Chapitre X - Les collèges (fin)

C'est aujourd'hui une vérité d'évidence, reconnue par tout le monde, que les cadres dans lesquels se développe la vie scolaire doivent varier suivant l'âge et le degré de développement intellectuel auquel les élèves sont parvenus. Quand l'élève est devenu un jeune homme, déjà muni d'une culture générale, quand il a déjà pu s'éprouver lui-même au cours d'un premier enseignement où il a appris un peu à se connaître, l'organisme scolaire dans lequel il entre pour pousser son éducation doit avoir une souplesse suffisante pour qu'il puisse s'y mouvoir avec une large liberté, s'y chercher avec indépendance ; il faut que les cours lui soient offerts, non qu'ils lui soient imposés ; il faut qu'il puisse choisir suivant la conscience qu'il a acquise et qu'il éclaircit progressivement de ses besoins et de ses aspirations. Le moment est venu pour lui de faire un apprentissage plus direct de la vie ; par conséquent, il ne saurait plus être soumis à une surveillance trop inquiète, à une tutelle trop étroite. C'est à cette nécessité que répond aujourd'hui, sous des formes légèrement différentes, le régime de l'Université dans tous les pays d'Europe. Au contraire, à l'âge antérieur, alors que l'élève n'est encore qu'un enfant ou qu'un adolescent, quand il n'a pas encore une expérience suffisante pour pouvoir être abandonné à lui-même au milieu des gens et des choses, quand il n'a encore qu'une conscience très incertaine de son individualité naissante, il est indispensable qu'il soit soumis à une règle plus impersonnelle et à un contrôle plus immédiat. Il faut que le milieu moral dans lequel vit l'enfant l'enveloppe de plus près pour pouvoir le soutenir efficacement. C'est de ce principe que découle le régime des établissements secondaires. Or, surtout en France, non pas seulement pendant le Moyen Age, mais encore pendant les siècles suivants, il est remarquable que l'on ne rencontre pas ces deux organisations, ces deux types scolaires fonctionnant côte à côte comme aujourd'hui. C'est toujours ou l'un ou l'autre qui occupe toute la scène, comme si chacun d'eux n'avait pas sa place et sa fonction spéciales. A l'origine, le tout jeune élève de la Faculté des arts vit de la vie libre de l'Université, en dépit de son extrême jeunesse. Plus tard, au contraire, quand les collèges apparaissent, c'est l'inverse qui se produit, et l'étudiant proprement dit, le candidat à la maîtrise, vient, tout aussi bien que l'enfant des classes de grammaire, s'enfermer et vivre dans ces établissements nouveaux qui deviennent dès lors le cadre unique de l'enseignement tout entier, depuis le plus élémentaire jusqu'au plus élevé. J'avais, à la fin de la leçon dernière, commencé à vous exposer cette grande révolution ; mais il importe d'y revenir en raison du retentissement qu'elle a eu sur toute notre histoire.

Pour la bien comprendre, il faut y distinguer deux phases successives, mais très différentes.

Dans la première, à côté de l'Université qui subsiste semblable à elle-même, on voit se former et se multiplier des maisons d'un genre nouveau, qu'on appelle des collèges, et où les étudiants trouvent, outre le vivre et le logement, des sortes de répétitions, des exercices supplémentaires qui complètent utilement l'enseignement de la Faculté des arts, mais sans en dispenser. Le centre de la vie universitaire reste à la rue du Fouarre et dans les écoles publiques ; les collèges ne jouent, à ce point de vue, qu'un rôle auxiliaire et adjuvant. Leur fonction immédiate est d'abriter matériellement et moralement les élèves. Mais, comme nous l'avons vu, ces collèges, qui ne furent d'abord que des communautés de boursiers faites uniquement pour des étudiants pauvres, en vinrent peu à peu à s'ouvrir à un nombre toujours plus considérable d'élèves non boursiers, d'élèves payants, si bien que les boursiers devinrent la minorité. Plusieurs raisons contribuèrent à produire ce résultat. C'est d'abord, comme je l'ai montré, le grand intérêt que les étudiants avaient à se faire admettre dans ces établissements, où ils trouvaient une direction et des ressources de toute sorte qu'ils ne rencontraient pas ailleurs. La communauté, de son côté, ne pouvait que voir avec satisfaction le nombre des élèves payants augmenter à cause de la redevance qu'ils apportaient. Mais, en dehors de ces raisons, il en est une autre, plus haute, et dont l'action fut certainement prépondérante : ce sont les avantages moraux que présentait l'organisation nouvelle et qui déterminèrent l'Université elle-même à en favoriser le développement.

