, organistes, tincturiers ». Il visitait « les bouticques des drogueurs, herbiers et apothecaires, et soigneusement considéroit les fruicts, racines, feuilles, gommes, semences…, ensemble aussi comment on les adultéroit ». Allait voir « les basteleurs, tréjectaires et theriacleurs (charlatans), et considéroit leurs gestes, leurs ruses, leurs sobressaulx et beau parler ». Même intempérance, même luxuriance dans tout ce qui concerne l'éducation physique. Jeux d'adresse et gymnastique tiennent dans sa journée une place considérable. Il se livre à une véritable orgie d'exercices physiques. « Changeant de vestements, monstoit sus un coursier, sus un roussin, sus un genet, sus un cheval barbe, cheval legier, et lui donnoit cent quarieres ; le faisoit voltiger en l'air, franchir le fossé, saulter le palys, court tourner en un cercle, tant à destre comme à senestre… De sa lance asserée… rompoit un huys, enfonçoit un harnoys, acculoyt un arbre, enclavoyt un anneau… Puis branloit la picque, sacquoit de l'espée à 2 mains, de l'espée bastarde, de l'espagnole, de la dague et du poignard… Couroit le cerf, le chevreuil, l'ours, le daim… Jouoit à la grosse balle… Luctoit, couroit, saultoit », etc. Sans doute, suivant le mot de Sainte-Beuve, Rabelais s'amuse ici. Cependant, ces fantaisies gigantesques ne sont pas simples amusements. Ce qu'il y a d'excessif et d'exubérant dans ce programme n'est pas seulement dû aux débordements d'une imagination effrénée, mais tient étroitement à la conception que Rabelais se faisait de l'homme et de la vie, c'est-à-dire à la nature de son idéal.

Mais ce qui doit tenir dans les préoccupations de l'éducateur une place tout à fait prépondérante, c'est la science. En effet, suivant Rabelais, c'est par la science et par elle seule que l'homme peut arriver à réaliser pleinement sa nature ; elle est donc la condition même de la béatitude. Toutes les autres formes de l'activité humaine ne sont que les degrés inférieurs qui mènent à ce stade suprême. C'est ce que montre bien le récit allégorique qui remplit les dernières pages du livre. Frère Jean des Entommeures, premier abbé de Thélème, s'est embarqué en compagnie de Panurge et s'aventure à travers des contrées fabuleuses à la recherche de la formule du bonheur. Ils arrivent donc dans une île lointaine, où s'élève un temple mystérieux consacré à « la dive Bouteille » ; c'est à cette bouteille mystique que nos voyageurs viennent demander le secret du bonheur. Or, interrogée par Panurge, elle répond d'un mot et d'un seul : boire. Boire, c'est l'ivresse qui donne la béatitude.

Il est hors de doute que cette réponse a un sens allégorique. Ce n'est pas pour être initié aux joies de l'ivresse vulgaire que Panurge a fait ce long voyage : de ces joies, il avait déjà, par lui-même, une très suffisante expérience. Rabelais, lui-même, nous avertit que, dans le temple de la dive Bouteille, rien ne doit être pris à la lettre : tout y est symbole et « raisons mystiques ». On n'y est admis que si l'on a témoigné au préalable, par un acte symbolique, que l'on a « le vin en mépris » ; que si, à l'imitation « des pontifes et tous personnages qui s'adonnent et dédient à contemplation des choses divines », on a su se maintenir l'esprit « hors toute perturbation des sens, laquelle plus est manifestée en yvrognerie qu'en autre passion quelle qu'elle soit ». Ainsi, les pensées les plus élevées, les plus hautes maximes morales sont gravées sur les murs, afin de disposer les fidèles au recueillement qui convient. Enfin, ce qui est peut-être plus significatif, c'est que ce qui sort de la dive Bouteille, ce n'est pas du vin, c'est de l'eau, « bonne et fraîche eau de fontaine, limpide et argentine ». Ainsi, dit très justement M. Gebhardt, « l'ivresse dont l'homme goûtera les transports au moment où il atteindra sa fin propre n'est autre chose que le ravissement de l'esprit, l'allégresse héroïque de la pensée qui s'est abreuvée de vérité ». La soif dont il est ici question, c'est la soif insatiable de la science, et c'est bien ainsi que l'entend Bacbuc, la prêtresse du lieu : « Notez, dit-elle, à Frère Jean et à Panurge, notez, amis, que de vin divin on devient, et n'y a argument tant sûr ni art de divination moins fallace… Car pouvoir il a d'emplir l'âme de toute vérité, tout savoir et philosophie. » Et quelle solennité dans les paroles qu'elle prononce au moment où elle remet aux deux amis trois flacons de cette eau merveilleuse : « Allez, amis, en protection de cette sphère intellectuale de laquelle en tous lieux est le centre et n'a en lieu aucun circonférence, que nous appellons Dieu : et, venus en vostre monde, portez témoignage que sous terre sont les grands trésors et choses admirables… Ce que du ciel vous apparois, ce que la terre vous exhibe… n'est comparable à ce qui est en terre caché. »