On ne saurait se représenter sous un jour trop sombre la moralité de l'étudiant d'alors. Déjà il y avait dans la vie médiévale une sorte de dérèglement naturel, constitutionnel, comme dans toute civilisation qui n'a pas encore atteint un suffisant degré de développement. L'habitude de la mesure, le goût de la modération, l'aptitude à se contenir et à se contraindre sont des traits de caractère que l'humanité ne présente que quand elle a été soumise pendant des siècles à une culture intensive et à une sévère discipline. L'homme du Moyen Age, au contraire, était encore trop proche de la barbarie pour n'être pas enclin à la violence sous toutes ses formes ; ses passions fougueuses, tumultueuses, n'étaient pas de celles qui se plient docilement au joug. Tout cela, encore accru par l'intempérance de l'âge, par l'extrême liberté dont jouissaient les étudiants, même les plus jeunes, faisait que leur vie se passait dans les excès et les débauches de toute sorte. Jacques de Vitry nous en trace un tableau qui est bien connu, mais trop réaliste pour pouvoir être reproduit ici. Il est vrai que Jacques de Vitry était un moine farouche, fanatique et qui dépeint toujours sous les plus tristes couleurs les mœurs de ses contemporains. On peut donc le soupçonner d'exagération. Mais Roger Bacon n'est pas moins sévère. « L'étudiant ès arts, dit de son côté le chancelier Prevostin, court la nuit tout armé dans les rues, brise la porte des maisons, remplit les tribunaux du bruit de ses esclandres. Tout le jour, des metriculae viennent déposer contre lui, se plaignant d'avoir été frappées, d'avoir eu leurs vêtements mis en pièces ou leurs cheveux coupés. » Ils ne se bornaient pas à des dissipations brutales, mais commettaient couramment de véritables crimes. « Ils s'associaient aux truands et aux malfaiteurs, battaient le pavé en armes pendant la nuit, violaient, assassinaient, volaient avec effraction. Les fêtes célébrées par les Nations en l'honneur de leur patron, au lieu d'être une occasion d'édification, n'étaient qu'une provocation à l'ivrognerie et à la débauche. Les étudiants parcouraient les rues de Paris en armes, troublaient de leurs cris le repos du bourgeois paisible, maltraitaient le passant inoffensif. En 1276, ils jouèrent même aux dés sur les autels des églises. » L'impunité, d'ailleurs, accroissait la licence. En effet, en principe, les étudiants ne relevaient pas de la justice du prévôt. L'un d'eux était-il arrêté ? L'Université le réclamait, cessait ses leçons si on ne le mettait pas en liberté, car elle tenait avant tout à ses prérogatives. Une fois qu'on le lui avait remis, elle le livrait bien aux tribunaux ecclésiastiques dont il relevait ; mais ceux-ci le traitaient avec leur complaisance ordinaire. « Le coupable, comme dit Thurot, recevait le fouet quand il aurait mérité la corde. »

L'élève qui vivait dans un collège était moins exposé à commettre de ces désordres. Aussi l'Université, qui souffrait elle-même de ces excès, surtout à partir du moment où elle ne fut plus assez forte pour défendre contre le pouvoir royal ses anciennes prérogatives, favorisa de toutes ses forces le mouvement qui poussait les écoliers à s'interner dans les collèges. Elle finit même par faire de l'internement une obligation. En 1457, la Nation de France, puis en 1463 toute la Faculté des arts décidèrent qu'il ne serait délivré de certificat d'études à aucun étudiant qui ne résiderait pas dans un établissement reconnu par l'Université, ou chez ses parents, ou chez quelque membre notable de l'Université qu'il servirait gratuitement. Il est vrai que cette obligation serait restée sans efficacité si les élèves payants avaient conservé le droit qu'ils avaient primitivement de quitter le collège où ils étaient quand il leur plaisait, et notamment quand il leur était infligé une punition qui ne leur plaisait pas. Mais, dès 1452, un règlement du cardinal d'Estouville défendit à tout chef d'établissement de recevoir dans sa maison tout étudiant qui aurait quitté celle où il se trouvait, dans le seul but d'éviter une correction, ad evitandam disciplinant ac correctionem. Dès lors, à peu d'exceptions près, tous les élèves de la Faculté des arts se trouvèrent internés.

Ce résultat ne dépendait certainement pas de conditions locales et contingentes, car il n'est pas d'Université qui n'ait, au même moment, c'est-à-dire dans le cours du XVe siècle, adopté des mesures plus ou moins analogues. Partout à cette époque on fait la guerre aux martinets ; partout on éprouve le besoin de placer les étudiants sous le contrôle soit d'une communauté régulièrement organisée comme un collège, soit d'une personnalité de tout repos comme un maître de l'Université. Partout, à Oxford comme à Paris, à Cambridge comme à Oxford, à Vienne, à Prague, à Leipzig, la même nécessité s'est fait sentir et a produit les mêmes effets. On peut donc être assuré que ce changement dans l'organisation de la vie scolaire tenait à des causes générales, profondes, et s'imposait. Si l'Université s'en était tenue là, si elle s'était bornée à exiger de ses élèves la résidence soit dans des collèges, soit chez des maîtres, l'internat ne se serait constitué que sous une forme adoucie et tempérée, où il a tous ses avantages sans ses inconvénients ordinaires. En effet, l'enseignement serait resté extérieur aux collèges ; la Faculté des arts, tout en étant en rapports avec ces établissements, en serait pourtant restée distincte. L'élève n'eût pas été complètement et définitivement emmuré ; sa vie eût conservé son ancienne dualité. D'une part, dans le pensionnat, il eût vécu et travaillé sous la direction de maîtres spéciaux qui, en contact immédiat avec lui, eussent pu le garder plus utilement et de plus près ; mais chaque jour les portes de la maison se seraient ouvertes pour le laisser aller suivre au-dehors les leçons des écoles publiques. Il serait resté en rapports avec le dehors. Le système adopté eût pu se rapprocher du système tutorial anglais qui se constitua au même moment et sous l'empire des mêmes causes. Mais, en France, le mouvement qui avait amené l'internement relatif des élèves ne s'arrêta pas à cette première étape, et se poursuivit jusqu'à ce qu'il aboutît à l'internement même des maîtres et de l'enseignement. Les leçons faites à l'intérieur des collèges n'étaient d'abord que des répétitions auxiliaires ; peu à peu elles se multiplièrent, et elles prirent de plus en plus une importance que perdirent celles de la rue du Fouarre. Les maîtres qui enseignaient dans les écoles publiques changèrent de caractère ; ils devinrent des fonctionnaires spéciaux attachés aux collèges ; au lieu de laisser les élèves aller à eux, ce furent eux qui allèrent aux élèves. Devenues inutiles, les écoles de la rue du Fouarre fermèrent peu à peu leurs portes. On ne les fréquentait plus que pour les cérémonies d'apparat qui avaient lieu, par exemple, à propos de la collation des grades. Ramus nous apprend qu'il vit le dernier maître qui y ait enseigné. Mais un moment arriva où les maîtres comme les élèves furent obligés de résider eux aussi dans un collège.