Ainsi le souverain bonheur doit être recherché dans cet état où se trouve l'âme quand elle se plonge avec enthousiasme dans le fleuve de la science. Quand on se fait de la science une si haute idée, quand on l'aime d'une passion aussi absolue, aussi immodérée, on doit naturellement tendre à réclamer que l'éducateur en abreuve son élève, sans compter, sans modération ni ménagement d'aucune sorte. Seule la possession intégrale de la science humaine pourra lui permettre de satisfaire ce besoin fondamental de sa nature. Il faut lui apprendre non pas telles ou telles branches du savoir, mais le savoir dans sa plénitude ; il faut l'initier aux joies de l'ivresse scientifique. Je n'ai pas d' « aultre trésor, écrit Gargantua à Pantagruel, que de te voir une fois en ma vie absolu et parfaict… en tout scavoir libéral et honneste. Somme, que je voy (en toi) un abyme de science ». - Et déjà, à l'ampleur de cette conception, on a l'impression que nous nous éloignons de l'idéal médiéval. Cependant, le Moyen Age, lui aussi, a aimé la science ; lui aussi connut, plus peut-être qu'aucune époque, les grands enthousiasmes intellectuels. Mais ce qui achève de différencier Rabelais et de caractériser la nouvelle orientation dont il est le représentant, c'est la manière dont il conçoit cette science dont il est si passionnément, si éperdument épris.

Pour le Moyen Age, la science se réduisait à l'art tout formel de combiner comme il convient les propositions du syllogisme dialectique. Pour Rabelais, au contraire, il faut avant tout savoir des choses, acquérir des connaissances positives. Pantagruel, s'il suit les conseils de son frère, tels qu'ils sont formulés dans l'admirable lettre du livre II, ne se bornera pas à apprendre l'arithmétique, la géométrie, le droit civil qui sont encore des disciplines formelles ; je veux ardemment que tu « t'adonnes curieusement » « à la connaissance des faits de nature », « qu'il n'y ait mer, riviere, ni fontaine dont tu ne cognoisses les poissons ; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes, et fructices des forets, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abymes, les pierreries de tout orient et midy, rien ne te soit incogneu ». Puis, « par fréquentes anatomies, acquiers toi parfaicte congnoissance de l'aultre monde, qui est l'homme ».

Et, cependant, il s'en faut que la science de la nature, la connaissance des choses extérieures constitue pour Rabelais le tout de l'enseignement. Il y a aussi les langues, et c'est même à elles qu'il réserve expressément la première place. « J'entens et veulx que tu apprennes les langues parfaictement. Premièrement la Grecque comme le veult Quintilien, secondement la Latine, et puis l'Hebraïcque pour les Sainctes Lettres, et la Chaldaïcque et Arabicque pareillement. » Mais quel est le but de cet enseignement philologique ? S'agit-il de former le goût de l'élève, de l'initier aux beautés de la littérature classique et de lui apprendre à les imiter ? Ces préoccupations sont presque complètement étrangères à Rabelais. C'est tout au plus si, en passant, Gargantua recommande à son fils de former « son style quant à la Grecque à l'imitation de Platon, quant à la Latine de Cicéron ». Il est difficile de voir dans ce conseil très bref et jeté en passant un grand enthousiasme littéraire. Mais ce qui montre avec évidence que, pour Rabelais, l'intérêt pédagogique de ces études est ailleurs, c'est la nature des auteurs dont il recommande plus spécialement la lecture. Si son but était, avant tout, de faire de son élève un fin lettré, il devrait se borner à lui faire méditer les chefs-d'œuvre de la littérature classique. Or, nous le voyons, au contraire, composer son programme avec une parfaite insouciance de la valeur littéraire des écrivains. Gargantua nous dit qu'il se délecte également à lire « les Moraulx de Plutarche, les beaulx Dialogues de Platon, les Monumens de Pausanias et les Antiquitez d'Atheneus ». Singulier éclectisme que celui qui met ainsi Platon sur le même pied qu'Athénée, Plutarque et Pausanias. Dans un autre passage (1, 24), on voit le Rusticque de Politian, obscur auteur du XVe siècle, placé à côté des Travaux d'Hésiode et des Géorgiques de Virgile. Manifestement, ses auteurs préférés ne sont pas les grands écrivains, les grands poètes, les grands orateurs, mais les compilateurs les plus riches en renseignements, en informations de toute sorte. C'est Pline, Athénée, Dioscoride, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, etc. Beaucoup de ces noms ne sont connus que des érudits. Si Virgile est cité, c'est comme l'auteur des Géorgiques et parce que les Géorgiques contiennent de curieux détails sur les procédés agricoles des anciens. L'antiquité n'est donc pas pour Rabelais un instrument de culture esthétique, un modèle de style, d'élégance littéraire, mais une mine de connaissances positives. C'est en érudit qu'il l'apprécie, et c'est en érudit qu'il veut la faire étudier. S'il la fait connaître, c'est qu'il est curieux de savoir ce que les anciens ont pensé et dit sur la nature et sur eux-mêmes, sur les choses et sur leur vie ; c'est, en un mot, et pour reprendre le point de vue de Rabelais, c'est que, si on l'ignore, « c'est honte qu'une personne se die scavante ».

Ainsi, c'est toujours du savoir qu'il s'agit. La littérature, elle aussi, n'est qu'un moyen de satisfaire, d'apaiser partiellement cette soif ardente de savoir que ressent Rabelais et qu'il voudrait communiquer à la jeunesse par la voie de l'enseignement. Il y a ainsi comme deux sortes de sciences, d'une part, la connaissance directe des choses, du monde, de la nature ; de l'autre, la connaissance des hommes, surtout des hommes de l'Antiquité, de leurs opinions, de leurs mœurs, de leurs croyances, de leurs usages, de leurs doctrines, etc. Mais, si, pour la clarté de l'exposition, j'ai cru devoir distinguer ces deux formes du savoir, cependant, il est certain que, pour Rabelais, elles n'étaient pas vraiment séparables l'une de l'autre. Pour lui, savoir les choses, c'était, en grande partie, savoir ce que les anciens ont dit des choses.

Assurément, il serait inexact de dire que Rabelais n'ait pas eu lui-même le sens de la réalité et de ce qu'elle avait par elle-même d'éducatif ; il n'était pas sans se rendre compte de l'intérêt qu'il y avait à mettre directement l'enfant en contact avec elle. Certaines des leçons que reçoit Gargantua ressemblent, par certains côtés, à ce que nous appelons aujourd'hui : leçons de choses. Quand il est à table, on lui parle « de la vertus, propriété, efficace et nature de tout ce qui... estoit servi : du pain, du vin, de l'eau, du sel, des viandes, poissons, fruictz, herbes, etc. ». Mais l'autre point de vue réapparaît aussitôt : car on lui parle de ces choses et de leurs propriétés à travers les textes anciens qui en traitent. « Ce que faisant, aprint en peu de temps tous les passages à ce compétent en Pline, Athénée, Dioscoride, Jullius Pollux, etc. » Quand il se promène dans la campagne, il visite « les arbres et les plantes », mais de quelle manière ? En les « conférant, dit Rabelais, avec les livres des Anciens qui en ont écrit, comme Théophraste, Dioscoride, Marcinus, Pline, etc. » Quand il joue aux osselets avec son maître, « recoloient les passages des auteurs anciens esquels est faite mention ou prise quelque métaphore sur iceluy jeu ». Il y a là un trait tout à fait caractéristique de la notion que la Renaissance se faisait de la science, même les hommes qui en avaient l'idée la plus haute. La science directe, objective de la nature et l'érudition purement livresque sont inextricablement confondues, et c'est la seconde qui bien certainement constitue la partie la plus importante du savoir. Ce qui attire Rabelais et tous les hommes de son temps, ce qu'ils brûlent de savoir, ce sont moins les choses en elles et pour elles-mêmes que les textes qui en parlent. Entre la réalité et l'esprit, le texte s'intercale, et très souvent c'est lui qui est l'objet immédiat de la science et de l'enseignement. Tant il a été difficile à l'homme de se débarrasser de tout intermédiaire pour entrer en contact direct et en communion avec ce monde qui l'entoure et qui paraît si proche, alors qu'en réalité il est si loin de nous.