Or, l'internat véritable, l'internat proprement dit, ce n'est pas le pensionnat, c'est le pensionnat qui est en même temps une école. Car c'est alors seulement que l'internat est complet. Dès lors, en effet, l'élève trouve dans la maison qui l'abrite tout ce qui est nécessaire à sa vie aussi bien spirituelle que matérielle ; il est donc définitivement séparé du reste du monde ; le monde s'arrête pour lui aux murs qui l'abritent et qu'il ne peut plus franchir. Son horizon est limité par cette enceinte qu'il lui est interdit de dépasser. Il est cloîtré.

Outre cette claustration, l'internat intégral a le tort grave d'être un produit hybride, dû à la fusion de deux régimes bien difficilement conciliables : l'école, d'une part ; le pensionnat, de l'autre. Le pensionnat, pour bien s'acquitter de sa tâche, c'est-à-dire pour abriter moralement l'enfant, pour le soutenir et le garder utilement, a besoin de ne pas dépasser une médiocre étendue ; c'est à cette condition, en effet, que le maître qui les guide sera assez près des enfants pour pouvoir approprier son action à la nature de chacun d'eux ; outre que, d'ailleurs, les grandes agglomérations ont facilement une mauvaise influence au point de vue moral. Le régime idéal du pensionnat, c'est donc la dispersion des élèves entre une multitude de petits établissements dont les dimensions, sans se confondre avec celles de la famille, s'en éloignent pourtant le moins possible ; et tels étaient, en effet, les premiers collèges, où un assez petit nombre de boursiers trouvaient asile.

L'enseignement, au contraire, comme nous l'avons déjà constaté, est un produit de la concentration. Pour lui, la dispersion, c'est la mort. Qu'est-ce qu'une école, sinon une réunion d'un certain nombre de gens instruits associés en vue d'en instruire d'autres ? C'est un faisceau de forces intellectuelles, et l'enseignement qui y est donné est d'autant plus élevé que ce faisceau est mieux fourni. Et la concentration des maîtres entraîne nécessairement celle des élèves ; les foyers de culture ont une puissance d'attraction proportionnelle à leur importance, à laquelle on ne saurait empêcher la population studieuse de céder. Au reste, la concentration est si bien dans la nature de l'enseignement qu'il y tend de lui-même, spontanément, et c'est justement ce dont témoigne l'histoire de nos collèges. Il se fonda tout d'abord à Paris une multitude de collèges ; puis, peu à peu, l'enseignement se concentra dans un tout petit nombre d'entre eux (collèges de plein exercice), dont les autres devinrent des dépendances destinées à être tôt ou tard absorbées. C'est ainsi également que nous avons vu de nos jours les collèges tendre à s'absorber dans les lycées et n'échapper à leur destin que grâce aux secours extérieurs de l'État qui leur a communiqué une force de résistance artificielle. C'est ainsi que nous voyons encore les petits lycées se perdre dans les grands, comme les petites Universités dans les Universités plus importantes.

S'il en est ainsi, si le régime du pensionnat et celui de l'école proprement dite ont des besoins à ce point opposés et contradictoires, on ne peut essayer de les fondre ensemble sans sacrifier soit les intérêts de l'un, soit les intérêts de l'autre. Si, pour que l'enseignement puisse s'y déployer à l'aise, on élargit le cadre de la vie scolaire, l'élève, perdu dans la maison, n'y reçoit plus d'éducation directe, personnelle, qui lui soit exactement appropriée. Si, pour parer à ce danger, l'école se réduit aux dimensions de la pension, l'enseignement s'y trouve à l'étroit et languit.

Les deux phases que nous avons distinguées dans la révolution scolaire produite en France au cours des XVe et XVIe siècles sont donc, en effet, bien différentes et, pour pouvoir apprécier dans son ensemble l'œuvre accomplie, il est nécessaire de les séparer soigneusement. Car autant la première était nécessaire, inévitable, comme le prouve ce fait qu'il n'est pas de pays d'Europe où on ne l'observe, autant la seconde est contingente et due à un ensemble de particularités locales, car elle est loin d'avoir la même universalité. La constitution des grands centres de culture qui apparaissent avec les sociétés modernes suppose nécessairement que la grande majorité des enfants quittent leur famille pour venir se grouper autour de ces puissants foyers d'enseignement et s'y instruire ; par suite, la formation de milieux moraux, qui, pour les plus jeunes d'entre eux, tinssent lieu du milieu domestique, s'imposait. C'est à ce besoin que répondent les collèges primitifs, simples pensionnats, où l'enseignement proprement dit ne tient encore qu'une place secondaire. Voilà la première phase. Mais il n'était nullement nécessaire, ni même désirable, que ces collèges, que ces pensionnats absorbent en eux les écoles dont ils n'étaient d'abord que les auxiliaires et les compléments. Or, c'est cette absorption qui s'est produite pendant la seconde phase ; c'est elle qui a donné sa physionomie à notre système d'internat et, par suite, à notre système scolaire. Qu'est-ce donc qui a pu y donner naissance ?

Quand on parle de cette organisation, il est un mot qui vient spontanément aux lèvres pour la dépeindre : c'est celui de claustration. Et, en effet, il y a des ressemblances incontestables entre l'internat ainsi entendu et le régime monacal. Ne serait-ce donc pas le second qui aurait suggéré le premier ? L'internat intégral ne serait-il pas un simple prolongement de l'idée monacale qui, du domaine religieux, se serait étendue, par une contagion naturelle, au domaine scolaire ? Il est, d'ailleurs, un fait qui tend à faire penser que l'hypothèse n'est pas sans quelque fondement. Les premiers collèges importants furent des collèges de théologie (Sorbonne, Navarre). Or, dès le XIIIe siècle, non seulement la théologie était enseignée dans les couvents, mais c'est là qu'elle avait son siège principal. En 1253, sur douze chaires, neuf étaient dans les couvents ; les étudiants y trouvaient, en effet, des avantages de toute sorte qui les y attiraient. Les premiers collèges séculiers de théologiens qui se fondèrent trouvèrent donc dans l'organisation conventuelle le prototype sur lequel ils se modelèrent. Au reste, l'internat intégral n'est-il pas le moyen naturel de réaliser intégralement la notion chrétienne de l'éducation ? Nous avons vu, en effet, que, en raison du but qu'il poursuit, qui est de former l'homme dans son intégralité, le christianisme devait nécessairement tendre à envelopper l'enfant tout entier dans un système qui le prenne, dans toute son existence intellectuelle aussi bien que physique et morale, afin de le pénétrer plus complètement et plus profondément, afin de ne laisser échapper aucune partie de sa nature.

Mais ce qui montre bien que cette explication n'est pas suffisante, qu'elle n'est que partielle, c'est que, à Oxford, à Cambridge, il a existé, dès le XIIIe et le XIVe siècle, des Universités et des collèges, et que pourtant, bien que l'Angleterre fût alors un peuple catholique, bien que les ordres mendiants aient là aussi joué un rôle important, le système de l'internat français ne s'y est pas implanté. Il faut donc que ce système ne soit pas simplement une application des idées chrétiennes en général, mais tienne à quelque particularité spéciale de notre constitution nationale. Quelle put être cette particularité ?