Par là, on le voit, Rabelais et son temps se rattachent au Moyen Age et à la scolastique. Le livre reste, malgré tout, l'objet d'un culte superstitieux, quoique d'un autre genre ; le texte reste chose sacro-sainte. Mais, d'un autre côté, quel changement, quelle révolution s'accomplit ! C'est tout autre chose qu'on vient chercher dans le livre, outre que, au-delà du livre, on n'est pas sans voir émerger, quoique timidement et d'une manière incertaine, la chose. Jusqu'à présent, les sociétés européennes n'avaient connu qu'un enseignement tout formel ; elles étaient passées du formalisme grammatical au formalisme dialectique. Voici, enfin, qu'apparaît pour la première fois l'idée d'un enseignement nouveau qui aurait pour objet non de faire contracter à l'esprit une dextérité toute formelle, mais de le nourrir, de l'enrichir, de lui donner de la substance. Au lieu de ces disputes où il s'exerçait à vide, où il ne pouvait que se tendre nerveusement sans s'alimenter, voici qu'une riche matière est mise à sa portée, qu'il est invité à s'assimiler. Le savoir proprement dit devient la chose désirable par excellence ; on en sent même le prix à un tel point, on en est tellement épris qu'il apparaît aux esprits comme une sorte d'absolu qui est à lui-même sa propre fin. On ne pense même pas qu'il est là pour autre chose que pour lui-même, qu'il est un moyen en vue d'un but dont il tire sa valeur. Il semble, au contraire, qu'il est bon par lui-même, sous toutes ses formes et à tous les degrés. Ce qu'on veut, ce n'est pas savoir ce qui est utile à ceci ou à cela, à la culture de l'intelligence, par excellence, ou à la pratique de la vie ; ce qu'on veut, c'est savoir, purement et simplement, mais savoir le plus qu'il est possible. Toute ignorance est mauvaise ; toute connaissance est un bien ; même celles qui ne servent à rien sont recherchées avec passion et accueillies avec joie. C'est ainsi que Rabelais s'intéresse aussi bien aux singularités des polygraphes, aux récits les plus puérils des anecdotiers, aux détails les plus insignifiants de la mythologie qu'aux doctrines des grands philosophes ou aux institutions sociales des peuples. Il connaît tous les oracles, tous les auteurs, toutes les fantaisies prophétiques de l'ancien monde, toutes les bacchantes qui entourent le char de Bacchus. Il n'accorde pas plus d'attention aux théories de Platon sur l'immortalité, qu'à telle opinion bizarre d'Hippocrate, qu'à tel problème étrange comme celui-ci que proposait Alexandre Aphrodise : « Pourquoi le lion qui, de son seul cri, épouvante tous animaux seulement craint et révère le coq blanc. »

On voit aisément comment cette soif insatiable de connaissance n'est qu'une conséquence de ce besoin d'illimité que nous avons trouvé à la racine des conceptions rabelaisiennes. Puisque c'est par la science que l'homme réalise le mieux sa nature, il est naturel que l'activité intellectuelle, plus encore que toute autre, dépasse facilement un peu la mesure. Et ce besoin d'illimité lui-même n'est que la traduction, dans l'ordre moral, du trait par lequel, dans le chapitre précédent, nous avons cru pouvoir caractériser la Renaissance. La Renaissance, avons-nous dit, c'est le moment où les sociétés européennes sont entrées dans la pleine jeunesse. Or, il est dans la nature de la jeunesse d'ignorer tout ce qui est bornes et limites. Parce qu'elle sent en elle une pléthore de vie qui ne demande qu'à s'écouler, il lui semble qu'elle n'aura pas trop d'espace libre devant elle pour y déployer son activité. Elle aspire à l'infini. L'idée qu'un moment peut venir où elle doive s'arrêter lui est insupportable, et elle la nie. C'est seulement avec le temps que l'homme apprend la nécessité de la mesure et de la modération. C'est seulement par l'expérience qu'il découvre les limites infranchissables de sa nature et qu'il apprend à les respecter. Les peuples sont sujets à cette généreuse illusion de la jeunesse, tout comme les individus, et cela aide à comprendre cette pédagogie de Rabelais qui n'est, sur ce point, que l'interprète de son temps. Nous verrons, en effet, que ces aspirations ne lui sont point spéciales et que la Renaissance a fait effort pour réaliser cet idéal irréalisable.