Peut-être serons-nous sur le chemin de la vérité, si nous remarquons que, dès l'origine, il y eut entre les collèges anglais et les nôtres une différence fondamentale et qui, avec le temps, ne fit que s'accentuer tous les jours davantage. Tandis qu'à Oxford, les collèges étaient, dans une large mesure, indépendants de l'Université et conservèrent toujours quelque chose de cette indépendance, à Paris, au contraire, ils tombèrent tout de suite sous la dépendance, d'abord un peu lâche, puis plus étroite, de l'Université. Sans doute, comme nous l'avons montré, les premiers collèges avaient encore un peu de ce caractère démocratique que présentaient les hospitia privés de l'origine. Cependant, même là où le proviseur devait être élu par les boursiers, cette désignation se réduisait à une présentation qui, pour être effective, devait être sanctionnée par les autorités universitaires. De plus, cette prérogative, qui ne fut jamais qu'une exception, ne tarda pas à disparaître. Très tôt, on voit la Faculté des arts s'attribuer le droit de surveiller la vie intérieure des collèges, de réformer les règlements, de contrôler la manière dont principaux, proviseurs, etc., s'acquittent de leurs fonctions, et de les révoquer au besoin. Les collèges deviennent ses collèges. En 1362, pour ne citer qu'un exemple, l'Université vend d'office la propriété d'un collège (le collège de Constantinople), qui était tombé en décadence. Cette intervention ne se fondait, en réalité, sur aucun droit régulier ; très souvent même, elle allait contre les dispositions prises par les fondateurs qui n'avaient pas voulu que l'Université fût à ce point maîtresse des destinées de leur fondation. Mais elle avait un moyen tout-puissant de se faire obéir. Comme les principaux et leurs subordonnés étaient membres du corps universitaire, elle pouvait en expulser les rebelles. Et cette menace était assez redoutée pour rendre ses empiétements irrésistibles.

Or, déjà, cette intervention de l'Université avait nécessairement pour effet d'empêcher les pensionnats de se développer conformément à leur nature propre. Puisque ces deux sortes d'établissements avaient à ce point des besoins opposés, il eût fallu que, tout en restant en rapports, chacun d'eux pût poursuivre sa carrière d'une manière indépendante. Mais, du moment où l'Université intervenait, et de si près, dans la vie intérieure des collèges, c'était déjà la fusion qui commençait et, à mesure que cette intervention devenait plus importante, la fusion, elle aussi, devenait plus complète avec toutes les contradictions qu'elle implique. Le pensionnat, pour être lui-même, pour pouvoir s'acquitter de sa fonction éducative, a besoin d'être un organisme souple, flexible, comme la famille, afin qu'il puisse varier, se diversifier suivant les circonstances, les moments, les milieux, la nature des élèves, etc. Il a besoin de se faire sa règle à lui-même, afin de pouvoir se plier aux exigences si variées des situations. Au contraire, l'action de l'Université avait avant tout pour objet de soumettre tous les collèges à un règlement uniforme. Témoin, entre autres, un règlement de 1452 qui allait jusqu'à fixer obligatoirement la qualité, le prix des aliments qui seraient fournis aux pensionnaires et la manière dont ils seraient distribués.

Mais ce n'est pas tout. Quand une autorité, quelle qu'elle soit, est animée de cet esprit réglementaire, quand elle tend à tout ramener à une norme unique, elle éprouve une horreur naturelle pour tout ce qui sort de la règle, pour tout ce qui est imprévu, tout ce qui est caprice et fantaisie. Tout ce qui peut déranger l'ordre établi apparaît comme un scandale qu'il faut prévenir. Et, comme les libres combinaisons de la vie ne peuvent pas s'astreindre à un programme arrêté, comme elles sont facilement l'occasion de quelques désordres, on s'efforce de les restreindre en restreignant la liberté. De là une tendance à imposer un type d'existence uniforme qui laisse aussi peu de place que possible aux irrégularités. Or, les élèves, une fois sortis du collège, ne peuvent plus être aussi facilement surveillés et contrôlés qu'à l'intérieur. La vie, au-dehors, ne pouvait pas être aussi contenue, canalisée, astreinte à ne pas s'écarter de la norme. Une fois lâchée, elle ne pouvait pas ne pas se déployer avec liberté. Les sorties étaient donc presque fatalement l'occasion d'excès, qui sans doute paraissent très véniels pour qui tient avant tout à laisser à la vie sa liberté et sa variété, mais qui semblent un scandale à quiconque attache tant de prix à l'uniformité ; on s'efforça donc de les restreindre. On supprima peu à peu tout ce qui était occasion de sortie ; disputes publiques, processions, courses au-dehors. La Faculté des arts défendait même souvent aux principaux de mener les élèves à la promenade. L'aboutissement logique de cette évolution, ce fut le transfert de l'enseignement à l'intérieur des collèges et, par suite, l'internat intégral.

Ainsi, le système de l'internat français vient de cet amour exagéré de l'ordre, de cette passion pour la réglementation uniforme, dont l'Université du XVe siècle s'est trouvée animée à un degré que nous ne retrouvons pas ailleurs. Mais, cet esprit lui-même, d'où l'a-t-elle reçu ? Évidemment, il doit tenir à quelque particularité de notre histoire et, par suite, de notre tempérament national. Or, il n'en est peut-être pas de plus distinctive, il n'en est peut-être pas qui nous appartienne plus complètement en propre que l'extrême précocité et l'extrême intensité de notre centralisation politique. Bien avant tous les pays d'Europe, un pouvoir central très fort s'est constitué chez nous. Dès la fin du XVe siècle, les institutions féodales disparaissent ; la multitude des petites patries féodales vient se perdre dans l'unité de la nation française ; la monarchie commence à concentrer entre ses mains toute l'autorité. Sans doute, le même mouvement se produisit chez les autres peuples d'Europe, mais plus lentement et à un moindre degré. Il n'est pas de société européenne qui, au même moment, ait un sentiment aussi vif de son unité morale et politique, et c'est d'ailleurs ce qui explique comment c'est en France que, deux siècles plus tard, eut lieu la Révolution. Qu'on se rappelle, par ailleurs, que Paris fut dès ce moment la première grande capitale qu'ait connue l'Europe. Or, la centralisation politique suppose nécessairement l'établissement d'une réglementation uniforme dans toute l'étendue du pays centralisé, et tend d'elle-même à produire cette uniformité. En fait, tout l'effort de la monarchie française a été précisément de niveler les diversités morales du pays, de ramener à l'unité la variété des institutions locales, et d'établir un droit unique et une morale unique sur toute l'étendue du territoire et dans toutes les classes de la population. C'est au Moyen Age que la vie a pris l'aspect d'une mosaïque complexe et irrégulière ; avec la monarchie, tout s'unifie, s'ordonne et se simplifie.

D'ailleurs, une aussi grande machine sociale ne peut évidemment fonctionner que si tous les rouages qui la composent se meuvent d'après un plan concerté et une règle définie. Mais, une fois que l'habitude de la règle, que la passion de l'ordre s'est ainsi implantée au centre même de l'organisme social, il est inévitable que, de là, elle se communique à tous les organes, à toutes les formes de l'activité publique, et devienne un des traits du caractère national. Il n'est pas possible que tous les corps de l'État et même jusqu'aux particuliers ne participent de la même mentalité et ne cèdent pas à la même impulsion, à la fois parce qu'ils ont contribué à la faire et qu'ensuite elle revient sur eux, renforcée par l'entraînement collectif. Voilà pourquoi nous passons, et non sans raison, pour un peuple essentiellement organisateur, et organisateur quand même, c'est-à-dire alors même que la réalité ne se prête pas spontanément à une organisation systématique. C'est que la dispersion de la vie, avec les irrégularités, avec les formes capricieuses, sinueuses, imprévues qu'elle affecte quand elle coule en liberté, sans être astreinte à suivre un cours fixé par avance, tout cela déconcerte notre esprit français, et nous cherchons à toute force a ranger gens et choses dans des cadres déterminés et des catégories définies. Et c'est un peu de là encore que vient notre esprit de clarté, notre amour de la distinction ; car le besoin de mettre de l'ordre dans la matière mentale ne diffère pas en nature du besoin de mettre de l'ordre dans la matière sociale.

Voilà enfin, pour en revenir à la question spéciale qui nous occupe, voilà ce qui explique l'attitude de l'Université vis-à-vis de ses collèges. Nous sommes au XVe siècle ; car c'est alors surtout que l'enseignement s'est interné. A ce moment, la monarchie est à la veille d'atteindre à son maximum de pouvoir et d'unité ; un siècle à peine la sépare de son apogée. Il n'est pas extraordinaire, par conséquent, que ce grand corps universitaire, qui est en relations directes et fréquentes avec l'État, qui tient par ses racines à ce qu'il y a de plus intérieur dans la société médiévale, ait été animé de cet esprit d'ordre, d'organisation, de réglementation que respirent toutes les institutions de l'époque. De là sa répugnance à laisser les collèges se développer chacun à sa façon ; de là sa tendance à leur imposer à tous un régime unique, uniforme, à prévenir, corriger les délits, même les moindres écarts par rapport à la règle ; de là, enfin, l'internat intégral, condition de cette uniformité. - Si les Universités des autres pays ont laissé à leurs pensionnats plus d'indépendance, si l'internat a pris chez elles d'autres formes, plus adoucies, c'est qu'elles ne ressentaient pas un égal besoin d'ordre logique et systématique ; et elles ne le ressentaient pas également, parce qu'elles faisaient partie de sociétés qui n'étaient pas parvenues au même degré de centralisation.

Voilà comment l'internat intégral a pris racine chez nous. Sur la foi de souvenirs encore vivants, parce qu'ils sont relativement récents, il nous a plu souvent d'attribuer l'internat au Premier Empire. Sans doute, ce système scolaire reçut alors une consécration nouvelle ; peut-être en fut-il renforcé. Le fait, d'ailleurs, ne fait que confirmer l'explication que nous proposons. Le Premier Empire ne marque-t-il pas l'apogée de notre centralisation politique ? N'est-ce pas le moment où le goût français pour l'ordre, pour les classifications administratives, atteignit son maximum d'intensité ? Mais, en réalité, ce n'est pas à cette époque que le principe de l'internat s'est introduit dans notre organisme social. Nous l'avions dans le sang depuis des siècles. Il était immanent à notre constitution sociale et morale dès le jour où celle-ci est parvenue à l'état adulte, où elle a pris la forme qu'elle a gardée pendant la majeure partie de notre histoire. Et voilà aussi pourquoi nous avons tant de mal à le déraciner. Sous l'empire de l'état d'esprit que j'ai essayé de décrire et d'expliquer, l'internat a fini par devenir à nos yeux le cadre normal de tout enseignement. Songeons que hier encore les grandes écoles spéciales, qui, pendant si longtemps en France, ont tenu lieu d'enseignement supérieur, qui ont remplacé l'Université disparue, étaient toutes ou a peu près des écoles d'internes, et que beaucoup ont encore conservé ce caractère.

D'ailleurs, en montrant à quel point le régime de l'internat est solidaire de notre organisation sociale, je n'entends nullement le déclarer nécessaire ni le justifier. Il est, au contraire, certain qu'il tient à un état qui est en partie morbide. Il y a, en effet, tout lieu de penser qu'il y a quelque chose d'excessif dans la manière dont s'est faite notre centralisation, notre unification morale et politique. L'État aurait pu se constituer fortement sans être à ce point niveleur, sans détruire toute la diversité des corps secondaires de la nation, sans devenir la seule grande forme de la société ; nous aurions pu devenir un peuple moral et politique, enfin, sans aller jusqu'à enfermer la vie dans des cadres aussi impersonnels. Tout ce que j'ai voulu montrer, c'est que l'internat n'est qu'un symptôme tout particulier d'une sorte d'état ou de disposition constitutionnelle. Pour le transformer, il ne suffit pas de la volonté, même énergique, d'un législateur. C'est notre humeur naturelle qu'il faut modifier. Il faut nous faire reprendre goût à la vie libre, variée, avec les accidents et les irrégularités qu'elle implique. Si le problème n'est pas insoluble, il est de longue haleine. Mais c'est déjà faire un progrès que d'en prendre conscience. Rien de plus vain que d'essayer de le résoudre en en masquant les difficultés. Les réformes partielles qu'on propose en de telles conditions ne peuvent être que des trompe-l'œil, avec lesquels on s'illusionne pendant un jour, mais qui ne peuvent que renforcer, invétérer le défaut fondamental auquel on essaye de remédier. Car l'échec qui suit des tentatives mal conduites ne peut que décourager et faire considérer la maladie comme incurable.